Skip to main content

Full text of "L'indépendance économique du Canada français"

See other formats


:y. 


ERROL  BOUCHETTE 


L'INDEPENDANCE  ECONOMIQUE 

DU  CANADA  FRANÇAIS 


"  Toutes  les  aspirations  sociales  sont  stériles 
sans  le  solide  fondement  économique  des 
grandes  industries  puissantes  et  marchant 
dans  la  voie  du  progrès  technique." 

RCH  ULZE  -G  A  VERN ITZ. 


ARTHABASKA. 

La  Cie  d'Imprimerie  d'Arthabaska ville,  Imprimeur 
1906 


//s 


^WÏ&À^Y 


JAN    9  1968 


L'INDEPENDANCE  ECONOMIQUE 


DU  CANADA  FRANÇAIS 


Les  articles  ici  réunis  en  volume,  ont  paru  dans 
la  Revue  Canadienne  au  cours  de  l'année  1905. 

Bien  que  la  situation  économique  dans  la  province 
de  Québec  se  soit  quelque  peu  modifiée  depuis  leur 
première  publication,  ils  restent  néanmoins  très  ac- 
tuels. L'auteur  les  offre  au  public  sans  beaucoup  de 
changement,  et  avec  l'espoir  que  malgré  leur  imper- 
fection, ils  pourront  contribuer  à  répandre  parmi  les 
nôtres  le  souci  de  ces  questions  économiques  et  sociales 
qui  contiennent  tout  l'avenir. 

Ottawa,  juin  1906. 


LE  CANADA  PARMI  LES   PEUPLES 
AMÉRICAINS 


Situation  du  Canada  dans  l'empire. — Caractère 
des  institutions  britanniques  modernes. — re- 
LATIONS du  Canada  avec  les  Etats-Unis. — 
Avenir  des  deux  races  canadiennes. 


LA  confédération  canadienne  forme  une  partie  du 
plus  vaste  empire  de  la  terre.  Ce  n'est  aujour- 
d'hui ni  une  colonie,  ni  une  dépendance  de  la  métro- 
pole, mais  une  associée,  jouissant  tant  en  droit  qu'en 
fait  d'une  autonomie  parfaite.  Cette  autonomie  a 
pour  base  l'idée  fondamentale  de  l'empire  britannique 
moderne — un  groupement  de  nations  distinctes,  cha- 
cune travaillant  séparément,  mais  sous  un  même  mo- 
narque et  dans  un  accord  parfait,  au  grand  œuvre  de 
la  civilisation. 

Impossible  de  rien  concevoir  de  plus  grand  qu'une 
telle  idée  ainsi  heureusement  et  pleinement  réalisée. 
Jamais  auparavant  le  monde  n'avait  été  témoin  d'un 


l'indépendance  économique 


pareil  spectacle.  Est-il  surprenant  que  de  jeunes  na- 
tions s'épanouissant  grâce  à  un  système  qui  marque 
un  progrès  si  grand  dans  l'histoire  sociale  de  l'huma- 
nité, en  conçoivent  un  légitime  orgueil  !  Le  Canada 
surtout,  qui  eu  a  scellé  de  son  sang  le  principe,  ne  re- 
culera devant  aucun  sacrifice  pour  en  assurer  la  per- 
manence. Aussi  les  Canadiens  vénèrent-ils  la  mé- 
moire de  la  grande  souveraine  dont  l'influence  a  rendu 
cette  œuvre  possible.  Ces  mots  gravés  au  pied  de  son 
monument  jubilaire  élevé  au  sein  de  leur  capitale  : 
Hoc  monumentum  erexerunt  liberi  et  grati  Cana- 
denses,  marquent  une  étape  de  leur  histoire  tout  aussi 
éloquemment  que  l'inscription  qui  se  lit  sur  le  socle  de 
celui  de  Montcalm  et  de  Wolfe  à  Québec. 

A  l'auguste  successeur  de  cette  grande  reine,  les 
Canadiens  ont  voué  un  attachement  personnel  d'au- 
tant plus  sincère  et  plus  profond  qu'ils  savent  que  ce 
prince  maintient  de  toutes  ses  forces  les  institutions 
politiques  qu'ils  se  sont  choisies  et  par  lesquelles  ils 
se  gouvernent. 

Lorsqu'on  examine  de  près  nos  institutions  impé- 
riales, il  est  impossible  de  ne  pas  être  frappé  de  la 
puissance  qui  résulte  de  leur  adaptabilité  à  toutes  les 
conditions  des  sociétés  qu'elles  régissent.  Il  est  évi- 
dent qu'au  sein  de  l'empire,  tout  comme  en  dehors, 
l'évolution  des  peuples  se  poursuit  et  se  poursuivra 
inexorablement.      Les  natious  autonomes  qui  le  com- 


DU    CANADA    FRANÇAIS 


posent  se  développeront  et  leurs  besoins  grandiront 
avec  elles.  Les  nécessités  économiques  travailleront 
toujours  dans  un  champ  d'action  de  plus  en  plus  éten- 
du pour  chacune  des  unités  ;  et  grâce  au  principe  de 
l'autonomie,  cette  évolution  s'accomplira  presque  in- 
sensiblement. 

Il  en  a  été  ainsi  depuis  l'institution  du  gouverne- 
ment responsable  ;  il  en  sera  toujours  ainsi,  d'après 
des  lois  sociales  très  clairement  établies.  Mais  jusqu'à 
présent  les  événements  ont  prouvé  que  cette  évolu- 
tion, loin  d'affaiblir  le  lien,  le  fortifie  au  contraire. 
Que  se  passe-t-il,  en  effet,  dans  les  empires  anciens  ou 
même  modernes  dont  nous  connaissons  quelque  peu 
l'histoire  ?  Il  vient  un  temps  où  le  lien  colonial  se 
rompt,  s'il  n'est  pas  suffisamment  élastique,  et  alors 
la  colonie  affirme  sa  virilité  ;  elle  quitte,  pour  ainsi 
dire,  la  maison  paternelle,  comme  le  ferait  un  fils 
adulte  que  les  parents  refuseraient  de  libérer  des  en- 
traves de  l'enfance.  Si  jusqu'ici  l'histoire  offre  le 
spectacle  invariable  de  colonies  se  détachant  de  la 
métropole  dès  qu'elles  ont  atteint  un  certain  degré  de 
développement,  ce  n'est  point  à  cause  de  l'antipathie 
naturelle  que  celle-ci  lui  inspire  ;  c'est  par  suite  des 
nécessités  sociales  et  économiques  de  la  colonie  que  la 
métropole  n'a  pas  su  comprendre.  Les  antipathies  et 
les  haines  ne  viennent  que  plus  tard.  Elles  sont  la 
conséquence  des  résistances  qu'on  oppose  à  des  aspi- 


10  l'indépendance  économique 


rations  naturelles  et  à  des  nécessités  incontrôlables. 
(1).  Grâce  à  l'élasticité  du  système  impérial  moderne, 
les  nations  qui  composent  l'empire  britannique  peu- 
vent espérer  d'évoluer  sans  heurt.  Chaque  nouveau 
problème  politique,  économique  ou  social  se  discute 
librement.  La  solution  peut  quelquefois  se  faire  at- 
tendre, mais  on  finit  toujours  par  la  trouver,  car  de 
part  et  d'autre  on  la  cherche  de  bonne  foi.  Aussi 
constatons-nous  que  toutes  les  nations  formant  l'em- 
pire tiennent  de  plus  en  plus  à  cette  association  d'i- 
dées, de  principes  et  d'intérêts,  et  qu'elles  se  soumet- 
tent de  bon  gré  aux  devoirs  qu'elle  entraîne. 

Ce  lien  moral  serait  à  lui  seul  assez  fort  pour  se 
maintenir  sans  le  secours  de  considérations  exté- 
rieures, car,  nous  le  répétons,  il  marque  un  pas  réel 
dans  le  progrès  social  de  l'humanité.  Mais  il  est  vrai 
aussi  que  de  telles  considérations  existent  pour  la 
plupart  des  nations  autonomes  de  l'empire.  Sans 
l'unité  impériale,  l'Australie  aurait  peine  à  se  défen- 
dre contre  l'agression  étrangère.  Les  Canadiens, 
d'autre  part,  vivent  sous  le  coup  d'une  alternative  qui 
ne  leur  plaît  guère.  L'annexion  du  Canada  par  les 
Etats-Unis,  cette  république  qui  se  dit  américaine  par 


(1)  L'histoire  de  la  Révolution  Américaine  prouve  abondam- 
ment ce  fait.  Voir  surtout  le  fameux  discours  de  Patrick  Henry 
prononcé  au  premier  Congrès. 


DU    CANADA    FRANÇAIS  11 

excellence  et  qui  prétend  bientôt  prendre  officielle- 
ment ce  titre,  n'est  pas  précisément  probable,  mais 
elle  est  possible.  Personne  au  Canada  ne  la  croit 
désirable.  Au  contraire,  on  la  redoute.  Les  annexion- 
nistes nous  disent  bien  que  les  deux  peuples  réunis 
formeraient  l'organisation  politique  la  plus  puissante 
de  la  terre.  Mais  cet  argument,  d'ailleurs  contestable, 
est  le  seul  dont  ils  puissent  étayer  leur  projet.  Encore 
faudrait-il  pour  que  la  chose  se  réalisât,  compter  sur 
l'aveuglement  de  l'Europe  tout  entière.  Cette  possi- 
bilité constitue  en  effet  pour  les  grandes  puissances 
un  péril  bien  autrement  réel  et  présent  que  le  péril 
jaune,  qui,  pourtant,  n'est  pas  un  simple  épouvantail. 
Comment  croire  que  ces  puissances,  dont  la  pré- 
pondérance mondiale  tient  en  une  si  grande  mesure  à 
leur  expansion  commerciale  et  industrielle,  qui,  sans 
cela,  ne  pourraient  même  pas,  pour  la  plupart,  fournir 
du  pain  à  leurs  citoyens,  consentiraient  à  se  laisser 
réduire  à  l'impuissance  et  à  la  famine  ?  Comment 
supposer  que  l'Angleterre,  la  France,  l'Allemagne  et 
l'Italie,  malgré  leurs  divisions,  fussent  politiquement 
assez  imbéciles,  le  mot  n'est  pas  outré,  pour  permettre 
l'union  de  toute  l'Amérique  sous  un  même  gouverne- 
ment ?  Un  pareil  Etat  deviendrait  en  effet  le  maître 
du  monde  :  il  dominerait  sur  les  deux  océans,  ruine- 
rait bientôt  la  vie  industrielle  des  autres  peuples,  ta- 
rirait la  source  de  leur  richesse  et  de  leur  puissance. 


12  l'indépendance   économique 

"  Les  Etats-Unis  sont  déjà  aujourd'hui,  au  point  de 
vue  agricole,  la  contrée  qui  produit  la  plus  grande 
somme  de  denrées  alimentaires  et  de  matières  pre- 
mières ;  au  point  de  vue  minier,  la  plus  riche  en  com- 
bustible et  en  métaux  précieux  et  usuels  ;  au  point  de 
vue  industriel,  la  manufacture  la  plus  vaste  et  la 
mieux  outillée  ;  au  point  de  vue  commercial,  le  foyer 
d'activité  incessant  et  mobile  d'une  des  nations  les 
plus  entreprenantes.  "  C'est  ainsi  que  s'exprime  M 
E.  Levasseur.  Et  M.  Carnegie  nous  parle  dans  ses 
discours  d'uu  futur  assez  rapproché  ou  sa  population 
dépassera  200,000,000  d'âmes.  Que  serait-ce  donc  si 
on  lui  permettait  de  doubler  son  territoire  et  ses  res- 
sources en  annexant  le  Canada  ? 

L'intérêt  et  le  devoir  manifeste  de  l'Europe  est  de 
favoriser  le  développement  en  Amérique  d'une  puis- 
sance qui  deviendra  le  contrepoids  des  Etats-Unis.  Le 
moment  arrive  et  rapidement  où  il  faudra  s'occuper 
de  fonder  l'équilibre  américain.  Ce  fut  là  un  des  ar- 
guments les  plus  remarquables  que  firent  valoir  à 
l'appui  de  leur  œuvre  les  pères  de  la  confédération 
canadienne  ;  la  justesse  de  leur  raisonnement  est  plus 
apparente  aujourd'hui  qu'en  1867,  elle  le  deviendra 
chaque  jour  davantage. 

Ce  contrepoids  dont  le  monde  a  besoin  en  Améri- 
que, ne  saurait  se  constituer  au  Mexique,  trop  faible, 
ni  dans  l'Amérique  méridionale  trop  divisée.    L'Ame- 


DU   CANADA    FEANÇAT8  13 


rique  espagnole  et  l'Amérique  portugaise  sont  sans 
doute  appelées  à  jouer  plus  tard  un  rôle  important 
dans  l'équilibre  américain,  mais  si  l'on  en  excepte 
l'Argentine  et  le  Chili,  qui  sont  bien  loin  du  foyer  1  • 
notre  vie  continentale,  la  condition  politique  et  éco- 
nomique de  ces  pays,  ne  nous  permet  guère  d'espérer 
qu'ils  entreront  en  lice  avant  longtemps.  Le  Canada 
seul,  si  rien  ne  vient  arrêter  son  essor,  semble  devoir 
fournir  les  éléments  d'une  grande  puissance  continen- 
tale. Ayant  devant  nos  yeux  la  perspective  d'une 
pareille  destinée,  il  n'est  pas  étonnant  que  la  seule 
idée  de  la  voir  s'évanouir  inspire  aux  Canadiens  une 
véritable  crainte. 

Ce  sentiment  n'exclut  pas  l'admiration  que  nous 
éprouvons  pour  la  grande  république  limitrophe  où 
bouillonne  un  peuple  cosmopolite.  Sa  qualité  saillante 
est  l'énergie,  et  on  l'accuse  de  trop  d'âpreté  dans  la 
poursuite  de  la  richesse  matérielle.  Mais  il  est  aussi 
faux  de  dire  que  l'Américain  adore  uniquement  le 
dollar  que  de  prétendre  que  les  Anglais  sont  une  na- 
tion de  boutiquiers.  Le  peuple  qui  adonné  naissance 
à  l'auteur  d'Evangeline,  qui  possède  déjà  une  littéra- 
ture plus  brillante  et  plus  variée  que  la  nôtre,  de 
grands  hommes  d'Etat,  des  savants,  des  penseurs,  une 
population  universitaire  de  plus  de  50,000  étudiants, 
ne  manque  pas  de  vie  intellectuelle.  Un  peuple  où 
des  foules  immenses  entourent  les  grands  orateurs    et 


14  l'indépendance  économique 


où  la  presse  a  pris  un  développement  jusqu'ici  incon- 
nu, n'est  pas  dépourvu  d'esprit  public.  C'est  un  grand 
et  noble  peuple  que  celui  des  Etats-Unis,  un  peuple 
éminemment  civilisateur  et  chez  lequel  la  question 
sociale  a  déjà  sur  plusieurs  points  trouvé  de  très  in- 
téressantes solutions.  Nous  devons  admirer  ses  ver- 
tus et  rechercher  son  amitié.  Mais  jamais  nous  ne 
pourrons  nous  fondre  en  lui  parce  que  nous  sommes 
différents,  que  notre  âme  n'est  pas  son  âme,  et  que  la 
Providence  nous  réserve  évidemment  une  mission  au- 
tre et  non  moins  noble  que  la  sienne. 

Sans  parler  des  mœurs  publiques  et  privées  qui 
ne  sont  pas  les  mêmes,  ni  du  système  de  gouverne- 
ment qui  semble  bien  supérieur  dans  notre  pays  ; 
sans  invoquer  les  différences  d'origine  très  réelles,  ni 
évoquer  les  luttes  d'autrefois  ou  les  Canadiens  eurent 
maintes  fois  à  combattre  ce  formidable  ennemi,  nous 
découvrons  dans  la  formation  américaine  des  deux 
peuples,  et  dans  les  conditions  géographiques  et  éco- 
nomiques où  ils  se  trouvent  respectivement  placés, 
des  raisons  suffisantes  pour  étayer  cette  opinion. 

Peut-on  concevoir  une  différence  plus  absolue  que 
celle  qui  existe  entre  le  développement  des  Etats-Unjs 
et  le  nôtre  ?  Nés  d'hier,  les  Etats-Unis  sont  déjà  une 
des  organisations  politiques  les  plus  puissantes  du 
monde.  A  peine  le  drapeau  étoile  fut-il  arboré  sur 
son  sol,  qu'on  vit  y  accourir,  comme  autrefois  à  Rome, 


DU    CANADA    FRANÇAIS  15 

les  déshérités  du  monde  entier.  Ils  se  jetèrent  d'abord 
sur  cette  riche  terre  comme  sur  une  proie,  et  c'est  ce 
qui  a  donné  cours  au  dicton  que  ce  drapeau  arboré  au 
début  grâce  à  l'assistance  du  peuple  le  plus  intellec- 
tuel de  l'Europe,  abrite  sous  ses  plis  la  population  la 
plus  matérialiste  de  l'Amérique.  L'antithèse  n'est  pas 
vraie.  Les  descendants  des  émigrants  d'Europe  se 
sont  ennoblis  par  l'amour  de  la  patrie.  Ce  sentiment 
est  peut-être  encore  plus  vif  là-bas  qu'ici,  par  suite  de 
causes  que  la  science  sociale  peut  facilement  déter- 
miner. 

Nous  sommes  aujourd'hui,  au  Canada,  quant  au 
chiffre  de  la  population,  ce  que  seraient  les  Etats- 
Unis  s'ils  n'avaient  pas  reçu  cet  immense  appoint 
étranger.  Nous  avons  criï  lentement  par  la  multipli- 
cation normale  de  nos  éléments  primitifs.  Nous  de- 
vons tout  d'abord  connaître  à  fond  ces  éléments  et 
nous  rendre  bien  compte  de  l'évolution  des  races  sur 
la  terre  canadienne,  si  nous  désirons  nous  faire  une 
idée  juste  de  l'état  de  notre  pays  et  déterminer  la  di- 
rection qu'il  convient  d'imprimer  à  notre  effort  social 
et  national. 

La  nature  applique  ses  immuables  lois  de  façon  à 
créer  sur  la  terre  une  incessante  variété.  Nos  sociétés 
humaines  n'échappent  pas  à  la  règle  commune.  Les 
peuples  se  succèdent  issus  les  uns  des  autres,  mais 
chaque  essaim  qui  se  détache  de  la  ruche  mère  de- 


16  l'indépendance  économique 


vient  un  peuple  nouveau.  Tout  être  vivant  finit  par 
s'adapter  au  milieu  ou  le  créateur  l'a  placé.  Les  peu- 
ples  se  diversifient  suivant  les  conditions  matérielles 
et  morales  dans  lesquelles  ils  vivent.  L'Espagnol  'et 
l'Anglais,  entourés  de  toutes  parts  par  l'océan  en  de- 
viennent  tour  à  tour  les  dominateurs.  Le  Français 
posé  (.-u  vedette  aux  extrémités  du  continent  d'Eu- 
rope, ayant  à  résiste!-  aux  envahissements  de  plu- 
sieurs peuples,  l'esprit  constamment  en  éveil,  devient 
le  plus  vif  et  le  plus  civilisé  des  Européens.  L'Alle- 
mand, moins  inquiet,  est  plus  calme,  moins  positif,  sa 
civilisation  moins  intense  est  plus  concentrée.  Le  Po- 
lonais est  triste  et  tourmenté  comme  son  pays,  le  slave, 
sauvage  au  fond  comme  ses  grandes  steppes,  se  ré- 
veille et  rêve  de  vastes  conquêtes. 

Ces  nations,  comme  les  plantes,  ont  jeté  au  loin 
leur  semence,  mais  suivant  l'endroit  ou  elle  est  tom- 
bée, le  fruit  s'est  modifié.  Ainsi,  il  n'est  pas  exact 
de  dire  qu'on  retrouve  l'Espagne  au  Mexique,  une  An- 
gleterre rajeunie  aux  Etats-Unis,  une  France  nou- 
velle sur  les  bords  du  Saint-Laurent.  Que  ces  peuples 
parlent  l'espagnol,  l'anglais,  le  français,  qu'ils  conser- 
vant beaucoup  de  choses  de  la  mère  patrie,  cela  ne  les 
empêche  pas  d'être  des  peuples  différents.  Le  Mexi- 
cain se  modifi,  à  son  détriment,  par  un  certain  mélange 
de  sang  indien,  l'Américain,  issu  de  toutes  les  races 
de  la  terre  et  des    individus    les  plus    aventureux  de 


DU    CANADA    FRANÇAIS  17 


ces  races,  est  remuant  et  insatiable  comme  ses  ancê- 
tres directs. 

Si  comme  le  croyait  si  fermement  Beaconsfield,  la 
pureté  d'une  race  est  le  facteur  le  plus  important  dans 
sa  puissance  d'expansion  et  de  sa  force  intellectuelle, 
le  Canada  nous  semblera,  en  meilleure  posture  que  ses 
voisins.  Notre  pays  nous  offre  jusqu'à  présent  le 
spectacle  de  deux  races  grandissant  lentement  côté  à 
côté,  et  sans  infusion  très  notable  de  sang  étranger  ; 
et  cela  est  particulièrement  vrai  pour  les  Canadiens 
d'origine  française.  Ces  deux  races  représentent  les 
deux  grandes  civilisations  mères  du  monde  moderne, 
dont  lune  incarne  la  pensée  et  l'autre  l'action.  Non 
pas  que  l'une  reste  inactive  ni  que  l'autre  ne  pense 
guère  ;  nous  ne  parlons,  bien  entendu,  que  du  carac- 
tère dominant  de  chacune.  Assurément,  le  contraste 
entre  le  mode  de  notre  développement  et  de  celui  des 
Etats-Unis  est  bien  frappant.  Est-il  possible  que  dans 
des  conditions  si  dissemblables,  le  caractère  des  deux 
peuples  ne  soit  pas  très  différent  ? 

N'est-il  pas  évident  pour  quiconque  a  suivi  dans 
l'histoire  le  développement  des  nationalités  et  des 
races,  que  le  peuple  de  croissance  lente,  dont  les  tra- 
ditions sont  nécessairement  plus  stables  et  plus  pro- 
fondes, dont  le  caractère  se  forme  graduellement,  dans 
un  climat  où  se  retrempent  constamment  par  l'effort 
les  énergies  humaines,  n'cst-il  pas  évident  disons-nous. 


18       l'indépendance  économique 

qu'un  tel  peuple,  pourvu  qu'il  lui  soit  permis  de  sui- 
vre son  évolution  natui'elle,  deviendra  avec  le  temps, 
et  plus  tôt  qu'on  ne  pourrait  le  croire,  un  instrument 
de  civilisation  destiné  à  faire  faire  à  l'humanité  un 
pas  en  avant  ?  Telle  est  du  moins  notre  pensée,  que  si 
les  Etats-Unis  sont  l'empire  romain,  le  Canada  est  la 
Gaule  que  Rome  peut  conquérir,  mais  qu'elle  ne  pour- 
ra jamais  complètement  romaniser  ;  elle  se  relèvera 
toujours  elle-même,  quand  la  tempête  sera  apaisée. 

La  conquête  ne  pourrait  que  retarder  notre  évo- 
lution et  c'est  pour  cela  que  notre  instinct  national 
nous  porte  à  la  craindre.  C'est  du  reste  la  liberté 
nationale  seule  qui  nous  préoccupe  réellement, 
car  la  liberté  individuelle  est  partout  aujourd'hui  as- 
surée sur  le  continent  d'Amérique.  Pour  éviter  ce 
malheur,  nous  ne  devons  pas  négliger  les  appoint.0 
extérieurs,  mais  nous  ne  les  obtiendrons  que  si  nous 
savons'  nous  a  ider  nous-mêmes  en  développant  au 
blus  haut  point  les  facultés  intellectuelles  des  Cana- 
diens et  les  ressources  matérielles  du  Canada.  En  un 
mot,  il  nous  faut  avant  tout  être  patriotes. 

Nous  verrons  plus  tard  ce  qu'il  faut  entendre,  se- 
lon nous,  par  ces  mots  :  patrie,  patriotisme.  Consta- 
tons seulement  ici  que  l'esprit  patriotique,  dans  son 
sois  large,  n'est  pas  encore  suffisamment  répandu  par- 
mi nous.  Cela  tient  sans  doute  en  partie,  à  ce  que 
notre  population  se  compose    de    deux    races  parlant 


DU    CANADA    FRANÇAIS  19 


des  langues  différentes.  Cette  circonstance  peut  de- 
venir une  source  de  force  ou  une  cause  de  faible* 
suivant  que  ces  deux  races  vivront  ensemble  en  bonne 
ou  en  mauvaise  intelligence.  L'harmonie  qui  doit 
régner  entre  elles  n'est  pas,  comme  on  le  croit  .sou- 
vent, entièrement  une  affaire  de  sentiment.  On  ne 
l'obtiendra  jamais  en  méconnaissant  les  aspirations 
légitimes  et  en  étouffant  la  vitalité  d'une  Jpartie  de  la 
population.  Cette  harmonie  ne  dépend  pas  non  plus 
uniquement  ni  principalement  du  bon  sens  des  indi- 
vidus qui  composent  ces  races.  La  bonne  volonté  de 
part  et  d'autre  peut  contribuer  puissamment  au  ré- 
sultat désiré,  mais  le  principal,  le  vrai  facteur,  c'est  la 
condition  économique  de  chacune. 

La  gêne  engendre  la  discorde,  la  jalousie  et  les 
querelles  dans  les  sociétés  politiques  comme  dans  les 
ménages  ;  et  nous  n'entendrions  pas  si  souvent  parler 
de  guerres  et  de  désordres  dans  l'Amérique  méridio- 
nale si  les  peuples  de  ces  contrées  vivaient  dans  de 
bonnes  conditions  économiques. 

Un  jour  viendra  dans  la  suite  des  temps,  où  les 
deux  races  qui  composent  la  population  canadienne,  et 
qui,  ainsi  que  nous  le  constaterons,  ont  déjà  tant  en 
commun  malgré  la  différence  d'origine,  finiront  par  se 
fusionner.  Toutes  les  deux  laisseront  but  leur  pays 
une  empreinte  indélébile.  Chacune  imposera  à  l'au- 
tre quelque  chose  de  son  caractère,  de  ses  institutions 


20       l'indépendance  économique 

de  ses  mœurs,  de  sa  langue.  Mais  si  l'une  l'emporte 
sur  l'autre,  ce  ne  sera  pas  nécessairement  la  plus  nom- 
breuse. Non,  ce  sera  celle  dont  les  racines  sont  les 
plus  profondes,  dont  l'idéal  est  le  plus  pur  et  le  plus 
noble,  la  moralité  la  plus  élevée,  la  langue  la  plus 
parfaite,  la  littérature  la  plus  riche  et  la  plus  forte. 
C'est  à  la  race  dont  la  fortune  publique  sera  la  plus 
solidement  assise  sur  de  bonnes  bases  économiques,  à 
celle  où  l'on  trouvera  chez  les  gouvernants  l'intégrité, 
chez  les  classes  dirigeantes  une  science  éclairée,  chez 
les  masses  populaires  une  éducation  saine  et  chez  tous 
les  individus  une  inébranlable  énergie,  qu'est  réservée 
cette  consécration  suprême,  la  gloire  de  collaborer 
nommément  aux  grandes  conceptions  humanitaires  de 
l'avenir.  Car,  dit  de  Lanessan,  "  le  résultat  de  toutes 
ces  luttes  est,  en  principe,  la  résistance  des  plus  forts 
et  des  plus  intelligents,  en  un  mot,  des  mieux  armés 
et  des  mieux  dotés.  "  Il  en  sera  ainsi.  Nous  ne  pour- 
rons jamais  faire  qu'il  en  soit  autrement  et  nous  ne 
devons  même  pas  le  souhaiter.  En  effet,  l'histoire 
nous  enseigne  que  l'émulation  de  deux  races  amies 
réunies  sur  un  même  territoire — chose  qui  se  présente 
assez  rarement,  il  est  vrai — est  une  des  plus  puis- 
santes conditions  du  progrès  qui  puisse  exister. 

Ce  qui  contribuera  considérablement  à  rapprocher 
les  deux  races  qui  habitent  le  Canada,  c'est  le  senti- 
ment de  leur  solidarité    en  face  de  notre  grande  voi- 


DU    CANADA    FRANÇAIS  21 

sine.  Nous  commençons  à  compreD  Ir  ■  combien  il  est 
nécessaire  de  nous  entendre  pour  développer  nos  res- 
sources, toutes  nos  ressources  naturelles  et  nationales. 

Au  vingtième  siècle  en  effet,  nous  ne  verrons  plus 
sur  la  terre  de  champs  sans  maître.  Celui  qui  n'ex- 
ploitera pas  son  patrimoine  s'en  trouvera  bientôt  dé- 
possédé. Celui  qui  cheminera  lentement  par  les  sen- 
tiers battus  sera  bientôt  dépassé.  L'esprit  envahisseur 
moderne,  cette  manifestation  sociale  qu'on  voudrait 
confondre  avec  le  patriotisme,  est  né  de  l'industrialis- 
me débordant  qui  s'est  emparé  des  vieilles  civilisa- 
tions. Or,  comme  il  faut  combattre  avec  les  armes 
de  son  siècle,  c'est  aussi  par  l'expansion  industrielle, 
tant  manufacturière  qu'agricole,  que  les  peuples  si- 
tués comme  nous  le  sommes,  qui  possèdent  de  vastes 
territoires  qu'ils  peuvent  difficilement  défendre  par 
les  armes,  échapperont  peut-être  à  la  conquête. 

Il  reste  donc  acquis  que  si  nous  voulons  accomplir 
nos  destinées,  il  nous  faut  chercher,  pour  les  appli- 
quer à  notre  pays,  les  meilleures  solutions  industriel- 
les et  sociales.  Pour  cela  il  est  tout  d'abord  essentiel 
de  savoir  ou  en  est  aujourd'hui  la  question  sociale. 
C'est  ce  que  nous  examinerons  brièvement  dans  la 
prochaine  étude. 


II 


UN  .MOT  SUR  LA  QUESTION  SOCIALE 


Importance  de  la  question  sociale.  —  Il  est  du 
devoir  de  tous  les  citoyens  de  s'en  occu- 
per.— le  socialisme  théorique  et  la  véritable 

SCIENCE  SOCIALE. — La  CONSTITUTION  CANADIENNE 
EST  DE  NATURE  À  FACILITER  LES  SOTUTIONS 
SOCIALES. — RÔLE  DES  gouvernements  provin- 
ciaux. 


DANS  la  précédente  étude  nous  avons  parlé  de  la 
nécessité  de  rechercher  les  meilleures  solutions 
de  la  question  sooiale  moderne,  pour  les  appliquer  à 
notre  pays.  C'est  dire  que  nos  études  se  borneront 
pour  le  moment  à  une  partie  bien  restreinte  des 
questions  importantes  qui  agitent  de  nos  jours  le 
monde  civilisé.  Dans  les  limites  circonscrites  de 
notre  société  encore  en  formation,  il  est  permis 
d'espéré  que  nul  obstacle  insurmontable  ne  s'opposera 
à  une  solution  avantageuse.  Cependant  nous  ne 
devons  pas  nous  flatter  de    la    trouver    du    premier 


DU    CANADA    FRANÇAIS  23 

coup.  Elle  se  fera  peut-être  longtemps  attendre. 
C'est  pour  cola  qu'il  est  argent  que  nous  nous 
familiarisions  avec  les  difficultés  qu'elle  présente  et 
que  nous  prenions  les  devants  en  tout  ce  qui  intéresse 
notre  avenir. 

Pour  avoir  une  idée  de  la  grandeur  et  de  la 
multiplicité  de  ces  difficultés,  il  suffit  de  jeter  un  coup 
d'œil  sur  ce  qui  se  passe  ailleurs.  Nous  voyons  des 
sociologues  et  des  économistes  qui  ne  s'entendent  pas 
sur  les  principes,  encore  moins  sur  les  solutions,  ne 
s'accordant  que  sur  un  point  :  c'est  que  la  civilisation 
occidentale,  c'est-à-dire  celle  des  races  d'origine  euro- 
péenne, entre  dans  une  phase  nouvelle  et  inconnue 
L'œuvre  sociale  inaugurée  au  dix-huitième  siècle  est 
à  peu  près  terminée.  Dans  les  pays  d'Europe  et 
d'Amérique  l'esclavage  et  le  servage  n'existent  plus. 
Il  n'y  a  plus  guère  de  classes  privilégiées  devant  la 
loi.  Presque  partout,  même  eu  Russie,  le  despotisme 
a  fléchi  devant  le  système  représentatif,  au  moyen 
duquel  le  peuple  dicte  ou  croit  dicter  ses  lois  ;  ce  qui, 
souvent,  n'empêche  pas  la  populace  d'avoir  faim.  Les 
classes  moyennes  émancipées  ressentent  déjà  la 
poussée  des  masses  prolétaires.  Celles-ci  sont  encore 
souffrantes,  mais  non  plus  impuissantes  ;  elles  ont 
l'arme  du  suffrage,  la  clarté  oncore  faible  et  vacillant.' 
d'une  instruction  imparfaite  et  qu'une  saine  éducation 
ne  vient  pas  encore  diriger.     Le  peuple  organisé 


24  l'indépendance  économique 

dresse  partout  en  face  du  capital  qui  s'organise  à  son 
tour,  et  du  choc  redoutable  de  ces  deux  forces 
opposées  il  résulte  tout  d'abord,  parmi  les  nations  les 
plus  nombreuses,  une  expansion  industrielle  qui 
submerge  tous  les  antiques  points  de  répère  de  la 
société  et  prépare  l'univers  à  la  révolution  nouvelle. 
L'effort  intense  de  la  lutte  sociale,  se  manifestant 
sensiblement  dans  le  merveilleux  développement  des 
sciences  pratiques,  nous  fait  voir  en  même  temps 
combien  cet  effort  est  utile  et  nécessaire  aux  civilisa- 
tions humaines.  Enfin,  les  fortunes  individuelles 
s'accumulent  toujours  plus  grandes,  et  l'état  de 
dépendance  des  travailleurs,  état  qui  conduit  fatale- 
ment à  la  misère  publique,  devient  de  plus  en  plus 
insupportable  à  mesure  que  les  masses  plus  policées, 
comprennent  mieux  leur  force  et  sentent  croître 
leurs  besoins.  Et  c'est  sur  le  continent  américain  et 
tout  près  de  nous  que  tout  cela  se  fait  le  plus 
vivement  sentir. 

Nous  voyons  des  publications  relativement  con- 
servatrices, comme  la  North  America  in  Revient),  pro- 
clamer que  les  grandes  fortunes  sont  une  calamité  pu- 
blique et  que  personne  aux  Etats-Unis  ne  devrait 
jouir  d'un  revenu  plus  considérable  que  le  traitement 
du  président  de  la  République. 

Voici  l'argument  dont  on  appuie  cette  thèse  :  Les 
lois  sur  la  propriété  ne  reposent  que    sur  l'avantage 


DU    CANADA   FRANÇAIS  25 


général,  car  en  fin  de  compte,  un  pays  appartient  à 
tous  ses  habitants  et  non  pas  à  quelques-uns  seule- 
ment. Or,  dans  un  pays  libre,  ce  sont  les  votants  qui 
décident  de  la  distribution  de  la  propriété.  Comme 
l'a  dit  Daniel  Webster,  il  n'est  pas  possible  que  le 
prolétaire  soit  favorable  à  une  loi  qui  met  entre  les 
mains  de  son  voisin  des  valeurs  qui  dépassent  énor- 
mément les  besoins  de  celui-ci. 

Telle  est,  en  quelques  mots,  la  situation  économi- 
que moderne  et  l'état  d'âme  du  prolétariat  dans  pres- 
que tous  les  paj^s,  sans  en  excepter  le  nôtre.  Et  qui 
oserait  dire  qu'au  fond  des  aspirations  ainsi  manifes- 
tées, il  ne  se  trouve  pas  des  éléments  de  justice  ? 

Ces  phénomènes,  que  les  économistes  classiques 
n'ont  pas  su  prévoir,  les  jettent,  il  faut  le  dire,  dans 
un  véritable  désarroi.  Distancés  par  l'évolution  so- 
ciale, ils  font  pour  la  rattraper  des  efforts  qui  man- 
quent quelquefois  de  dignité.  D'autre  part,  les  so- 
cialistes, ceux  de  l'école  de  Karl  Marx  surtout,  triom- 
phent, car  ils  se  sont  montrés,  eux,  meilleurs  pro- 
phètes Ont-ils  donc  raison  lorsqu'ils  nous  disent 
que  l'évolution  moderne  doit  nécessairement  aboutir 
au  socialisme  d'Etat  V  Comme  proposition  abstrait»'. 
l'idée  de  l'Etat  propriétaire  du  capital  industriel  d'une 
nation  ne  semble  ni  immorale  ni  anti-sociale.  Ce- 
pendant, les  hommes  les  plus  éclairés  nous  disent 
qu'un  tel  état  de  choses  aboutirait  à  une    immobilité 


26  l'indépendance  économique 

rappelant  la  stagnation  chinoise,  les  populations  étant 
privées  du  stimulant  de  l'ambition.  Aussi  n'insiste-t-on 
pas  trop  sur  ce  concept  socialiste  absolu.  Les  plus 
avancés,  en  Angleterre,  se  contentent,  pour  le  moment, 
de  la  reconnaissance  officielle  des  trade-unions  et  du 
contrat  collectif  du  travail.  En  France,  on  demande 
le  salut  à  un  système  coopératif,  en  vertu  duquel  les 
ouvriers  deviendraient  eux-mêmes  les  patrons  indus- 
triels. La  même  tendance  se  manifeste  aux  Etats- 
Unis,  mais  elle  y  est  moins  accentuée 

Au  fond  de  tous  ces  projets  de  réforme  sociale  on 
retrouve  une  même  pensée  qui  ne  manque  pas  de 
grandeur,  puisqu'elle  est  altruiste  et  fraternelle,  c'est- 
à-dire  chrétienne.  L'homme,  s'écrie-t-on  avec  Ruskin, 
est  aujourd'hui  quelque  chose  de  plus  qu'un  animal 
égoïste  et  accapareur,  et  le  sentiment  de  la  solidarité 
humaine  suffira  pour  inspirer  aux  peuples  de  sages 
solutions  sociales.  Peut-être  a-t-on  raison.  Ce  rêve 
se  réalisera  sans  doute.  Mais  le  moment  de  son  ac- 
complissement est-il  venu  ?  Les  masses  sont-elles  so- 
cialement assez  avancées  pour  se  passer  d'une  direc- 
tion patronale  ?  Voilà  ce  qui  est  douteux  et  voilà 
d'où  pourrait  naître  le  danger  si  une  orientation 
fausse  venait  à  prévaloir  parmi  les  fourmillières  hu- 
maines qui  peinent  sur  les  deux  continents,  et  même 
si  quelque  principe  vrai  était  saisi  et  torturé  par  des 
visionnaires  sociaux.     Il  ne  faut  pas  un  grand  effort 


DU  CANADA   FRANÇAIS  27 


d'imagination  pour  se  représenter  les  bouleversements 
terribles  auxquels  cela  pourrait  donner  lieu.  ( 
sans  doute  la  science  sociale,  c'est-à-dire  l'observation 
méthodique  des  sociétés,  qui  fournira  les  véritables 
données  du  problème  et  qui  permettra  de  le  résoudre 
un  jour  définitivement.  (1). 

On  ne  nous  accusera  pas  d'exagérer  l'importance 
de  la  question  sociale,  on  conviendra  du  devoir  qu'ont 
tous  les  peuples,  et  surtout  les  classes  dirigeantes,  de 
s'en  occuper  sérieusement,  si  l'on  veut  bien  se  souvenir 
de  l'attention  spéciale  que  lui  accordait  Léon  XIII. 
Son  successeur  au  trône  pontifical  partage  assurément 
ce  souci,  puisqu'un  de  ses  premiers  actes  a  été  de 
résumer  les  grandes  encycliques  sur  la  question 
sociale.  De  graves  considérations  ont  inspiré  ces  ac- 
tes importants.  Les  divers  gouvernements  du  monde 
l'ont  bien  compris  et  ils  ont  tenu  à  donner  à  ces  mu- 


(1)  Pour  se  convaincre  des  dangers  réels  qu'offre  l'étal 
existant  dans  la  république  voisine,  on  peut  lire  le  livre  de  M-  l'aul 
Ghio,  "L'anarchisme  aux  Etats  Unis."  On  peut  y  voit  somment  un 
faux  altruisme  conduit  souvent  à  de  dangereuses  absurdités,  h  m< 
me  à  l'anarchisme  intellectuel  ou  insurrectionnel,  à  la  démolition  de 

toute  société  civilisée  par  le  livre  ou  par  la  1 ibe.      Lee  conclusions 

de  l'auteur  méritent  d'être  méditées,  puisqu'il  y  dit  que  l'Amérique 
précédera  l'Europe  dans  la  voie  de  la  réforme  sociale.     (."est   non- 
dire  à  nous  Canadiens  que  nous  avons  le  devoir  de  coopérer  active- 
ment à  l'œuvre  sociale  et  de  chercher  à  lui  imprimer  une  saine  d 
tion. 


28  l'indépendance  économique 

numents  de  science  catholique  toute  la  publicité  pos- 
sible. 

Mais  la  plupart  des  socialistes  sont,  eux  aussi,  très 
sérieux.  Il  ne  faut  pas  révoquer  en  doute  leur  bonne 
foi  ni  condamner  sans  les  examiner  toutes  leurs  théo- 
ries. Les  forces  imposantes  qu'ils  déploient  en  Alle- 
magne et  en  France  prouvent  bien  qu'il  va  falloir 
bientôt  compter  avec  eux.  Ce  serait  d'autre  part  une 
profonde  erreur  que  de  croire  qu'ils  ont  peu  d'adeptes 
dans  les  pays  anglo-saxons. 

Voici  ce  qu'il  en  est  pour  l'Angleterre.  En  1895, 
M.  Robert  Blatchford,  directeur  du  journal  Clarion, 
publié  à  Londres,  lançait  un  livre  socialiste  qui  était 
en  fait  une  tentative  de  réponse  aux  Encycliques.  Il 
s'en  vendit  875,000  exemplaires,  la  première  année, 
en  Angleterre  !  sans  compter  un  nombre  immense  aux 
Etat-Unis.     De  tels  faits  se  passent  de  commentaires. 

Il  est  donc  de  toute  évidence  que  nous  devons 
nous  occuper  de  la  question  sociale  et  économique. 
Nous  devons  nous  efforcer  de  trouver  les  solutions 
qui  conviennent  à  notre  pays.  Donner  à  notre  peuple 
l'organisation  qu'il  lui  faut  pour  le  rendre  apte  à 
produire  et  capable  de  se  défendre,  n'est-ce  pas  là 
pour  nous  la  mission  la  plus  sacrée  ?  Pour  cela,  il  ne 
suffit  pas  de  lire,  il  faut  surtout  penser  par  nous- 
mêmes.  "  L'Economique,  dit  M.  Edgard  Milhaud,  de 
Genève,    doit    dégager    des    phénomènes    leurs    lois, 


DU  CANADA  FRANÇAIS  2(.) 

montrer,  par  delà  le  donné  empirique,  s  .-s  caus  "S.      A 

cet  effet,  après  l'observation  et  la  constatation,  la 
généralisation  et  l'induction  sont  nécessaires.  Com- 
ment généraliser,  induire,  établir  des  lois  ?  Dans  les 
sciences  physiques,  d'après  l'observation  de  certains 
faits,  on  détermine  au  moyen  de  divers  procédés 
expérimentaux,  les  lois  qui  les  régissent.  En  économie 
politique,  dans  la  plupart  des  cas,  il  est  impossible 
d'expérimenter,  et  cela  l'est  surtout  lorsqu'il  s'agit  de 
découvrir  les  éléments.  Comment  faire  alors  ?  C'est 
ici  qu'intervient  l'activité  pure  de  l'esprit,  son  travail 
propre  sur  les  données  de  l'observation,  l'exercice  de 
ses  facultés  abstractives."  C'est  cette  raison,  ce  sens 
commun  pratique  que  nous  devrons  appliquer  à  notre 
travail  si  nous  voulons  étudier  avec  fruit  les  besoins 
sociaux  et  économiques  du  Canada. 

Les  économistes  de  la  nouvelle  école  anglaise  nous 
disent  que  les  difficultés  de  l'heure  présente — difficul- 
tés qui,  chez  nous,  n'ont  pas  encore  atteint  la  période 
aiguë — tiennent  à  ce  que  l'évolution  démocratique 
n'est  pas  encore  complète.  La  libération  politique  1  « 
masses  est  un  fait  accompli,  ou  peu  s'en  faut  ;  leur  li- 
bération sociale  ne  fait  que  commencer.  Il  est  facile 
de  constater,  en  regardant  autour  de  nous,  la  vérité 
de  cette  observation.  Ainsi,  il  serait  absurde  de  pré- 
tendre que  dans  notre  organisation  sociale  actuelle, 
tous  les  hommes  jouissent  de  conditions  égales  au  dé- 


30  l'indépendance  économique 

but,  et  que  tous  peuvent  espérer  d'atteindre  la  situa- 
tion que  comportent  leurs  talents 

L'ancienne  doctrine  du  "  laisser  faire  "  inventée 
par  Quesnay  et  adoptée  d'une  façon  moins  absolue 
par  Adam  Smith,  ne  suffit  plus.  Les  générations  fu- 
tures souriront  à  la  pensée  que  nous  regardions  notre 
système  actuel  comme  celui  de  la  libre  concurrence, 
où  chaque  homme  peut  arriver  à  occuper  la  place  qui 
lui  convient  et  où  il  peut  exercer  ses  facultés  dans 
leur  plénitude  sans  être  arrêté  par  les  difficultés  exté- 
rieures. Peut-être  l'humanité  n'atteindra-t-elle  ja- 
mais cet  état  idéal,  mais  elle  peut  au  moins  aspirer  à 
s'en  rapprocher,  de  même  que  dans  les  associations 
religieuses  on  tend  vers  la  perfection  divine  sans  pré- 
tendre en  approcher  sensiblement.  A  l'heure  qu'il  est 
le  très  grand  nombre  entreprend  la  lutte  dans  des 
conditions  qui  rendent  la  réussite  absolument  impos- 
sible, quels  que  puissent  être  d'ailleurs  le  mérite  et  le 
talent  naturel  de  l'individu.  On  a  dit  souvent  et 
avec  raison,  que  les  occupations  où  une  instruction 
supérieure  est  requise,  deviennent  de  plus  en  plus 
nombreuses.  On  oublie  que  dans  les  conditions  ac- 
tuelles de  la  société,  tout  le  monde  n'est  pas  en  mesure 
d'acquérir  cette  instruction  spéciale.  Les  privilégiés, 
les  riches  seuls  peuvent  y  avoir  accès.  La  règle  d'ex- 
clusion pour  les  masses  demeure  donc  aussi  rigoureuse 
qu'auparavant.     Dans  l'état  actuel  des  esprits,  cela  ne 


DU  CANADA  FRANÇAIS  31 


saurait  durer.  Les  hommes,  individuellement  et  col- 
lectivement, se  révoltent  contre  les  infériorités  artifi- 
cielles dès  qu'ils  se  sentent  assez  forts  pour  les  faire 
disparaître.  (1). 

Les  économistes  dont  nous  analysons  ici  la  doc- 
trine tirent  de  ce  qui  précède  d>'s  conclusions  qui  pa- 
raissent justes.  Pour  rendre  la  situation  meilleure 
pour  continuer  l'évolution  qui  est  la  tendance  carac- 
téristique de  notre  civilisation  et  sans  laquelle  elle  de- 
vra nécessairement  rétrograder,  il  faut  rendre  plus 
élastiques    les    principes    anciens    de    la   science    ei 


(1)  Cette  remarque  ne  s'applique  pas  aux:  individus  seulement. 
Il  s'en  trouve  des  exemples  singuliers  dans  les  rapports  entr 
peuples.  On  se  demande  quelquefois  pourquoi  les  projets  des  ultra- 
impérialistes  anglais  trouvent  si  peu  de  faveur  aux  colonies.  I 
en  partie  parce  que  ces  projets  auraient  pour  effet  de  supprimer 
partiellement  la  libre  concurrence.  D'après  eux,  si  nous  nous  atta- 
chons au  fond  de  leur  pensée,  les  colonies,  renonçant  pratiquement 
aux  industries  manufacturières,  devraient  fournir  à  l'Angleterre 
toutes  les  céréales  et  tous  les  produits  alimentaires  dont  elle  a  l>e- 
soin  et  qu'elle  ne  produit  pas.  L'Angleterre,  de  son  côté,  fourni- 
rait, aux  colonies  tous  les  produits  manufacturés,  ;i  L'exclusion  des 
pays  étrangers. 

Cette  proposition  nous  fait  voir  comme  ;\  travers  un  vem 
sissant  la  partie  importante  de  la  question  sociale  que  nous  exami- 
nons. Si  nous  voulons  y  réfléchir  nous  devrons  en  effet  admettre 
qu'il  est  aussi  impossible  de  supprimer  indéfiniment  l'essor  des  in- 
dividus qui  composent  le  corps  social  qu'il  le  serait  de  restreindre 
le  développement  social  des  nations  qui  composent  l'Empire  bri- 
tannique, 


32  l'indépendance  économique 

modifier  quelque  peu  le  concept  ordinaire  du  rôle  de 
l'Etat  dans  le  développement  économique  des  peuples. 
Comme  ou  le  voit,  ces  économistes  abandonnent 
quelque  chose  des  vieux  principes  qui  ont  longtemps 
prévalu  en  Angleterre,  pour  se  rapprocher  davantage 
des  idées  continentales.  Il  est  important  de  ne  pas 
oublier  que  cette  doctrine  est  l'antithèse  même  de 
l'idée  socialiste  et  qu'elle  n'est  pas  contraire  à  celle  de 
l'idée  économique  classique  basée  sur  le  principe  de 
la  concurrence.  Elle  tend,  en  efiét,  à  rendre  la 
concurrence  plus  intense,  puisqu'un  plus  grand  nom- 
bre d'individus  seraient  appelés  à  y  participer. 
Seulement  elle  commence  par  assurer  à  tout  le 
monde  le  pain,  le  travail  et  l'instruction,  ce  qui  permet 
à  chacun  de  vivre,  et  aux  plus  capables  de  s'élever. 
Dans  les  sociétés  de  l'avenir,  l'existence  sera  assurée  à 
tous  ;  on  luttera  sur  un  terrain  plus  élevé,  pour  la 
supériorité.  Le  socialisme  théorique,  au  contraire,  se 
base  sur  la  suppression  de  toute  concurrence,  il 
voudrait  la  vie  sans  l'effort  et  une  quiétude  qui 
dégénérerait  en  décadence. 

Admettons  que  tout  ce  qui  tend  vers  un  état 
social  où  il  serait  possible  à  chacun  d 'arriver  par  son 
travail  à  la  condition  que  comporte  son  talent,  serait 
avantageux  pour  un  pays,  admettons  que  tout  ce  qui 
intensifie  la  concurrence  et  augmente  le  nombre  des 
concurrents  instruits  et  préparés,   accroît  la  richesse 


DU  CANADA   FRANÇAIS  33 

et  la  population  de  ee  pays, — il  nous  faudra  bien 
l'admettre,  car  nous  en  donnerons  la  preuve  irrécusa- 
ble, aussi  bien  que  des  exemples  des  effets  désastreux 
de  la  condition  contraire. — Admettons  cela  et  nous 
devrons  admettre  aussi  que  ces  conditions  ne  peuvent 
exister  sans  un  système  qui  préparc  tous  les  jeunes 
gens  au  rôle  de  citoyens  actifs  et  militants.  Et  dans 
un  pays  comme  le  nôtre  où  tant  est  à  faire,  et  à  faire 
rapidement,  si  nous  voulons  avoir  la  garantie  absolue 
de  notre  survivance  en  tant  qu'entité  politique 
distincte  en  Amérique,  la  réforme  ne  peut  s'opérer 
sans  une  impulsion  donnée  soit  directement,  soit 
indirectement  par  la  volonté  collective  des  citoyens 
c'est-à-dire  par  l'Etat. 

C'est,  du  reste  la  doctrine  des  Encycliques.  "Pour 
faire  atteindre  à  la  société  dont  ils  sont  les  chefs  la 
fin  qu'elle  poursuit,  les  dépositaires  du  pouvoir  civil 
doivent:  lo.  S'appliquer  à  éloigner  tous  les  dangers 
qui  menacent  la  sécurité  commune.  2o.  Aider  au 
développement    des    ressources    naturelles    de    leur 

propre  pays lo.      En  stimulant  le  zèle 

de  ceux  qui  ks  exploitent.  2o.  En  encourageant 
tous  les  travaux  qui  peuvent  contribuer  au  progrès  de 
l'agriculture,  du  commerce,  de  l'industrie,  etc."    <  I  ) 


(l\  Manuel  du  citoyen  catholique,  ouvrage  spécialement  recom 
mandé  par  MM.  8S.  les  Evêquea  de  la  Province  de  Québeo. 


34  l'indépendance  économique 

Au  cours  de  ce  travail,  nous  nous  efforcerons  de 
découvrir  comment  il  serait  possible  de  donner  un 
offet  pratique  à  ces  principes,  dans  notre  pays.  Con- 
tentons-nous donc  ici  de  faire  remarquer  combien  la 
confédération  canadienne  est  favorablement  située 
pour  travailler  à  la  solution  de  ces  problèmes  diffi- 
ciles. Dans  les  vieux  corps  politiques,  le  réformateur 
vient  constamment  se  heurter  contre  le  fait  accompli, 
le  droit  acquis,  et  surtout  contre  les  intérêts  diver- 
gents de  ces  sociétés  nombreuses.  Dans  notre  pays 
ces  pierres  d'achoppement  sont  encore  assez  petites. 

Les  fondateurs  de  la  confédération  en  faisant  la 
constitution  canadienne,  paraissent  s'être  attachés  à 
restreindre  autant  que  possible  les  attributions  des 
législatures  provinciales.  Sir  John  Macdonald  disait 
qu'en  agissant  ainsi,  on  voulait  éviter  une  grave  er- 
reur relevée  dans  le  pacte  fédératif  des  Etats-Unis, 
lequel,  en  voulant  sauvegarder  le  principe  de  la  sou- 
veraineté de  chaque  Etat,  laissait  trop  faible  la  légis- 
lature centrale.  Il  fallait,  suivant  lui,  faire  pencher 
la  balance  du  côté  opposé.  C'est  la  crainte  fondée 
d'une  trop  grande  puissance  accordée  à  la  législature 
centrale  qui  fit  naître  à  cette  époque,  un  parti  hostile 
à  la  confédération.  Ni  d'un  côté  ni  de  l'autre  on  ne 
prévoyait  que  l'axe  social  en  se  déplaçant,  dérangerait 
tous  les  calculs  et  rendrait  par  cela  même  l'œuvre 
bien  meilleure. 


DU   CANADA  FRANÇAIS 

Les  questions  nationales  modernes,  nous  L'avons 
vu,  sont  presque  toutes  d'ordre  économique  et  indus- 
triel. Dans  notre  pays,  croyons-nous,  nous  possédons 
tous  les  éléments  essentiels  à  la  grande  production  in- 
dustrielle. Mais  la  population  étant  encore  peu  nom- 
breuse, il  s'en  suit  que  le  marché  indigène  et  l'impor- 
tation qui  en  dépend  sont  nécessairement  limib 
c'est  pourquoi  le  tarif  douanier  n'aura  point  avant 
plusieurs  années,  peut-être  jamais,  au  Canada,  l'in- 
fluence décisive  et  vitale  qu'il  exerça  longtemps  aux 
Etats-Unis.  L'influence  prépondérante  du  tarif  donna 
au  pouvoir  central  américain,  la  puissance  qui  lui 
manquait.  La  cause  contraire  produit  au  Canada 
l'effet  opposé. 

Sans  doute,  les  attributions  de  notre  gouverne- 
ment fédéral  sont  très  amples  ;  elles  sont  suffisantes 
pour  l'administration  efficace  du  pays,  mais  chaque 
province  n'en  reste  pas  moins  maîtresse  de  ses  desti- 
nées. Chacune  tient  la  clef  de  son  avenir  puisqu'elle 
réglemente  l'instruction  primaire  et  les  terres  publi- 
ques, et  qu'elle  peut,  par  là,  exercer  un  contrôle  ab- 
solu sur  la  formation  intellectuelle  et  sociale  de  ses 
habitants.  Dans  un  sens,  les  provinces  sont  plus 
puissantes  que  l'administration  centrale  ;  elles  peu- 
vent, même  sans  son  concours,  l'aire  beaucoup  pour 
leur  avancement,  c'est-à-dire  'pour  L'avancement  du 
Canada.     Mais  s'il  arrivait  aux  provinces  de  ne  pas 


86  l'indépendance  économique 

faire  leur  devoir,  si  elles  négligeaient  de  profiter  des 
avantages  que  leur  offre  notre  constitution  pour  pré- 
parer les  conditions  économiques  et  sociales  qui  feront, 
clans  l'avenir,  encore  plus  que  par  le  passé,  la  base  de 
la  puissance  des  peuples,  le  pouvoir  ceutral  resterait, 
quoiqu'il  fît,  impuissant  et  désarmé.  En  lui  s'incarnera 
la  grandeur  nationale,  mais  à  la  condition  que  chaque 
province  devienne  la  mère  féconde  de  sages  et  utiles 
cito}Tens. 


III 

LA  TERRE  CANADIENNE  ET  SES  HABITAN 


Etendue  territoriale  de  la  confédération. — 
Comparaison  avec  d'autres  pays. — Population 
et  ressources  des  régions  de  l'ouest,  dd  cen- 
TRE et  de  l'est. — Avantages  agricoles  et  in- 
dustriels.— Importance  primordiale  de  la 
forêt. 


NOUS  nous  sommes  attachés  jusqu'ici  à  fixer 
brièvement  certaines  des  conditions  fondamen- 
tales, politiques  et  sociales  qui  existent  au  Canada. 
Jetons  maintenant  un  coup  d'oeil  général  sur  n 
territoire  et  sur  la  population  qui  L'habite.  Profit' m> 
des  volumineuses  statistiques  que  met  à  notre  dispo- 
sition le  dernier  recensement  pour  faire  un  peu  de 
géographie  seciale.  Nous  en  userons  du  reste  Bobre- 
ment  et  en  les  condensant  autant  que  possible. 

Chacun  sait  que  le  Canada  est,  par  l'étendue,  un 
des  plus  grands  pays  de  la  terre.     Le  czar  de   Russie 


88  l'indépendance  économique 

règne  sur  8,660,000  milles  carrés  du  globe  ;  les  Etats- 
Unis  d'Amérique,  avec  leurs  colonies,  en  réclament 
3  786,000  ;  le  Canada  vient  en  troisième  lieu  avec 
3,745,000  milles  carrés  de  territoire.  Toutes  les  autres 
unités  politiques  du  globe  sont  de  proportions  moins 
vastes,  sans  en  excepter  la  Chine  et  l'Australie. 

C'est  en  présence  de  ces  chiffres  que  l'on  com- 
prend la  position  unique  dans  les  annales  du  inonde 
de  ce  souverain  qui  règne,  par  de-là  les  mers,  non- 
seulement  sur  le  Canada,  mais  sur  des  pays  compre- 
nant onze  millions  de  milles  carrés  et  nourrissant  plus 
de  trois  cents  millions  d'habitants.  Et  si  l'on  réfléchit 
que,  sauf  en  Asie,  cet  empire  n'est  point  maintenu 
par  la  force  des  armes,  mais  par  un  lien  unique  de 
devoir  et  de  loyauté,  l'on  devra  convenir  que  c'est  là 
un  exemple  frappant  de  la  sagesse  dont  sont  capables 
les  société  humaines  lorsqu'elles  ont  le  sentiment 
qu'elles  sont  libres  et  responsables  de  leurs  actes 
publics. 

Nous  savons  d'autre  part  que  notre  territoire  im- 
mense compte  à  peine  deux  habitants  par  mille  carré, 
et  qu'il  avoisine,  sur  une  longueur  d'environ  4,000 
milles  la  populeuse  république  des  Etats-Unis.  C'est 
ce  qui  a  fait  dire  à  beaucoup  de  Canadiens — cenom- 
bre,  heureusement,  diminue  tous  les  jours — que  notre 
existance  nationale  n'est  qu'une  illusion  et  que  notre 
autonomie  dépend  du  bon  plaisir  de  nos  voisins.     S'il 


DU  CANADA    FRANÇAIS  39 


en  était  vraiment  ainsi,  c  ss  études  n'auraient  pis  leur 
raison  d'être,  car  à  quoi  servirait-il  de  Eav  épa- 

nouissement d'un  sentiment  national  chez  an  penple 
ainsi  réduit  à  L'impuissance  ?  Mais  la  majorité 
Canadiens  est  bien  loin  de  partager  cette  triste  opi- 
nion. Elle  croit,  au  contraire,  que  le  Canada  pendant 
de  longs  siècles  tiendra  fièrement  sa  place  parmi  !■■> 
nations  du  nouveau  monde.  L'Amérique  de  l'avenir 
verra,  marchant  de  pair,  deux  grandes  puissances  dont 
l'une  est  déjà  adulte,  l'autre  encore  adolescente.  Et 
c'est  ainsi  que  se  formera  graduellement  sur  ce  conti- 
nent un  système  de  contrepoids  utiles  comme  celui 
qu'on  appelle  dans  l'ancien  monde  le  concert  euro- 
péen. 

La  confiance  que  nous  pouvons  avoir  eu  notre 
avenir  national  ne  doit  cependant  pas  nous  aveugler 
sur  nos  points  faibles.  Ils  sont  surtout,  nous  l'avons 
dit,  la  longueur  et  le  tracé  arbitraire  de  notre  fron- 
tière et  le  chiffre  peu  élevé  de  notre  population.  Le 
premier  est  le  fait  de  la  nature,  le  second  a  pour 
causes  notre  climat,  notre  situation  politique  et  cer- 
taines conditions  économiques.  Notre  population  est 
peu  nombreuse  parce  que  les  immigrants  d'Europe 
s'établissent  en  bien  petit  nombre  ici.  Il  est  naturel. 
en  effet,  que  recherchant  une  nouvelle  patrie, 
hommes  se  portent  de  préférence  vers  les  eoni 
exemptes  des  longs  hivers  du  nord  comme  des  cha- 


40  l'indépendance  économique 

leurs  accablantes  des  tropiques.      Les  pays  ainsi  situés 
devaient  se  peupler  avant  le  Canada. 

Notre  situation  politique  aussi  éloigne  l'émigrant. 
Il  faut  vivre  au  Canada  pour  comprendre  la  liberté 
canadienne.  Les  étrangers  ne  s'en  rendent  pas  bien 
compte.  L'Irlandais  qui  s'exile  recherche  le  drapeau 
étoile  ;  l'Allemand,  l'Italien,  le  Français,  etc.,  préfèrent, 
en  s'expatriant,  ne  pas  retomber  sous  le  drapeau  d'une 
autre  puissance  européenne.  Le  courant  de  l'émigra- 
tion s'est  donc  porté  vers  la  république  voisine,  laquelle 
a  ajouté  à  l'immigration  volontaire  venant  d'Europe, 
l'immigration  Forcée.  Les  descendants  des  noirs  im- 
portés d'Afrique  pour  servir  de  bêtes  de  somme,  y 
forment,  à  eux  seuls,  un  population  qui  dépasse  du 
double  toute  celle  du  Canada. 

Personne  ne  conteste  que  notre  frontière  du  sud 
ne  soit  un  de  nos  points  faibles.  Cela  a  failli  tout 
récemment  servir  de  prétexte  à  un  coup  d'Etat.  Ce- 
pendant cet  inconvénient,  réel  aujourd'hui,  diminue 
d'année  en  année  ;  il  disparaîtra  bientôt.  Lorsque  le 
Canada  aura  acquis  son  complet  développement,  cette 
longue  frontière  deviendra  une  bien  plus  grande  fai- 
blesse pour  sa  voisine,  car  de  tout  temps  la  tendance 
envahissante  a  été  du  nord  au  sud,  de  l'est  à  l'ouest. 
C'est  ainsi  que  tandis  que  les  Américains  peuplent 
l'Ouest  Américain,  les  Ontariens  l'Ouest  canadien,  les 
Canadiens-français  se  répandent    dans    l'Ontario   et 


DU  CANADA    FRANÇAIS  41 

dans  la  Nouvelle- Angleterre.  Tout  porte  donc  à  croire 

que  ces  mouvements  de  population  seront  graduels  et 
pacifiques  et  que  deux  peuples  libres  et  éclairés  pour- 
ront s'entendre  sans  se  détruire. 

Nous  parlerons  plus  tard  de  cette  éventualité 
possible.  C'est  la  seule  qui  puisse  nous  faire  regretter 
pour  le  moment  la  faiblesse  numérique  de  notre  popu- 
lation. A  cela  près,  nous  ne  croyons  pas  que  la  len- 
teur de  notre  croissance  soit  un  désavantage  au  point 
de  vue  social  et  national.  Le  nombre  est  utile  pour 
le  présent,  la  qualité  est  essentielle  pour  l'avenir.  A 
ce  point  de  vue,  ce  qui  a  été  pour  nous  un  véritable 
désastre,  ce  qui  a  réellement  retardé  nos  progrès,  c'est 
la  cruelle  saignée  que  nous  a  fait  l'industrialisme  amé- 
ricain. Il  est  certain  que  près  d'un  tiers  de  notre 
accroissement  naturel  nous  a  ainsi  échappé.  Nous  ne 
sommes  que  six  millions.  Nous  devrions  être  huit  ou 
neuf  millions.  Ce  n'est  ni  notre  climat  ni  notre  dra- 
peau (jui  a  donné  lieu  à  cet  exode  de  nos  enfants.  Ils 
étaient  attachés  comme  nous  le  sommes  à  notre  beau 
pays,  et  sur  la  terre  d'exil  un  grand  nombre  d'entre 
eux  en  conservent  encore  un  affectueux  souvenir.  Ils 
sont  partis  parce  que  nous  les  avons  chassés.  Au  sein 
de  richesses  incalculables  nous  n'avons  pas  su  leur 
fournir  le  travail  et  le  pain.  Nous  les  suivrons  plus 
tard  dans  les  villes  manufacturières  où  ils  se  sont 
groupés  et  nous  leur  parlerons  de  la  patrie  où  nous 


42  l'indépendance  économique 

voudrions  les  voir  revenir,  avec  les  qualités  acquises 
là-bas.  Mais  occupons-nous  tout  d'abord  de  ceux  qui 
sont  restés  sur  notre  sol.  Ceux-là  souffrent  moins 
sans  doute  qu'aux  jours  sombres  dé  l'émigration.  Ce- 
pendant ce  mal  n'est  présentement  qu'enrayé  ;  il  faut 
l'extirper  à  jamais.  Nous  y  parviendrons  si  nous 
savons  étudier  notre  territoire  et  nos  ressources,  car 
les  connaissant  nous  voudrons  certainement  en  tirer 
un  parti  sage  et  utile.  Or,  vouloir  c'est  pouvoir  dans 
presque  tous  les  cas,  dit  la  sagesse  des  siècles.  Les 
brèves  remarques  que  nous  consignons  dans  cette 
étude  seront  peut-être  de  quelque  utilité  aux  jeunes 
gens  qui  s'intéressent  à  cette  grave  question. 

Le  territoire  Canadien  se  divise  naturellement  en 
trois  régions  longitudinales,  contenant  des  groupe- 
ments de  population  bien  distincts.  Nommons-les 
respectivement  :  la  région  orientale,  la  région  centrale 
et  la  région  occidentale. 

La  région  orientale  comprend  les  provinces  du 
Prince-Edouard,  de  la  Nouvelle-Ecosse,  du  Nouveau- 
Brunswick  et  de  Québec,  les  territoires  de  Franklin 
et  d'U  ngava,  soit  une  superficie  de  1,258,431  milles 
carrés,  Elle  est  plus  vaste  que  tout  l'empire  Alle- 
mand y  compris  ses  colonies.  Il  est  vrai  que  les  ter- 
ritoires du  nord,  encore  pratiquement  inexplorés  et 
peu  productifs,  comptent  pour  854,961  milles  carrés 
dans  ce  chiffre.    Cette  région  contient  plus  du  tiers  de 


DU  CANADA   FRANÇAIS  43 


la  population  du  Canada.  On  peut  diviser  cette  po- 
pulation comme  suit  au  point  de  vue  des  origines  et 
de  la  langue  : 

D'origine  et  de  LANGUE  française  (Recensement  de  1901). 

Prince-Edouard 13,866 

Nouvelle-Ecosse 45,223 

Nouveau-Brunswick 80,042 

Québec • 1,323.824 

1,462,955 

D'ORIGIXE  ET  DE  LANGUE  ANGLAISE  OC  ETRANGERE 

(Recensement  de  1901). 

Prince-Edouard 89,378 

Nouvelle- Ecosse 414,351 

Nouveau-Brunswick 251,078 

Québec 325,064 

1,079,371 
Total 2,542,326 

Il  faut  ajouter    à    ces  chiffres  une  quinzaine  de 

mille  âmes  représentant  les  indiens,  les  pêcheurs,  lea 

chasseurs  et  les    traitants  dans    les    territoire-.      La 

population    se    divise    encore    en   rurale    et    urbaine 

comme  suit,  toujours  d'après  le  même  recensement  : 

Pop.  rurale.  Pop.  urbaine. 

Prince-Edouard 91,179         12,080 

Nouvelle-Ecosse 376,074        84,541 1 

Nouveau-Brunswick 269,398        61,722 

Québec 1,171,211       477.tis7 

1,906,862       536,029 


44  l'indépendance  économique 


La  population  urbaine  est  répartie  entre  vingt- 
quatre  villes  de  plus  de  cinq  mille  habitants.  Dans 
la  province  de  Québec,  la  population  de  langue 
anglaise  se  concentre  surtout  dans  les  villes  ;  on 
compte  près  de  cent  mille  personnes  de  langue 
anglaise  à  Montréal  seul,  eu  comprenant  la  population 
de  la  ville  de  Westmouut.  Dans  le3  autres  provinces 
de  la  région  orientale,  il  n'y  a  presque  pas  de  popula- 
tion française  dans  les  villes. 

La  population  rurale  occupe  plus  de  vingt-cinq 
millions  d'acres  de  terre  :  mais  les  terrains  en  culture 
ne  s'élèvent  qu'à  6,756,411  acres,  cultivées  par  225,- 
855  cultivateurs  dont  210,554  sont  propriétaires.  La 
valeur  totale  dn  produit  de  ces  terres  pendant 
l'année  du  recensement,  en  tenant  compte  des  produits 
laitiers,  fut  d'un  peu  plus  de  $135,482,000,  dont 
$98,000,000  produits  dans  la  province  de  Québec. 
Cette  même  année,  les  mines  de  la  région  produisirent 
812,668,000,  dont  neuf  millions  dans  la  Nouvelle- 
Ecosse  et  trois  millions  dans  Q  uébec.  L'industrie  de 
la  pêche  donna  un  revenu  de  813,604,000,  dont  sept 
millions  dans  la  Nouvelle-Ecosse,  et  celle  des  forêts 
825,661,000.  Soit  un  revenu  total  de  ces  quatre 
chefs  de  8187,415,000.  Ajoutons  le  revenu  des 
industries  de  la  région  s'élevant  à  8205,179,685, 
dont  8158,287,994  pour  Québec,  et  nous  constatons 
pour  la  région  un  revenu  total  de  8392, 594,685. 


DU  CANADA  FRANÇAIS 


La  région  centrale  se  compose  des  provinces 
d'Ontario  et  de  Manitoba  et  du  territoire  de  Keewa- 
tin,  soit  une  superficie  de  804,810  milles  carrés,  dont 
334,394  pour  les  provinces.  C'est  à  peu  près  l'éten- 
due de  l'empire  portugais  y  compris  ses  possessions 
d'Afrique. 

Ce  rapprochement  nous  ramène  incidemment  à 
penser  aux  avantages  que  comporteraient  un  système 
d'équilibre  continental.  Il  est  bien  évident  que  le 
Portugal  serait  à  la  merci  de  chacune  des  grandes 
puissances  sans  l'équilibre  européen  qui  tient  chacune 
à  sa  place.  La  garantie  est  sérieuse  pour  les  paya 
faibles,  et  le  Canada  devra  rester  dans  la  catégorie 
des  faibles  pour  quelques  années  encore.  Mais  c'est 
là  une  digression. 

La  population  de  cette  région  était,  en  1901.  de 
2,438,158.  La  province  d'Ontario  à  elle  seule  comp- 
tait pour  2,182,947  dans  ce  chiffre.  La  population 
rurale  de  la  région  comptait  1,754,994  et  la  popula- 
tion urbaine  s'élevait  à  683,164  répandue  dans  trente 
et  une  villes  de  plus  de  5,000  âmes.  La  population 
d'origine  et  de  langue  française  dans  cette  région 
n'est  que  d'environ  180,000,  sans  tenir  compte  d  - 
métis  de  langue  française  du  Manitoba.  Sauf  une 
vingtaine  de  mille  Canadiens-français  qui  habitent  la 


46  l'indépendance  économique 

capitale  fédérale,  Ottawa  (1),  la  population  de  langue 
française  d'Ontario  et  du  Manitoba  est  presque  exclu- 
sivement rurale.  Nous  verrons  quel  rôle  social  elle 
est  appelée  à  y  jouer. 

La  population  rurale  de  la  région  du  centre  occupe 
plus  de  trente  millions- d'acres  de  terre.  Les  terrains 
en  culture  comprennent  11,953,530  acres,  cultivés  par 
217,227  cultivateurs,  dont  178,931  propriétaires. 
L'année  du  recensement,  le  rendement  total  des  terres 
fut  de  8221,402,000,  dont  824,450,000  pour  le  Mani- 
toba et  le  reste  pour  Ontario.  Il  faut  ajouter  à  ces 
chiffres  les  produits  laitiers  s'élevant  à  815,385,000 
pour  les  deux  provinces.  Cette  même  année,  les  fo- 
rêts ont  produit  $22,302,000,  les  mines  $10,634,000 
et  les  pêcheries  un  demi  million.  Total  :  $269,723,000 
Revenu  industriel  :  $254,450,925.  Revenu  total  de  la 
région,  $524,173,925. 

La  région  occidentale  comprend  les  provinces  de 
la  Colombie-Britannique,  d'Alberta  et  de  Saskat- 
chewan,  le  territoire  organisé  du  Yukon  et  deux 
vastes  territoires  non  organisés,  ceux  d'Athabaska  et 
de  Mackenzie.  Elle  est  de  beaucoup  la  plus  considé- 
rable par  son  étendue  qui  est  de  1,681,133  milles 
carrés,  t>oit  un  peu  plus  que  l'étendue  totale  de  l'em- 


(1)      La  ville   de    Windsor,  est  aussi   en    partie  canadienne- 
française.  Lus  d'un  millier  de  Canadiens-français  habitent  Toronto. 


DU  CANADA  FRANÇAIS  47 

pire  turc.  Au  point  de  vue  de  la  population,  elle 
bien  plus  faible  que  les  deux  autres,  n'ayant,  ta  der- 
nier recensement,  que  336.597  habitants,  y  compris 
une  notable  proportion  de  peaux-rouges  et  de  Chinois. 
Elle  se  peuple  cependant  très  rapidement,  par  suite 
surtout  de  l'immigration  de  cultivateurs  venus  de 
l'Ouest  américain  où  les  bonnes  terres  [deviennent 
rares.  Si  l'on  ne  compte  pas  les  métis  français  venus 
du  Manitoba  et  établis  sur  divers  points  de  la  prairie, 
la  population  de  langue  française  n'est  que  de  16,- 
000  âmes  et  son  augmentation  ne  paraît  pas  très 
rapide.  Les  revenus  de  cette  région  pour  l'année  du 
recensement  furent  comme  suit  :  Agriculture,  $20,- 
054,000  ;  produit  laitiers,  $262,000  ;  forêts.  $2,634,- 
000  ;  mines,  y  compris  le  Yukon,  818,777,000  ; 
pêcheries,  $3#L7,000.  Total  $45,844,000,  et  de 
§67,056,000  en  tenant  compte  des  revenus  industriels. 
En  comprenant  quelques  colonnes  dont  nous 
n'avons  pas  tenu  compte  dans  ce  résumé,  le  revenu 
brut  total  du  peuple  canadien  de  tous  ces  chefs  serait 
de  $992,719,781.  Ces  chiffres  qui  donnent  un  revenu 
moyen  de  $925.  par  famille  sont  bien  loin  d'indiquer 
un  pays  qui  souffre  de  pauvreté.  Cependant,  comme 
on  l'a  dit  souvent,  la  statistique  est  trompeuse  et  les 
plus  belles  généralisations  ne  supposent  pas  toujours 
une  situation  économique  satisfaisante,  surtout  lors- 
qu'on tient  les  regards  fixés  sur  l'avenir.   Il  ne  faudrait 


48  l'indépendance  économique 

pas,  d'autre  part,  conclure  de  cette  remarque,  que 
notre  intention  est  d'entreprendre  de  longues  analyses 
statistiques.  Notre  but  dans  ce  travail  n'est  pas 
d'épuiser  le  sujet,  «nais  de  mettre  en  évidence  les 
points  les  plus  importants  pour  notre  peuple  aujour- 
d'hui en  pleine  croissance. 

Au  point  de  vue  de  la  langue,  ce  qui  est,  en  somme, 
une  des  meilleures  indications  générales  de  la  forma- 
tion intellectuelle  et  sociale,  nous  avions,  en  Canada, 
en  1901,  3,131,653  personnes  dont  la  langue  usuelle 
est  l'anglais,  et  2,212,025  personnes  dont  la  langue 
usuelle  est  autre  que  l'anglais,  y  compris  1,670.000 
de  langue  française  et  350,000  de  langues  allemande, 
hollandaise,  Scandinave,  etc. 

Ce  sont  ces  trois  régions  et  les  trois  groupes  de 
population  qui  les  habitent,  qu'il  nous  faut  étudier,  si 
nous  voulons  concevoir  une  idée  juste  de  la  condition 
économique  actuelle  du  Canada,  et  de  ce  que  lui  ré- 
serve l'avenir.  Il  est  évident  qu'en  ce  moment,  le 
groupe  central  et  le  groupe  oriental  sont  les  plus  in- 
téressants à  étudier  au  point  de  vue  des  problèmes 
sociaux  qui  vont  se  compliquant  à  mesure  qu'une  po- 
pulation devenant  plus  dense,  sent  davantage  le  cou- 
doiement à  l'intérieur  et  la  poussée  de  l'extérieur. 
L'Ouest  canadien  est  encore  dans  la  période  de  for- 
mation, pour  ainsi  dire  primitive.  Son  avenir  dépen- 
dra d'une  foule  de  causes,  dont  la  principale  et  cel  le 


DU  CANADA    FRANÇAIS  4!) 

sur  laquelle  nous  pouvons  exercer  une  influence  réelle, 
est  la  condition  économique  des  groupes  plus  anciens. 
C'est  donc  par  ceux-là  que  nous  devons  commencer. 

De  ces  groupes  aneiens,  le  plus  intéressant  pour 
nous  et  le  plus  important,  croyons-nous,  au  point  de 
vue  sociologique,  c'est  le  groupe  oriental.  Réservons 
donc  pour  l'instant,  tout  ce  que  nous  pourrions  dire 
des  merveilleuses  prairies  de  l'Ouest.  Ne  nous  lais- 
sons pas  tenter  par  le  littoral  du  Pacifique  au  climat 
délicieux,  aux  richesses  minières  inépuisables,  et  dont 
les  populations  grandissantes  tendent  déjà  la  main  à 
l'Asie.  Nous  y  reviendrons  plus  tard  en  passant  par 
la  région  immense  et  fertile  des  grandes  mers  douces, 
sources  du  Saint-Laurent,  où  se  multiplie  dans  l'abon- 
dance une  population  si  vivante,  si  saine  et  si  belle. 
Entrons,  comme  autrefois  le  capitaine  de  Saint-Malo, 
dans  le  "  golfe  des  Châteaux,  "  abordons  comme  lui  à 
la  terre  des  "  bons  hables en  challeur  plus  tem- 
pérée que  la  terre  d'Espaigne  et  la  plus  belle  qui  soict 
possible  de  voir. 

Quatre  péninsules  et  deux  grandes  îles,  dont  l'une 
forme  près  de  la  moitié  d'une  province,  l'autre  une 
province  entière,  se  groupent  à  l'endroit  où  l'Améri- 
que se  rapproche  le  plus  de  l'Europe.  Au  Sud-Est  de 
la  province  de  Québec,  le  Nouveau-Brunswick  s'avance 
entre  le  golfe  Saint-Laurent  au  Nord  et  l'Atlantique 
au  Sud.     Une  langue  de  terre  rattache  cette  province 


50  l'indépendance  économique 


à  celle  de  la  Nouvelle-Ecosse  que  l'étroit  canal  de 
Canso  sépare  du  Cap-Breton  ;  au  nord  de  la  Nouvelle- 
Ecosse  et  entièrement  baignée  par  les  eaux  du  golfe 
Saint-Laurent,  se  trouve  l'île  du  Prince-Edouard.  La 
Nouvelle-Ecosse  c'est  l'ancienne  Acadie  ;  ce  nom 
n'est  plus  officiellement  reconnu,  mais  les  poètes  s'en 
servent  de  préférence,  car  ils  ont  su  s'identifier  avec  le 
peuple  martyr  qui  le  porte  gravé  dans  son  cœur. 

Au  nord  de  l'Acadie,  le  golfe  Saint-Laurent  pré- 
sente sa  plus  grande  largeur.  Il  se  rétrécit  graduel- 
lement vers  l'Ouest  où  ses  eaux  rencontrent  celles  du 
fleuve  de  ce  nom,  lequel  coule  entre  deux  chaînes  de 
montagnes,  formant  au  sud  la  Gaspésie,  au  nord  l'im- 
mense péninsule  du  Labrador,  dont  la  rive  septen- 
trionale baigne  dans  la  baie  James  et  la  mer  d'Hud- 
8on  ou  Canadienne. 

Nous  avons  vu  que  tout  l'empire  allemand  tien- 
drait à  l'aise  dans  cette  région.  Toutes  ses  grandes 
villes  sont  des  ports  de  mer,  de  "  bons  hables  "  et  la 
pêche  maritime  est  une  de  ses  grandes  industries.  Ce 
n'en  est  pas  cependant  la  plus  importante.  Dans  le 
Cap-Breton  et  dans  la  péninsule  acadienne  se  trou- 
vant des  houillères  qu'on  a  commencé  à  exploiter  en 
grand,  ainsi  que  d'excellents  minerais  de  fer.  Les 
grèves  du  fleuve  et  du  golfe  Saint-Laurent  se  compo- 
il  sur  une  vaste  étendue  de  sables  magnétiques 
déposés  là  par  un  effet  de  concentration  naturelle  et 


DU    CANADA    FRANÇAIS  51 

qui  contiennent  une  quantité  pratiquement   illimil 
de  minerai  de  fer.      Bientôt  des  procédés  électriqi 
permettront    de  le   débarrasser  des    impuretés    qu'il 
contient  et  de  le  livrer  à  l'industrie  et  au  commerce. 

Dans  différents  endroits  de  la  région  on  trou\ 
abondance  et  dans  des  conditions  exploitables,  des  gi- 
sements de  fer  chromé,  du  cuivre,  du  nickel,  du  molyb- 
dène, du  plomb,  du  zinc,  de  l'amiante,  du  graphite,  du 
phosphate,  du  mica,  du  pétrole,  du  talc  et  d'autres 
minéraux  encore.  On  y  trouve  en  petites  quantités 
de  l'or  et  de  l'argent.  (1)  Cependant,  l'exploitation  est 
encore  si  peu  avancée,  que  le  rende  meut  total  annuel 
des  mines  de  la  région  représente  à  peine  aujourd'hui 
douze  millions  de  dollars.  N'oublions  pas  de  men- 
tionner ici  des  inépuisables  dépôts  de  tourbe  qui  exis- 
tent partout,  que  l'on  commence  à  traiter  scientifique- 
ment et  dont  le  prix  de  revient  est  moindre  que  celui 
de  la  houille.  Ce  combustible  excellent  est  une  res- 
source précieuse  pour  l'avenir  ;  il  nous  permettra  sur- 
tout d'économiser  nos  forêts. 

Les  travaux  de  M.  Rodolphe  Faribault  et  de  M. 
Robert  Bell,  de  la  commission  géologique,  de  M. 
Obalski,  inspecteur    des  mines  de    Québec  et  de  plu- 


(1)  Les  géologues  sont  d'opinion  que  dans  la    régira  du  Nord 
on  trouvera  l'or  et  l'argent  en  quantités  importantes. 


52  L'iXDÉPEN'DANCE    économique 

sieurs  autres  savants,  mettront  le  public  au  courant 
des  ressources  minières  de  cette  région. 

Cette  immense  richesse  qu'offre  les  mines  est  pour- 
tant peu  de  chose  si  on  la  compare  aux  ressources 
agricoles  de  ce  pays.  Il  est  vrai  que  l'industrie  agri- 
cole, la  plus  ancienne  industrie  de  cette  région,  est 
encore  pour  ainsi  dire  dans  son  enfance,  bien  que  les 
peuples  qui  habitent  cette  partie  du  pays  soient  les 
premiers  établies  au  Canada.  La  richesse  agricole  capi- 
talisée, d'après  le  dernier  recensement,  n'atteint  pas  à 
trois  cent  millions  près,  celle  de  la  seule  province 
d'Ontario.  Elle  n'est  que  de  585  millions  et  la  pro- 
vince de  Québec  figure  pour  plus  de  430  millions  dans 
ce  chiffre.  Cependant,  il  est  prouvé  que  son  sol  n'est 
pas  moins  fertile  que  celui  de  la  région  supérieure  et 
que,  pour  certains  genres  de  culture,  le  climat,  bien 
que  moins  clément,  est  plus  favorable  et  le  rendement 
meilleur. 

Les  champs  fertiles  s'étendent  très  vastes  dans  la 
péninsule  acadienne  et  dans  les  îles  qui  en  dépendent. 
Ils  sont  plus  rares  mais  non  moins  beaux  dans  la  Gas- 
pésie  où  les  monts  Appalaches  se  prolongent  en  co- 
teaux ensoleillés  et  arrosés  de  nombreuses  rivières. 
jusqu'au  golfe  d'une  part, jusqu'à  la  baie  des  Chaleur?, 
de  l'autre.  Nous  connaissons  tous  la  large,  belle  et 
Eertile  vallée  du  Saint-Laurent  .Nous  avons  parcouru 
les  pleines  qui  s'étendent  jusqu'au  lac  Champlain  au 


DU   CANADA    FRANÇAIS  53 

sud  de  Montréal  Au  nord,  nous  le  savons,  l'agricul- 
ture remonte  lentement  vers  les  montagnes  pour  ren- 
contrer et  conquérir  la  richesse  industrielle  qui  se  pré- 
cipite dans  la  plaine  en  torrents  impél  I  sux  de  houille 

blanche. 

Mais  réfléchit-on  à  ceci  que  sur  les  deux  cents 
millions  d'acres  de  terres  arables  dans  la  province  de 
Québec,  six  pour  cent  à  peine  sont  en  culture  ?  On  ne 
songe  guère  que  ces  Laurentides  dont  les  silhouettes 
rondes  et  douces  nous  sont  si  familières  et  si  chères 
s'abaissent  au  septentrion  dans  une  vallée  aussi  vaste 
que  celle  du  Saint-Laurent.  Que  la  terre  y  est  aussi 
riche  et  aussi  fertile,  et  le  climat  plus  doux,  puisque  le 
pays  est  moins  exposé  aux  vents  froids  qui  remontent 
la  vallée  du  Saint-Laurent.  Cette  zone,  dont  les  Lau- 
rentides forment  la  limite  méridionale,  pourrait  nour- 
rir vingt-cinq  millions  d'hommes.  Les  versants  au 
nord  ont  une  inclinaison  graduelle  mais  très  percep- 
tible. Des  hauteurs  qui  forment  la  ligne  de  partage 
des  eaux,  de  puissants  fleuves  coulent  vers  la  mer 
Canadienne,  et  la  forêt  vierge  se  prolonge  jusqu'aux 
confins  du  territoire  de  la  province. 

On  avait  cru  d'abord  qu'au  delà  des  Laurentides  le 
climat  était  trop  rigoureux  pour  que  les  céréales  pus 
senty  mûrir.  Cetteerreui  s'est  dissipée  devant  les  obser- 
vations météorologiques  et  surtout  devant  L'expérience 
des  cultivateurs.     Tout  le  monde  sait  aujourd'hui  que 


54  l'indépendance  économique 

les  céréales  mûrissent  dans  toute  la  zone  qui  s'étend, 
par-delà  les  Laurentides,  du  Témiscamingue  au  lac 
Saint-Jean. 

On  a  dit  plus  tard  :  la  limite  cultivable,  c'est  la 
hauteur  des  terres  ;  plus  loin,  la  forêt  cesse  et  le  dé- 
sert de  neige  s'étend  jusqu'au  pôle.  Erreur  encore.  Il 
est  prouvé  que  sous  le  51e  degré  de  latitude  nord,  à  la 
rivière  Nottaway,  sur  les  rives  de  la  baie  James,  la 
forêt  se  prolonge,  les  légumes  viennent  très  bien,  les 
troupeaux  se  portent  à  merveille.  Les  résidents  affir- 
ment que  cette  vaste  région  peut  produire  tout  ce  que 
produit  l'Ecosse.  "  Je  n'ai  aucun  doute  que  tout  ce 
que  l'on  peut  récolter  en  Ecosse,  puisse  être  récolté  au 
Fort-George,  "  dit  le  facteur  de  ce  poste,  M.  Gillies.  (1). 
Et  pourquoi  en  douterions-nous  ?  Cette  région  est 
encore  au  sud  de  Londres  et  de  Berlin.  Et  nesait-cn 
pas  que  dans  l'antiquité  on  regardait  la  Bretagne  et  la 
Germanie  comme  des  pays  froids  et  inhabitables.  Dès 
que  ce  pays  sera  accessible,  notre  population  e'y  por- 
tera et  c'est  par  lui  que  nous  deviendrons  un  peuple 
prospère  et  puissant.  Déjà  les  voies  ferrées  ont  en- 
tamé cette  région.     Dans  peu  d'années,  elles  la  sillon- 


(1)  Le  fort  George  est  situé  à  235  milles  au  nord  de  l'extrémité 
sud  de  la  baie  James.  (Rapport  du  Dr  Henri  M.  Ami,  de  la  com- 
mission géologicpue  :  "  Ressources  du  pays  de  Québec  à  Winnipeg.") 
Tout  ce  rapport  est  à  consulter. 


DU   CANADA    FRANÇAIS  55 

lieront  dans  tous  les  sens  et  cola  profitera  non  seule- 
ment à  l'agriculture  mais  aussi  a  l'industrie. 

L'auteur  de  ce    travail  n'a  pas    beaucoup    voy 
hors  de  son  pays,  mais    il  a    beaucoup  lu  et    un  pi 
médité,  et  il    lui  semble    que  l'avenir   de  ipa- 

triotes,  surtout  de  ses  compatriotes  de  race  Eran    i 
est  au  moins  autant  dans  l'industrie  que  dans  l'agri- 
culture. 

A  vrai  dire,  nous  ne  voyons  pas,  en  étudiant  la 
carte  à  la  lumière  du  livre,  de  pays  aussi  propre  à  la 
grande  industrie  que  la  province  de  Québec,  car  les 
deux  chaînes  de  montagnes  qui  bordent  le  Saint- 
Laurent  et  surtout  celle  du  nord,  sont  les  foyers  des 
forces  hydrauliques  les  plus  puissantes  peut-être, 
prises  collectivement,  qui  existent  sur  la  terre.  La 
forêt,  cette  matière  première  d'une  foule  d'impor- 
tantes industries,  ne  se  trouve  nulle  part  aussi  étendue 
et  aussi  riche,  et  le  Saint- Laurent  est  la  grande  route 
par  laquelle  ces  richesses  se  répandront  dans  le  monde 
entier. 

La  forêt  !  Oui,  c'est  là  notre  grande  richesse,  ne 
l'oublions  jamais.  L'agriculture  est  intéressée  à  sa 
permanence  au  même  titre  que  l'industrie,  et  noua 
conserverons  nos  champs  aussi  longtemps  seulement 
qu'existeront  nos  bois.  "  Au  Canada  comme  en  Rue 
dit  M.  Mélard,  un  expert  en  culture  forestière,  La 
prospérité  agricole  est  intimement    liée  à  la    présence 


56  l'indépendance  économique 

de  grands  massifs  boisés  destinés  à  arrêter  les  vents 
polaires.  "  Ces  paroles  ont  pour  nous  une  extrême 
gravité.  Nous  ne  pouvons  douter  de  leur  vérité  ab- 
solue, car  dans  certaines  régions  déjà  nous  sommes  à 
même  d'en  constater  la  justesse. 

11  est  absolument  certain  qu'en  dévastant  les  fo- 
rêts du  Nord,  les  Canadiens,  surtout  ceux  de  la  pro- 
vince de  Québec,  détruisent  non  seulement  leur  avenir 
industriel  mais  aussi  leur  existence  en  tant  que  peuple 
agricole.  Quand  les  montagnes  et  les  hauteurs 
seront  déboisées,  nos  rivières  se  transformeront  en 
torrents  dévastateurs,  notre  beau  Saint-Laurent  ces- 
sera d'être  un  fleuve  de  vie  pour  devenir  un  flot  fatal 
charroyant  à  l'océan  tout  le  sol  arable  de  sa  vallée  ; 
d'affreuses  tempêtes  chargées  de  froidure  achèveront 
de  transformer  en  désert  le  pays  dénudé  qui  ne  pour- 
ra plus  nourrir  ses  habitants. 

Voilà  ce  que  nous  réserve  l'avenir  si  nous  dévas- 
tons nos  forêts.  Elles  s'étendent  au  nord  sur  une 
superficie  de  plus  de  cinquante  millions  d'acres  ;  au 
sud  et  dans  les  provinces  maritimes,  on  en  trouve 
encore  plus  de  quatre  millions  d'acres.  Au  premier 
coup  d'oil  et  vues  de  loin,  elles  peuvent  paraître 
presque  intactes  ;  mais  ce  n'est  qu'en  apparence,  du 
moins  dans  tous  les  endroits  accessibles.  Le  feu  et 
la   hache  les  amoindrissent  incessamment.     Quelque 


DU    CANADA    FRANÇAIS  57 


vastes  qu'elles  paraissent,  elles  disparaîtront  avant  la 
génération  qui  grandit  si  nous  n'y  prenons  garde.  (1). 

Que  faut-il  donc  faire  ?  Devons-nous  renoncer  à 
les  exploiter  et  à  défricher  la  terre  pour  des  tins 
agricoles  ?  Pas  du  tout.  L'exploitation  intelligente 
et  honnête  loin  de  nuire  à  la  forêt  lui  est  bienfaisante. 
On  peut  s'en  convaincre  en  parcourant  certaines 
exploitations  particulières,  surtout  les  bois  qui 
appartiennent  à  Sir  Henri  Joly  de  Lotbinière,  ce 
véritable  ami  de  son  pays.  Dans  son  domaine,  très 
vaste  pour  celui  d'un  particulier,  il  pratique  la  coupe 
réglée,  et  pour  chaque  arbre  qui  tombe,  il  en  fait 
surgir  de  terre,  en  variant  les  essences,  dix,  vingt  et 
cent.  Ses  gardes  veillent  nuit  et  jour  pour  protéger 
les  massifs  contre  les  incendies.  Puisse  cet  homme 
de  bien  faire  école,  puissent  tous  les  Canadiens 
s'inspirer  de  ses  sentiments. 

Appelons  de  nos  vœux  ce  moment  où  personne  ne 
pourra  diminuer  la  forêt  sans  encourir  la  réprobation 
publique.  N'est-il  pas  clair  que  celui  qui  la  détruit 
est  un  parricide,  coupable  d'une  tentative  contiv 
L'existence  même  de  la  patrie  ? 

Pour  protéger  la  forêt,  la  loi  sera  toujours 
impuissante   sans    le   secours  de   l'opinion    publique. 


(1)     Voir  le  livre  de  M.    George  Johnson,  "Forest  Weolth  "t 
Canada.  " 


58  l'indépendance  économique 


Quand  celui  qui  coupera  un  arbre  inutilement  ou 
sans  le  remplacer,  sera  tenu  pour  un  ignorant  ou  un 
imbécile,  quand  le  dévastateur  de  la  forêt  sera  noté 
d'infamie  et  montré  du  doigt  par  ses  concitoyens, 
quand  celui  qui  y  mettra  le  feu  passera  pour  un 
aliéné  dangereux  dont  on  demandera  l'internement, 
quand  le  témoin  d'un  de  ces  forfaits  qui  ne  le  dénon- 
cera pas  sera  jugé  aussi  coupable  que  l'agent  actif  du 
crime,  alors  seulement  la  loi  cessera  d'être  une  lettre 
morte  pour  devenir  efficace  et  active. 

Ainsi  donc,  si  le  mal  doit  continuer,  ne  nous 
avisons  pas  d'en  accuser  les  gouvernements  qui  sont 
nos  mandataires  et  qui  seront  toujours  plus  ou  moins 
faits  à  notre  image.  S'ils  se  montrent  apathiques,  le 
mal  vient  de  nous.  N'attendons  pas  que  d'autres 
fassent  notre  œuvre,  car  alors  elle  ne  sera  peut-être 
jamais  faite.  Ce  n'est  que  rarement  qu'il  surgit 
parmi  les  peuples  de  ces  âmes  puissantes  et  droites, 
assez  clairvoyantes  pour  voir  la  vérité  et  assez  fortes 
pour  l'imposer. 

Avant  donc  de  parler  de  la  conservation  et  de 
l'exploitation  de  la  région  qui  nous  occupe  en  ce 
moment,  il  importe  de  savoir  quelle  population 
l'habite  et  quel  esprit  anime  cette  population.  Le 
groupe  de  langue  française  nous  attirera  tout  d'abord 
puisqu'il  est,  dans  cette  région,  le  plus  anciennement 


DU    CANADA    FRANÇAIS  59 

établi  et  le  plus  nombreux.  Il  oti're  en  outre,  <iu 
point  de  vue  de  la  formation  nationale  canadienne,  un 
intérêt  au  moins  égal  à  l'autre.  Ce  .sera  le  sujet  de 
la  prochaine  étude. 


IV 
LA  POPULATION  FRANÇAISE 


Son  développement  numérique. — Insuffisance  de 
l'instruction  primaire  et  manque  de  connais- 
sances pratiques. — Défaut  social  de  la  race 
et  ses  conséquences.  —  plus  avancés  sociale- 
MENT que  les  Français,  au  début  du  19e  siè- 
cle, les  Canadiens -français  paraissent  main- 
tenant   EN    RETARD.  —  FAIBLESSE     ÉCONOMIQUE 

des  Canadiens-français. — Ses  causes. — Signes 
encourageants  pour  l' avenir. 


CE  rameau  détaché  du  vieux  tronc  français  a  tou- 
jours intéressé  ceux  qui,  s'occupant  de  socio- 
logie ou  d'histoire,  ont  eu  l'avantage  de  l'étudier  de 
près.  On  a  beaucoup  écrit  à  son  sujet  dans  les  deux 
hémisphères,  et  la  plupart  du  temps  avec  une  igno- 
rance excusable  lorsqu'il  s'agit  de  détails,  impardon- 
nable quant  on  touche  sans  s'en  apercevoir  à  des 
questions  d'une  importance    générale.     Il  est  permis 


DU  CANADA  FRANÇAIS  6  1 

d'ignorer  l'histoire  intime  des  Magyars  hongrois,  il 
serait  honteux  de  ne  pas  savoir  qu'ils  furent  le  boule- 
vard de  la  chrétienté  en  Europe,  les  champions  victo- 
rieux du  principe  autonomique  dans  l'empire  germain. 

C'est  pourtant  une  ignorance  semblable  que  les 
Canadiens- français  ont  pu  constater  chez  un  grand 
nombre  de  ceux  de  leurs  cousins  de  France  qui  ont 
écrit  sur  le  Canada.  Ces  derniers  ont  trouvé  matière 
à  critique  dans  leur  parler  un  peu  achaïque,  dans  les 
mœurs,  les  coutumes  et  les  idées  qui  ne  sont  plus 
celles  de  la  France  contemporaine.  De  la  quasi  mi- 
raculeuse survivance  des  Canadiens-français  et  de 
leur  phénoménal  développement,  on  a  dit  peu  de 
chose.  Qu'ils  se  soient  fait  les  défenseurs  de  l'idée 
française  et  catholique  en  Amérique,  et  cela  au  prix 
de  sacrifices  immenses  ;  qu'ils  aient  usé  dès  le  début  et 
supérieurement  de  la  seule  arme  défensive  que  le  sort 
leur  avait  laissé  :  la  constitution  anglais,'  ;  qu'ils 
aient  lutté  avec  une  opiniâtreté  héroïque  pour  le  prin- 
cipe du  gouvernement  responsable  dont  le  triomphe 
exerce  une  influence  si  décisive  sur  Les  destinées  de 
l'empire  britannique  tout  entier  et  partant  sur  le 
monde,  ce  sont  des  faits  que  l'on  passe  sous  silence 
N'est-il  pas  singulier  qu'on  s'abstienne  de  signaler  en 
France  ces  grands  actes  qui  témoignent  delà  vigueur 
de  la  mentalité  française  ? 

Le    gouvernement    britannique   sent    plus   juste  . 


62  l'indépendance  économique 


tous  ses  actes  officiels  le  prouvent.  Cependant  il 
existe  encore  en  Angleterre  une  école  apparemment 
incorrigible  dans  son  arrogance  à  l'endroit  des 
"  colonials  "  de  toute  race  et  de  toute  couleur.  Sir 
Henry  Steadman  Cotton,  un  officier  important  du 
service  civil  indien,  exprime  dans  un  récent  ouvrage 
la  crainte  que  cette  attitude  persistante  ne  fasse 
perdre  à  la  Grande-Bretagne  l'empire  des  Indes. 
Comme  les  extrêmes  se  touchent,  il  n'est  pas  surpre- 
nant de  trouver  ce  groupe  peu  nombreux,  mais 
bruyant  dans  son  ultra-loyalisme,  tendant  la  main, 
dans  la  république  américaine,  à  ceux-là  précisément 
qui  n'ont  jamais  pardonné  aux  Canadiens  d'être 
restés  fidèles  à  la  Grande-Bretagne,  en  1775.  Pour 
ces  derniers,  le  Canada  français  n'est  qu'un  vestige  de 
l'ancien  régime.  On  n'y  retrouve  plus  sans  doute  les 
charmants  grands  seigneurs  et  les  dames  exquises  du 
temps  de  Frontenac  ;  mais  Jean-Baptiste  est  toujours 
la  momie  de  Jacques-Bonhomme,  la  province  de 
Québec  un  décor  d'opéra  comique. 

Les  Canadiens-Français  se  consolent  facilement 
d'être  ainsi  déprisés.  Ils  savent  que  le  temps  fera 
justice  des  faux  jugements,  et  conscients  de  leur 
propre  valeur,  ils  ont  en  outre  le  sentiment  d'une 
appréciation  fraternelle  de  la  part  d'un  certain 
nombre  de  leurs  compatriotes  de  langue  anglaise 
(  "est    même    un    des     faits    notables     de    notre    vie 


DU  CANADA    FRANÇAIS  63 


nationale  que  les  fauteurs  de  discorde  n'ont  jamais 
réussi  à  entamer  sérieusement  le   fonds  de  confiance 

réciproque  qui  existe  entre  les  deux  populations  du 
Canada  et  que  les  appela  à  la  justice  et  à  la  tolérance 
sont  presque  toujours  écoutés.  Aussi  ces  deux  popu- 
lations semblent-elles  de  plus  en  plus  disposées  à 
partager  amicalement  leurs  gloires  passées,  leurs 
occupations  présentes  et  leurs  soucis  de  l'avenir.  El 
tout  cela  s'accentuera  davantage,  si  nous  savons  nous 
corriger  certains  de  nos  défauts,  dont  le  plus  grave 
sans  aucun  doute  est  notre  faiblesse  économique. 
C'est  là  une  tendance  sociale  qu'il  convient  de  noter, 
avant  de  parler  du  développement  numérique  et  de  la 
condition  économique  de  ces  deux  groupes.     (1) 


(1)  Il  est  toujours  utile  de  savoir  ce  que  les  autres  pensent  de 
nous,  même  lorsque  leur  jugement  est  manifestement  injuste  :  il  i  Bt 
bon  d'être  averti  des  préventions  que  l'on  cherche  à  répandn 
notre  compte  afin  d'être  en  état  de  les  combattre  par  la  sagest 
la  dignité  de  notre  conduite.  C'est  à  ce  point  de  vue  que  nous  noua 
plaçons  pour  détacher  quelques  phrases  du  premier  chapitre  du 
livre  de  M.  <  îoldwin  Smitli  :  "  Canada  and  theCanadian  Question." 

"  Québec  est  une  théocratie. ..  Les  habitants  sont  les  moutons 
du  prêtre.  Celui-ci  est  leur  chef  politique  comme  leur  directeur 
spirituel,  il  désigne  les  hommes  politiques  qui  doivent  servir  les 
intérêts  de  l'Eglise  à  Québec  ou  à  Ottawa.  La  foi  des  paysai 
médiévale...  Il  (le  paysan)  est  simple,  ignorant,  soumis,  crédule, 
encroûté...  il  cultive  de  la  manière  la  plus  primitive  le  lopin  pater 
nel. ..  il  mange  oe  qu'il  cultive  et  son  ordinaire  comprend  beaucoup 
de  soupe  au  pois,  ce  qui  donne  lieu  à  des  moqueries. 


64  l'indépendance  économique 


Pour  ce  qui  est  du  développement  numérique  des 
Canadiens- français,  nous  ne  saurions  mieux  faire 
que  de  consulter  l'étude  publiée  par  M.  Thomas  Côté, 
un  dos  commissaires  du  recensement  de  1901  ;  travail 
qui  met  vivement  en  lumière  l'augmentation  rapide 
de  la  population  française  du  Canada. 

Seconde  province  de  la  confédération,  dit-il,  par 
l'importance  de  sa  population,  Québec  a  vu  sans  cesse 
croître  l'élément  fiançais,  qui  y  a  toujours  été  pré- 
pondérant.    Il    y  a    actuellement    dans  la    province 


...L'habitant  n'est  ni  cultivé,  ni  ambitieux,  mais  il  est  supérieur 
au  troglodyte  de  "  La  terre.  "  Les  Canadiens-français  pullullent. 
L'Iiglise  encourage  chez  eux,  comme  chez  les  Irlandais,  les  mariages 
hâtifs  dans  l'intérêt  delà  morale,  pour  augmenter  le  nombre  de 
fidèles,  et  sans  doute  aussi  le  chiffre  des  contributions...  Le  peuple 
est  pauvre,  mais  l'Eglise,  pour  un  tel  pays,  est  immensément  riche. 
Ni  Versailles,  ni  les  pyramides  n'ont  indiqué  plus  clairement  la 
pviissance  du  roi,  que  la  grande  Eglise  et  le  monastère  dominant  les 
cabanes,  ne  révèlent  le  pouvoir  du  prêtre.  " 

Prétendre  expliquer  par  un  tel  tissu  d'exagérations  la  condi- 
tion sociale  d'un  peuple  est  plus  d'un  pamphlétaire  que  d'un  philo- 
sophe. Et  M.  Goldwin  Smith  n'a  pas  même  le  mérite  d'être  origi- 
nal. Une  foule  d'autres  auteurs  plus  ou  moins  connus  ont  trempé 
leur  plume  dans  le  même  fiel.  Si  leur  but  n'est  pas  de  soulever  les 
populations  canadiennes  les  unes  contre  les  autres,  il  est  difficile  de 
comprendre  ce  vers  quoi  ils  tendent.  Qu'on  songe  à  l'effet  que  de 
tels  écrits  sans  cesse  renouvelés  doivent  produire  sur  la  population 
d'Ontario  !  Il  n'est  pas  surprenant  qu'elle  connaisse  mal  les  Cana- 
diens-français. La  merveille  c'est  qu'elle  ne  les  déteste  pas  de  tout 
son  cour. 


!  0  CANADA    FRANÇAIS  65 

1.649,898  habitants,  donl  L.322,115  de  langue  fran- 
çaise, 289,929  de  langue  anglaise  et  36,854  apparte- 
nant à  des  races  diverses.  L'augmentation  de  la 
population  dans  la  province  de  Québec  en  dix  an 
de  160,363.  Comme  les  Canadiens-français  de  eette 
province  ont  augmenté  de  125,769,  la  population 
non- fiançai  se  n'a  donc  progressé  que  de  34,594. 
Cette  dernière  est  en  minorité  dans  tous  les  coll- 
électoraux,  excepté  Argenteuil,  Pontiac,  les  divisions 
Sainte-Anne  et  Saint-Antoine  de  Montréal,  Brome, 
Huntingdon  et  Stanstead.  Il  y  a  vingt  ans,  les 
Canadiens-français  étaient  en  minorité  dans  tous  les 
cantons  de  l'Est,  ainsi  (pie  dans  Pontiac,  Argenteuil, 
Québec-Ouest,  Huntingdon  et  Montréal-Ouest  Cha- 
que recensement  décennal  a  indiqué  en  leur  faveur 
des  gains  considérables.  Si  bien  qu'aujourd'hui,  dans 
tous  les  collèges  électoraux  qui,  à  l'époque  de  la 
confédération,  devaient  être,  dans  l'esprit  de 
auteurs,  exclusivement  réservés  à  l'élément  anglo- 
saxon,  ils  sont  en  majorité.  Petit  à  petit  les  Anglo- 
saxons  ont  déserté  ces  (-(.lièges  électoraux  et  ont 
remplacés  par  des  Canadiens-français.  Le  tableau 
suivant  indique  la  progression  : 


66 


l'indépendance  économique 


Canadiens-français 

Autres  origines 

1881    1891 

1901 

1881 

1891 

1901 

Huntingdon 

4.617'  4,489 
8,009    9,330 
4,910    4.839 
4,749    6,938 
5,828    8,771 
7,70ii  10,335 
6,414    5,951 
5,054!  6,663 

5,106 
9,913 
4,766 
8,749 
10,690 
14,468 
7,393 
9,402 

10,878 
8,300 

10,917 

10,832 
6,393 

11,850 
9,648 

14,185 

9,896 
9,192 
9,870 

11,129 
8,155 

12,444 
9,207 

15,421 

8,804 

T.                 6 

8,569 

Rtanstead 

Sherbrooke   

8,631 

10,249 

7,736 

1 1 ,992 

Argenteuil 

Pontiac 

9,016 
16,320 

Le  même  phénomène  se  produit  dans  les  comtés 
d'Ontario  situés  sur  les  contins  de  Québec,  comme 
nous  le  verrons  plus  loin. 

Dans  les  provinces  maritimes  aussi,  la  proportion 
des  Acadiens  augmente  par  rapport  à  la  population 
générale.  Le  miracle,  dans  cette  contrée,  c'est  que  la 
population  française  y  existe  du  tout,  après  la  cruelle 
persécution  qu'elle  a  subie  autrefois  et  qui  même  au- 
jourd'hui n'a  pas  encore  pris  tin,  bien  que  ce  ne  soit 
plus  l'autorité  politique  qui  la  continue.  Là,  comme 
aux  Etats-Unis,  les  amis  de  la  langue  française  ont  à 
combattre  un  ennemi  nouveau  et  puissant  qu'ils  vou- 
draient pouvoir  inspecter  et  aimer.  C'est  uniquement 
à  son  courage  et  à  son  amour  de  la  patrie  acadienne 
que  ce  groupe  doit  sa  survivance.     Dès  que  les  cir- 


DU  CANADA   FRANÇAIS  07 

constances  le  permirent,  les  Acadiens  revinrent  des 
contrées  lointaines  où  on  les  avait  déportés,  ils  sorti- 
rent des  bois  où  on  les  avait  traqués  comme  des  bf"-t<-s 
fauves.  Aujourd'hui  ils  occupent  de  nouveau  l'an- 
tique patrie  ;  ils  ont  leurs  terres,  leurs  églises,  leurs 
écoles,  leurs  collèges,  toute  leur  organisation  sociale. 
Il  semble  cependant  que  leur  caractère  reflète  quelque 
chose  des  tristesses  passées.  Ils  sont  plus  graves  et 
moins  connnunieatif's  que  les  gens  de  Québec. 

"  Je  me  sens  le  coeur  réjoui,  écrivait  le  regretté  abbé 
Casgrain,  en  songeant  que  cette  belle  contrée,  arrosée 
par  les  rivières  Memramcook  et  Petitcoudiac,  est 
encore  toute  française.  Les  Acadiens  qui  avaient  été 
expulsés  en  1775,  en  ont  de  nouveau  pris  possession. 
ils  y  ont  si  bien  prospéré,  qu'ils  forment  aujourd'hui 
le  groupe  le  plus  important  de  leur  race  au  Canada... 
Les  terrains  que  leurs  ancêtres  axaient  conquis  sur 
la  mer,  par  les  travaux  d'endiguement  qu'ils  avaient 
fait  le  long  des  deux  rivières,  et  qui  avaient  été  sub- 
mergés depuis  leur  dispersion,  ont  été  mis  en  culture 
depuis  leur  retour.  Ces  terrains  cnt  été  tellement 
agrandis  d'année  en  année,  qu'aujourd'hui  leur  lon- 
gueur totale  n'est  pas  moins  de  trente  milles  sur  une 
largeur  considérable. 

Les  Acadiens  ont  remporté  là  une  belle  victoire. 
Ils  ont  prouvé  qu'on  n'extermine  pas  un  peuple  qui 
garde  dans  son  cœur  l'amour  de  sou  pays.     Cette  po- 


68 


l'indépendance  économique 


pulation  pleine  de  vigueur  et  de  sève,  et  qui  a  produit 
depuis  son  retour  beaucoup  d'hommes  distingués, 
augmente  constamment  en  nombre.  M.  Côté,  dans 
l'étude  dont  nous  avons  cité  plus  haut  quelques 
passages,  fait  remarquer  que  tandis  que  la  popu- 
lation de  langue  anglaise  diminue  dans  deux  sur 
trois  des  provinces  maritimes,  la  population  de 
langue  française  y  augmente  notablement,  ainsi  que 
l'atteste  le  tableau  que  nous  transcrivons  : 


Population  fra> 

Ç.AISE 

1SS1 

1891 

1901 

Prince-  Edouard 

10,751 
41, -il!) 
56,6.'!f> 

11,847 
29,836 
61,767 

13,866 

45,161 
79.979 

Quant  à  l'Ontario,  sa  population  totale  n'a  aug- 
menté que  de  68,622  durant  la  dernière  décade,  et 
sur  cette  augmentation  celle  de  la  population  de 
langue  française  compte  pour  57,548.  Il  résulte  de 
ces  chiffres  qu'à  une  population  totale  de  1,404,974 
en  1891,  les  Canadiens-français  ont  ajouté  pendant  la 
décade  244,897.  L'augmentation  entière  de  la  popu- 
lation durant  la  même  période  ayant  été  de  538,076, 
il  s'ensuit  que  près  de  la  moitié  de  cette  augmenta- 
tion est  due  aux  citoyens  d'origine  française. 


DL*    CANADA    FRANÇAIS 


69 


Si  nous  voulons  suivre  les  Canadiens-fra 
jusqu'aux  Etats-Unis  nous  retrouverons  la  même 
fécondité.  M.  R.-li.  Kuczynski  a  publié,  d'après  le 
recensement  de  1895,  une  statistique  intéressante 
sur  la  fécondité  des  races  dans  la  Nouvelle-Angleterre. 
Il  a  dressé  pour  le  Massachusetts  un  tableau  que  nous 
résumons  ici,  en  faisant  remarquer  que  la  proportion 
est  à  peu  de  chose  près  la  même  dans  toute  la 
Nouvelle- Angleterre. 

FÉCONDITÉ  DKS  RACES  AU  MA8SACHUSETTS. 


Lieu  de  naissance  des    Nombre  d'en- 
mùres  faut  s 


Massachusetts  .    i  518,614 

Nouv. -Angleterre 202  1573 

Autres  Etats  de  l'union  ti.'î, 212 

Irlande 472,467 

Canada-Anglais    15,328 

Canada-Français 04,  i7<i 

Angleterre 94,030 

Allemagne ■  32,4)5 


Nombre  d'en-  No.  d'enfante 

fants  par  vivants  par 

bmme  mai  i  t  femme  mariés 


•-'.7'» 

1.95 

2.64 

1.86 

2.76 

l.'.u 

4. '.17 

3-20 

3.21 

2.24 

5.47 

4.07 

2.65 

4.21 

2.  !>7 

AI.  Kuczynski  constate  (pie  de  toutes  les  Cana- 
diennes-françaises mariées,  âgées  de  soixante  ans  ou 
plus,  dans  le  Massachusetts,  Tannée  du  recensement, 
trente-deux  seulement  n'avaient  pas  eu  d'enfants.  La 
théorie  de  la  disparition  prochaine  de  la  race  française 


70  l'indépendance  économique 

en    Amérique    ne    semble  donc    pas  très    clairement 
établie.  (1) 

Si  la  progression  numérique  est  un  facteur  impor- 
tant dans  Téconomie  d'un  peuple,  le  degré  d'instruc- 
tion ne  l'est  pas  moins.  Plus  un  peuple  est  instruit — 
nous  entendons  par  là  la  véritable  instruction  qui 
comporte  aussi  l'éducation — plus  il  lit  et  plus  il  pense  ; 
en  pensant  il  se  civilise,  et  il  arrive  rapidement  à  dé- 
sirer et  à  obtenir  par  le  travail  et  par  l'effort,  les 
qualités  sociales  et  économiques  qui  sont  nécessaires  à 
son  progrès.  A  ce  point  de  vue,  le  tableau  que  pré- 
sente la  population  française  du  Canada  n'est  pas 
aussi  encourageant.  Cela  paraîtra  vrai  surtout  si 
l'on  veut  bien  ne  pas  perdre  de  vue  l'urgence  du  dé- 
veloppement économique  du  Canada,  la  nécessité  ab- 
solue ou  nous  sommes  de  trouver  certaines  solutions 
sociales  si  nous  voulons  rester  les  maîtres  de  notre 
pays. 

Dans  un  moment  ou  les  circonstances  nous  impo- 
sent le  devoir  de  nous  rendre  supérieurs  aux  autres 
peuples  au  point  de  vue  économique,  nous  constatons 
chez  une  partie  de  la  population  canadienne,  sous  cer- 
tains rapports,  une  infériorité  marquée.  C'est  la  leçon 


(1)  Il  y  a  des   réserves  à  faire  à  ce  sujet.     Nous   aurons   à  en 
parler  lorsque  nous  traiterons  de  l'avenir  industriel  du  Canada. 


DU  CANADA   FRANÇAIS 


71 


que  nous  pouvons  tirer  des  chiffres  des  deux  derniers 
recensements  décennaux  résumés  dans  le  tableau  sui- 
vant que  nous  trouvons  dans  l'annuaire  statistique 
officiel  pour  l'année  1903  ; 

STATISTIQUE  DES  ILLETTRÉS  EN  CANADA 


four  cent  sur 

Année 

Illettrée 

Population 
totale 

Canada 

1891 

1,449,446 

29.99 

<< 

1901 
1891 

1,322,816 

34,198 

24.63 

Colombie-Britannique.. 

31  29 

" 

1101 

55,902 

28.38 

Manitoba 

1891 

43,282 

26.58 

" 

1901 

67,833 

30.64 

Nouveau-Brunswick  .  .. 

1891 

98,438 

26.41 

" 

1901 

87,442 

26.57 

Nouvelle-Ecosse 

1891 

119  b7.~> 

24  03 

" 

1901 

110,42.-) 

21.48 

1891 

454,353 

18.13 

M 

1901 
1891 

27,126 

19.13 

Prince-Edouard 

24.87 

" 

1901 

21,296 

20.62 

Québec    

1891 

609,925 

40.98 

«< 

1901 
1891 

487,591 
62,549 

... i    , 

Territoires    N    0 

63.21» 

t« 

1901 

96,638 

4.").  66 

Ce  malheureux  tableau  indique  que  malgré  de 
très  notables  progrès,  la  provi  nce  française  de  Québec 
donne  le  pour  cent  le  plus  considérable  d'illettrée 
C'est  dans  cette  province  qu'on  trouve  le  nombre  le 
plus  considérable  de  personnes  ne  sachant  ni  lire,  ni 
écrire,  soit  487,591  contre  395,690  pour  Ontario  dont 
la  population  est  d'un   demi-million  plus  nombreuse 


72  l'indépendance  économique 


C'est  ce  nombre  alarmant  d'illettrés  qui  a  servi  de 
base  à  toutes  les  accusations  d'ignorance  portées 
contre  la  province  française,  et  il  faut  convenir  en 
effet  que  c'est  une  constatation  désolante. 

Hâtons-nous  cependant  de  dire  que  cette  statis- 
tique montre  la  province  de  Québec  sous  vin  jour 
quelque  peu  faux.  Dans  Ontario  on  ne  trouve 
qu'une  proportion  de  11.34  p.  100  d'enfants  au- 
dessous  de  cinq  ans.  Dans  Québec  cette  proportion 
est  de  14.41.  De  sorte  qu'il  reste  dans  Ontario  une 
proportion  de  7.85  p.  100  illettrés  au-dessus  de  cinq 
ans  contre  15.10  p.  100  dans  Québec.  Le  nombre 
est  encore  presque  deux  fois  aussi  considérable  dans  la 
province  française.  Il  est  certain  que  eelle-ci  doit  en 
grande  partie  cette  infériorité  à  la  faiblesse  de  son 
organisation  scolaire  et  surtout  au  défaut  d'esprit  de 
suite  et  de  fermeté  dans  l'application  de  la  loi.  On 
n'enseigne  pas  assez  aux  parents  qu'un  des  crimes  les 
plus  irrémissible  qu'ils  puissent  commettre,  c'est  de 
permettre  que  leurs  enfants  grandissent  dans  l'igno- 
rance. 

M.  Léon  Gérin  a  consacré  à  cotte  question  vitale 
plusieurs  belles  et  savantes  études  qui  ont  paru  dans 
la  "  Science  Sociale  "  de  l'année  1897.  Le  recensement 
de  1891,  sur  lequel  il  travaillait,  indiquait  le  chiffre 
vraiment  effrayant  de  009,925  illettrés  sur  une 
population  de  160,303  moindre  que  celle  de  1901.    Il 


DU   CANADA  FRANÇAIS  73 


a  traité  la  question  au  point  de  vue  exclusivement 
scientifique  et  ses  conclusions,  que  nous  transcrivons 
ici,  méritent  d'être  méditées  attentivement. 

"  Récapitulons,  dit  M.  Gérin.les  données  principales 
fournies  par  notre  enquête  : 

"  1.  La  proportion  d'illettrés  dans  les  divers  grou- 
pes de  population  canadienne  varie  suivant  la  nature 
des  lieux  et  le  régime  du  travail.  Les  illettrés  sont 
nombreux  dans  les  groupes  qui  vivent  de  pêche  ma- 
ritime, d'industrie  forestière  primitive,  de  culture  vi- 
vrière  et  isolée  ;  ils  sont  beaucoup  moins  nombreux 
dans  les  centres  de  fabrication  et  de  commerce,  et, 
d'une  manière  générale,  partout  ou  la  fabrication  et  le 
commerce  entrent  pour  une  part  dans  les  moyens 
d'existence  .de  la  population. 

"  2.  La  pro  portion  d'illettrés  varie  encore  suivant 
les  origines,  ou,  plus  exactement,  suivant  les  tradi- 
tions des  divers  groupes.  Les  illettrés  sont  nombreux 
dans  les  groupes  à  tradition  communautaire  ;  ils  sont 
beaucoup  moins  nombreux  dans  les  groupes  à  forma- 
tion particulariste. 

"  3.  La  tradition  communautaire  affecte  de  deux 
manières  le  développement  de  l'instruction.  D'abord 
en  produisant  un  type  de  travailleur  peu  soucieux  de 
s'élever,  et  par  conséquent,  de  lui-même  peu  porté  à 
s'instruire  en  vue  d'améliorer  sa  condition  et  de  mon- 
ter dans  l'échelle  sociale.     Ce  travailleur  est  aussi  par 


74  l'indépendance  économique 


lui-même  peu  capable  d'organiser  et  de  faire  fonc- 
tionner convenablement  le  service  scolaire  local.  La 
tradition  communautaire  affecte  encore  le  développe- 
ment de  Vinstruct.on  en  produisant  des  classes  diri- 
geantes détachées  toutes  de  la  pratique  des  arts 
usuels  et  formées  en  grandes  corporations.  Ces  classes 
sont  moins  promptes  à  percevoir,  moins  aptes  à  réa- 
liser  les  réformes  désirables  pour  la  masse  des  habi- 
tants. Elles  appliquent  le  mécanisme  scolaire  pour 
leurs  fins  corporati  .'es  spéc  iales  ;  elles  sont,  du  reste, 
peu  en  mesure  de  produire  au  sein  de  la  population, 
parallèlement  à  la  diffusion  de  l'instruction,  ce  déve- 
loppement de  l'initiative  et  des  moyens  d'existence, 
sans  lequel  on  aboutit  au  déclassement. 

"  La  réforme,  pour  être  sérieuse,  pour  être  com- 
plète, devra  donc  porter  sur  ces  trois  points  :  Les 
moyens  d'existence  de  la  population,  la  formation  de 
la  classe  ouvrière,  la  formation  de  la  classe  dirigeante.  " 

On  saisit  très  bien  dans  les  lignes  qui  précèdent 
le  défaut  capital  dans  la  formation  sociale  des  Cana- 
diens-français, et  de  nos  jours  ce  défaut  tend  à  s'ac- 
centuer. Si  cela  continue,  les  conséquences  à  venir 
seront  évidemment  très  malheureuses.  S'habituer  de 
plus  en  plus  à  rester  en  tutelle  et  se  déshabituer  de  pen- 
ser, n'oser  marcher  seul,  laisser  à  d'autres  le  soin  de 
l'initiative  et  l'accomplissement  des  devoirs  sociaux, 
voilà  la  première  cause  de  faiblesse,  le  premier  germe  de 


DU    CANADA    FRANÇAIS  75 


décadence,  le  premier  pas  dans  la  voie  fatale  par  la- 
quelle un  peuple  qui  s'oublie  tombe  rapidement  au 
rang  des  races  faibles  et  inférieures,  victimes  toutes 
désignées  du  minotaure  social.  C'est  par  l'action  que 
l'on  devient  fort  et  les  forts  n'attendent  pas  que  le 
salut  leur  vienne  du  dehors.  Ils  ne  se  courbent  point 
passifs  sous  les  coups  du  destin,  ils  lui  résistent  ;  ils 
ne  se  contentent  pas  de  rester  sur  la  défensive,  mais  à 
l'occasion  ils  attaquent  ;  repoussés,  ils  ne  se  rebutent 
pas,  ils  reviennent  à  la  charge. 

Esprit  d'initiative  indépendant  et  persévérant 
parfois  jusqu'à  l'opiniâtreté,  telle  est  la  marque  de 
ceux  auxquels  appartiennent  l'avenir.  Tous  ceux  qui 
ont  étudié  la  science  sociale  comprennent  que  sans 
cette  qualité  largement  répandue,  une  organisation 
vraiment  forte  de  la  vie  publique  comme  de  la  vie 
privée  est  impossible. 

Par  suite  de  la  déplorable  faiblesse  de  l'opinion 
publique,  on  a  pu  impunément  négliger  l'école 
primaire.  Le  législateur  ne  se  sentant  pas  soutenu 
par  elle,  a  plusieurs  fois  reculé  devant  des  influences 
latentes  mais  très  puissantes  qui  s'opposent  à  un  plus 
grand  développement  du  système  scolaire.  Ceux  qui 
agissent  ainsi  peuvent  être  de  bonne  foi,  mais  il  ne  font 
pas  preuve  de  prévoyance.  Prétendent-ils  arrêter  l'évo- 
lution humaine  ?  Ils  peuvent  bien  en  sous-main  poser 
des  entraves,  mais  aucun  corps  responsable    n'oserait 


76  l'indépendance  économique 


.s'opposer  ouvertement  à  la  diffusion  de  l'enseigne- 
ment, parce  que  l'on  sent  très  bien  qu'il  faut  que  cela 
soit. 

Puisqu'il  en  est  ainsi,  pourquoi  ne  pas  accepter 
franchement  cette  nécessité  et  en  tirer  le  meilleur 
parti  possible  ?  Qu'on  instruise  les  enfants,  mais  qu'on 
les  dirige  en  les  instruisant.  Qu'on  s'efforce  de  leur 
enseigner  dès  le  bas  âge  les  moyens  pratiques  et 
probes  de  se  tirer  d'affaire.  L'on  s'apercevra  bien 
vite,  si  l'on  veut  faire  cela, qu'une  instruction  primaire 
ainsi  comprise,  bien  loin  de  pousser  les  jeunes  gens 
vers  les  villes,  bien  loin  de  leur  inspirer  le  goût  de  la 
paresse  et  la  passion  de  l'alcool,  en  fera  des  hommes 
sages,  des  agriculteurs  experts  et  ambitieux,  ayant 
l'amour  de  la  terre  et  du  progrès  et  un  éloignement 
profond  pour  les  vices  sociaux  qui  minent  actuelle- 
ment la  population  française  du  Canada. 

On  semble  avoir  craint  de  trouver  dans  l'école 
primaire  améliorée  une  concurrence  qui  ferait  tort 
aux  collèges  et  aux  couvents.  Erreur  profonde  et 
démontrée,  ou  l'on  est  tombé  sans  doute  par  crainte 
de  voir  se  renouveler  ici  les  troubles  scolaires  de  la 
France,  où  les  conditions  sociales  et  politiques  sont 
toutes  différentes  ;  par  suite  aussi  de  1  agitation  faite 
contre  nos  établissements  d'instruction  seco  daire  par 
certains  amis  de  l'instruction  plus  ardents  qu'éclairés. 
Cette  dénonciation  de  l'enseignement  secondaire  dans 


DU    CANADA    FRANÇAIS  77 

la  province  de  Québec,  en  principe,  est  une  erreur 
aussi  grave  que  celle  que  l'on  commet  en  voulant  y 
limiter  l'instruction  primaire. 

Que  les  collèges  classiques  manquent  de  certaine! 
éléments  pratiques  qu'il  serait  facile  de  leur  donner, 
nul  ne  le  conteste.  Mais  il  est  également  incontestable 
qu'ils  ont  formé, qu'ils  forment  des  hommes  supérieurs 
et  que  leur  rôle  est  de  première  importance  nationale 
et  sociale.  De  telles  institutions  sont  essentielles  aux 
peuples  qui  aspirent  à  devenir  grands.  Ce  sont  des 
foyers,  mais  des  foyers  qui  s'éteindront  si  l'on  ne 
prend  pas  soin  de  les  alimenter. 

Où  donc  trouverons-nous  cet  aliment  dont  les 
collèges  ont  besoin  parmi  une  population  ignorante  et 
illettrée  ?  Nous  comprendrons  mieux  la  situation  lors- 
que nous  aurons  étudié  de  plus  près  le  groupe  français 
qui  nous  occupe  en  ce  moment.  Affirmons  cependant, 
avant  de  passer  outre,  ce  principe  qui  nous  paraît 
consacré  par  l'expérience  :  que  toutes  les  institu- 
tions sociales  contiennent,  à  des  degrés  différents,  de- 
éléments  utiles  qu'il  faut  conserver  avec  soin. 

Détruire,    c'est     presque     toujours    rétrograder 
Détruire  les  collèges    classiques  ce  serait  enlever  au 
Canada- français  son  principal  élément  de  supériorité, 
ce  serait  le  décapiter  une  seconde  fois  en  tarissant  la 
source    de    ses   hommes    publies    ;  négliger    l'école 


78  l'indépendance  économique 


primaire  c'est  préparer  un  autre  genre  de  destruction, 
celle  qui  atteindra  l'influence  qu'exercent  aujourd'hui 
les  directeurs  de  l'enseignement  dans  notre  pays.  Ils 
jouissent  maintenant  de  la  confiance  publique.  S'ils 
venaient  à  la  perdre,  comme  cela  arrivera  s'ils  ne  se 
font  pas  les  champions  de  l'instruction  publique  et  du 
progrès,  ils  ne  la  recouvreraient  plus.  Non,  ils  ne  faut 
pas  détruire,  mais  édifier,  améliorer  sans  cesse.  C'est 
ainsi  que  les  sociétés  sages  et  progressives  respectent 
le  passé  tout  en  pré]  arant  l'avenir. 

En  étudiant  attentivement  le  caractère  de  nos 
compatriotes  d'origine  française,  nous  devrons,  croyons 
nous,  conclure,  qu'au  fond  ils  se  sont  moins  écartés 
de  la  formation  intellectuelle  française  qu'on  pourrait 
le  croire  tout  d'abord  étant  donné  leur  changement 
de  milieu,  et  la  diversité  des  événements  de  leur 
histoire  depuis  la  séparation.  La  cause  en  est  indu- 
bitablement le  fait  qu'ils  ont  continué  à  recevoir  une 
éducation  toute  française.  Le  Canadien-français  est 
resté  essentiellement  et  avant  tout  logique.  Cela  fait 
tout  à  la  fois  sa  force  et  sa  faiblesse.  On  remarque 
le  contraire  chez  l'Anglo-saxon  qui  se  pique  d'être 
pratique  avant  d'être  logique.  Cette  logique  fran- 
çaise, simple  et  lucide,  devient  de  la  profondeur  chez 
les  esprits  d'élite.  Elle  est  en  eflet  essentielle  à 
toutes  les  grandes  conceptions  originales.  On  peut 
dire  qu'elle  fut  de  tout  temps  la  lumière  de  l'esprit 


DU    CANADA    FRANÇAIS 


71» 


français.  Mais  elle  peut  produire  de  regrettables 
résultats  chez  les  sujets  incultes  et  ignorants;  elle 
plus  dangereuse  encore  pour  ceux  qui  ue  sont  qu'à 
demi  instruits,  ou  mal  instruits.  Instruire  sans 
diriger,  c'est  placer  une  arme  meurtrière  entre  les 
mains  de  qui  ne  sait  pas  s'en  servir. 

C'est  une  logique  mal  entendue  qu'on  trouve  au 
fond  de  tous  les  défauts  les  plus  apparents  du  Cana- 
dien-français moderne.  Il  se  peut  qu'il  se  ressente 
encore  des  conséquences  d'une  ancienne  formation 
sociale  vicieuse  et  que  cela  nuise  à  son  développement. 
Mais  cette  cause  ne  nous  paraît  que  très  faible- 
ment déterminante.  Il  est  important  en  effet  de  ne 
pas  oublier  que  le  colon  français  émigré  au  seizième 
ou  au  dix-septième  siècle,  n'a  pas  eu  à  subir  L'effel 
déprimant  d'un  régime  social  tellement  mauvais  qu'il 
a  rendu  la  Révolution  possible.  Les  circonstances 
lui  ont  épargné  au  moins  deux  siècles  de  famines 
périodiques  et  d'oppression,  causes  qui  expliquent 
tout  à  la  fois  les  faiblesses  et  les  violences  de  ce 
peuple  subitement  déchaîné  à  la  fin  du  dix-huitième 
siècle.  Les  étrangers  impartiaux  qui  assistèrent  à 
cette  époque  aux  séances  des  premières  assemblées 
législatives  françaises,  avaient  peine  à  en  croire  leurs 
yeux  et  leurs  oreilles,  tant  ces  députés  leur  parais- 
saient incapables  de  diriger  les  affaires  de  leur  pays 
par  suite  non  seulement  de  leur  ignorance  pratiqw 


80  l'indépendance  économique 

mais  aussi  de  leur  défaut  d'équilibre.  Us  faisaient 
sans  hésiter  des  revendications  extravagantes,  abso- 
lument comme  en  font  aujourd'hui  les  députés  à  la 
Douma.  Il  faut  lire  à  ce  sujet  les  Origine."  de  la 
France  contemporaine,  de  Taine,  et  la  Révolution 
française  de  Thiers. 

Vers  cette  même  époque  les  Canadiens-français, 
tout  en  conservant  au  fond  la  formation  française, 
commençaient  à  manier  habilement  l'arme  constitu- 
tionnelle et  parlementaire,  et  ils  y  avaient  été 
préparés  par  une  longue  suite  de  combats  contre  la 
nature  et  contre  les  hommes,  vie  toute  d'initiative,  où 
il  fallait  oser  et  agir  sous  peine  de  succomber.  On 
admettra  que  les  circonstances  étaient  très  différentes. 
A  tout  événement,  pendant  la  période  de  lutte  cons- 
titutionnelle, il  nous  semble  incontestable  que  l'ini- 
tiative individuelle  et  nationale  leur  a  rarement  fait 
défaut  lorsqu'ils  ont  compris  clairement  leur  intérêt 
ou  leur  devoir. 

Depuis  lors,  malheureusement,  nos  compatriotes 
ne  se  sont  pas  maintenus  à  la  même  hauteur,  parce 
qu'ils  ont  ignoré  l'évolution  sociale  qui  se  produit 
autour  d'eux.  Prenons  au  hasard,  dans  la  classe  la 
moins  entamée,  un  chef  de  famille  cultivateur  vivant 
sur    sa    terre.     Sans    être    riche,   il   est    à  l'abri  du 


DU  CANADA   FRANÇAIS  -SI 


besoin.  (1)  C'est  un  brave  homme,  sa  femme  esl 
excellente,  tous  deux  sont  intelligente.  Ils  sont 
peut-être  illettrés  ;  mais  s'ils  savent  lire  et  écrire-,  ils 
ne  trouvent  à  leur  portée  aucune  littérature  utile  et 
pratique.  C'est  là  un  des  inconvénients  de  leur 
éloigneraient  du  foyer  intellectuel  de  leur  race,  et  il 
faut  avouer  que  le  journal  politique  ne  supplée  que 
très  imparfaitement  à  cette  lacune.  Leurs  horizons 
sont  donc  très  bornés,  la  somme  de  leurs  impressions 
très  faible  et  l'on  peut  dire  qu'ils  ne  connaissent  que 
ce  qui  est  traditionnel  dans  leur  milieu  paroissial. 
Comme  le  grand  nombre  des  ignorants,  ils  ne  savent 
guère  faire  valoir  leur  bien,  ne  se  doutant  même  pas 
qu'il  leur  soit  possible  d'agir  autrement  et  mieux 
qu'ils  ne  font.  Ils  se  laissent  vivre,  et  si  parfois  il 
leur  arrive  de  réfléchir,  voici  comment  ils  raisonnent 
A  quoi  bon  l'effort  ?  La  culture  ne  paye  guère,  on  ne 
vend  presque  rien.  En  cultivant  juste  ce  qu'il  nous  faut 
pour  notre  consommation,  nous  faisons  le  nécessaire 
que  faut-il  de  plus  pour  gagner  le  paradis  ?  On 
répare  à  peine  la  maison  et  les  bâtiments  qui  graduel- 
lement se  dégradent,   on   n'améliore   pas  la  terre  qui 


(1)  Depuis  des  générations  nos  cultivateurs  vivent   dans  l'abon- 
dance des  choses  do  première  néoeesité,     Il  est  rare  qu'ils   Eaawnl 
comme  les  paysans   français  dont   on  nous  fait    la  description,  1<> 
quels  se  privent  presque  du  nécessaire  pour   épargner  et    acquérir 
des  biens  fonciers. 


82  l'indépendance  économique 

s'épuise,  on  soigne  peu  les  bestiaux  dont  la  race 
dégénère  et  dont  le  nombre  diminue.  On  se  sent  un 
peu  plus  pauvre,  mais  on  a  tout  de  même  du  pain  sur 
la  planche.  Acheter  des  machines  agricoles,  des 
animaux  de  race  améliorée  ce  serait  s'appauvrir 
davantage  pour  un  profit  éloigné  et  fort  probléma- 
tique. Quant  à  se  grever  d'impôts,  surtout  de  l'impôt 
scolaire  qui  ne  rapporte  rien  du  tout,  il  ne  faut  pas  y 
songer.  C'est  ainsi  que  se  travestit  la  logique  chez 
l'ignorant.  Cette  famille  a  vécu  ainsi  depuis  plu- 
sieurs générations,  sans  que  le  vice  économique  de 
l'indifférence  routinière  qui  la  mine  l'ait  encore 
atteinte  dans  sa  vitalité,  ni  même  sérieusement  dans 
sa  fierté.  Nous  le  savons  tous,  la  fierté  est  une  des 
grandes  vertus  du  Canadien-français,  puisqu'elle 
repose  sur  le  sentiment  d'une  mission  nationale. 
C'est  peut-être  là  le  point  le  plus  profond  de  sa 
nature,  et  dans  ce  sentiment  il  trouvera  l'aiguillon 
qui  le  sauvera  en  définitive. 

Avant  d'aller  plus  loin,  examinons  les  consé- 
quences immédiates  de  cette  ignorance  et  de  cette 
apathie  du  cultivateur.  Il  nous  suffira,  pour  nous  en 
rendre  compte,  de  comparer  la  statistique  agricole  de 
Québec  avec  celle  d'Ontario,  où  l'état  social  de  l'agri- 
culteur est  meilleur,à  cause  d'une  instruction  pratique 
mieux  dirigée  et  plus  généralement  répandue.  En 
1901,  la  valeur    du    capital   agricole  de  la    province 


DU    CANADA    FRANÇAIS  83 

d'Ontario  B'élevait  à  $932,595,05]  :  dans  la  province 
de    Québec,    le    capital    agricole    n'atteignait    qu'à 

$436,1 7b', 916,  beaucoup  moins  de  la  moitié.  Cepen- 
dant il  n'y  a  pas  deux  fois  plus  de  propriétaires  ou 
cultivateurs  dans  la  province;  supérieure  :  lus  chiffres 
sont  de  225,127  et  de  150,599  respectivement,  Mais 
la  propriété  (|ue  détiennent  ceux-ci  vaut  moins.  Une 
terre  en  culture  dune  étendue  de  cent  acres  ne  vaut 
en  moyenne  que  $3,300  dans  Québec  ;  dans  Ontario 
elle  vaut  $4,500.  Ce  n'est  pas  tout.  La  production 
agricole  de  la  province  d'Ontario,  l'année  du  recen- 
sement,et  sans  déduction  des  frais  de  culture, s'élevait 
à  $197,333,824,  soit  plus  de  20  p.  100,  tandis  que  la 
production  agricole  de  la  province  de  Québec  ne 
s'élevait  qu'à  $86,390,781,  (1)  un  peu  moins  de  20 
p.  100.  De  sorte  que  si  nous  retranchons  les  frais 
de  culture,  il  reste  acquis  que  chaque  automne,  les 
cultivateurs  d'Ontario  réalisent  des  protits  nets 
dépassant  de  cinquante  millions  d<'  dollars  ceux  des 
cultivateurs  de  Québec.  Si  cela  devait  continuer, 
ceux-ci  ne  pourraient  pas  soutenir  la  concurrence 
bien  longtemps.  Il  est  vrai  que  le  climat  de  Québec 
est    plus  rigoureux  que  celui  d'Ontario,  mais  cette 


(lfLes  produits  laitiers  ne  sont  pas  compris  dansées  eliifhv. 
Ils  rendraient  la  situation  de  Quëbec  un  peu  plus  favorable. 


84  l'indépendance  économique 


circonstance  est  bien  loin  d'expliquer  un  aussi  grave 
écart.  (1)  Nous  donnerons  la  preuve  officielle  que  la 
culture  convenablement  dirigée  peut  rapporter  presque 
autant  dans  une  province  que  dans  l'autre. 

Ces  points  importants  constatés,  revenons  à  notre 
famille  type.  Elle  est  nombreuse,  ce  qui  devrait  être 
pour  elle  un  avantage.  Malheureusement,  la  routine 
meurtrière  est  là  qui  1  etreint.  Elle  saisit  les  enfants 
dès  le  bas  âge.  Ils  grandissent,  comme  leurs  parents, 
dans  l'ignorance,  presque  sans  instruction,  sans  édu- 
cation surtout,  et  sans  saine  ambition,  ce  qui  est  bien 
grave.  Nous  ne  disons  pas  qu'ils  deviennent  du 
premier  coup  des  dégénérés,  mais  ils  restent  dans  la 
routine  traditionnelle.  Là  où  il  n'y  a  pas  progrès,  il 
faut  qu'il  y  ait  décadence  et  la  décadence  conduit  à 
la  longue  à  la  sauvagerie.  Les  exemples  en  sont 
rares,  il  est  vrai,  cependant  ii  en  existe.  En  étudiant 
la  condition  actuelle  des  Maures  du  Maroc,  qui 
pourrait  croire  qu'ils  furent  autrefois  un  peuple  de 
haute  civilisation  ! 

Les   générations  qui  se    succèdent  sans    progrès 


(1)  Une  contrée  où  l'on  cultive  avec  succès  le  tabac  ne  saurait 
offrir  de  grands  désavantages  au  point  de  vue  de  la  culture  gêné- 
raie.  On  sait  qu'à  l'est  de  Québec,  où  les  hivers  sont  plus  froids 
que  dans  la  région  de  Montréal,  les  arbres  sont  d'un  excellent 
rapport. 


DU  CANADA    FRANÇAIS  85 


réel  dans  les  campagnes  du  Canada- français,  tendent 
donc,  dans  ces  conditions,  à  devenir  progressivement 
inférieures.  Ainsi  que  cela  arrive  presque  toujours 
en  de  telles  circonstances,  ils  conservent  et  dévelop- 
pent les  vices  de  la  vie  civilisée  en  laissant  de  coté  la 
plupart  de  ses  vertus.  Filles  et  garçons  sont  proba- 
blement quelque  peu  inférieurs  à  leurs  devanciers, 
mais  ils  croient  naturellement  en  connaître  bien  plus 
long.  On  assiège  les  vieux  parents,  dont  l'énergie 
commence  à  décroître  ;  on  leur  demande  destoiletl 
des  équipages,  une  foule  de  choses  fort  au-delà  de 
leurs  moyens.  La  terre  ancestrale  est  hypothéquée 
pour  procurer  ces  inutilités  frivoles,  les  intérêts, 
souvent  usuraires,  mangent  la  récolte,  le  décourage- 
ment survient,  et  bientôt  il  faut  se  disperser  pour 
vivre.  L'héritage  vendu  fournit  les  moyens  de 
s'expatrier,  la  famille  part,  elle  est  perdue  pour  la 
patrie.  Qu'est  devenue  pour  elle  la  devise  national'1  : 
Emparons-nous  du  sol  ?  (  1  ) 


(1)  C'était  là,  du  reste,  le  caractère  des  paysans  français  d'avant 
la  Révolution,  alors  que — et  c'est  là  un  fait  très  remarquable — l'es- 
péranoe  d'améliorer  leur  sort  n'était  pas  enoore  entrée  dans  lem 
esprit  Les  lignes  (jui  précédent  étaient  déjà  éoritee  lorsque  nous 
trouvions  dans  "  Mauprat,  "  de  (ieorgo  Sand,  une  oonânnation  si 
Frappante  de  notre  théorie  que  nous  ne  pouvons  noua  retenir  de 
transcrire  ici  une  page  de  cette  admirable  peinture  : 

•'  Ces  gens-là  (les  paysans)  ont  do  la  vanité,  ils  aiment  la  "  bm 


86  l'indépendance   économique 


N'est-ce  pas  là  la  triste  histoire  d'un  grand 
nombre  de  familles  canadiennes-françaises  ?  C'est, 
en  raccourci,  si  l'on  en  excepte  l'exil  qui  est  heureu- 
sement l'exception,  l'histoire  de  ce  peuple  depuis 
trente  ans.  Nous  touchons  ici  aux  causes  très  simples 
du  mal  qui  le  mine  et  dont  le  symptôme  le  plus 
alarmant,  parcequ'il  est  le  plus  apparent,  est  le 
dépeuplement  des  campagnes. 

11  faut  un  remède    qui  remette    en    œuvre  toutes 


verie,  "  mangent  le  peu  qu'ils  gagnent  pour  paraître,  et  n'ont  pas 
la  prévoyance  de  se  priver  d'un  petit  plaisir  pour  mettre  en  réserve 
nne  ressource  contre  les  grands  besoins.  Enfin,  ils  ne  savent  pas 
gouverner  l'argent  ;  ils  vous  disent  qu'ils  ont  des  dettes,  et  s'il  est 
vrai  qu'ils  en  aient,  il  n'est  pas  vrai  qu'ils  emploient  à  les  payer 
l'argent  que  vous  leur  donnez.  Ils  ne  songent  pas  au  lendemain,  ils 
payent  l'intérêt  aussi  haut  qu'on  veut  le  leur  faire  payer,  et  ils 
achètent  avec  votre  argent  une  chenevière  ou  un  mobilier,  afin  que 
les  voisins  s'étonnent  et  soient  jaloux.  CependaLt  les  dettes  aug- 
mentant tous  les  ans,  et,  au  bout  du  compte,  il  faut  vendre  chene- 
vière et  mobilier,  parce  que  le  créancier  veut  son  remboursement 
ou  de  tels  intérêts  qu'on  ne  peut  y  suffire.  Tout  s'en  va  ;  les  in- 
térêts ont  emporté  le  revenu  ;  on  est  vieux,  on  ne  peut  plus  tra 
vailler.  Les  enfants  vous  abandonnent  parce  que  vous  les  avez  mal 
élevés  et  qu'ils  ont  les  mêmes  passions  et  les  mêmes  vanités  que 
vous."  Le  paysan  dans  ses  conditions  devenait  mendiant  ;  mais 
de  même  qu'en  France  les  choses  sont  aujourd'hui  changées,  de 
même  aussi  au  Canada,  le  paysan  ruiné  n'est  pas  aussi  mal  qu'il 
l'eut  été  autrefois,  puisqu'il  devient  ouvrier  industriel  à  l'étranger. 
Le  progrès  peut  se  retrouver  encore  ici,  mais  il  est  bien  lent  et 
nous  coûte  bien  cher. 


DU  CANADA   FRANÇAIS  87 

les  énergies  nationales  assoupies.  Ce  remède,  c'est 
l'éducation  saine,  et  ces  mots  comportent  beaucoup 
plus  que  la  simple  instruction.  La  mission  de 
qui  ont  à  lui  communiquer  cette  éducation  est  gra 
car  ils  peuvent  se  tromper.  Quelquefois  le  corps 
social,  par  un  merveilleux  instinct  de  conservation, 
résiste,  sans  cause  apparente,  aux  conseils  les  mieux 
intentionnés.  Il  faut  alors  que  l'éducateur  s'arrête 
et  qu'il  réfléchisse,  car  il  se  peut  qu'il  se  trouve  en 
présence  d'une  tendance  qu'il  ne  faut  pas  déraciner 
mais  simplement  diriger. 

Essayons  de  nous  faire  comprendre. 

Parmi  les  causes  d'appauvrissement  et  de  dépeu- 
plement des  campagnes,  on  a  signalé  la  culture 
routinière  et  le  luxe.  La  routine  a  été  combattu' 
avec  assez  de  succès.  Il  suffisait,  en-  effet,  pour 
réussir,  de  donner  l'éveil,  de  diriger  l'opinion  ainsi 
éveillée  en  mettant  directement  sous  le  regard  du 
cultivateur  les  avantages  d'une  culture  intelligente 
et  soignée.  C'était  là  un  commencement  d'éducation 
saine,  aussi,  la  croisade  sérieusement  entrepris.-,  le 
progrès  devint-il  presque  immédiatement  visible. 

Il  n'en  a  pas  été  de  même  pour  le  luxe.  On  a 
tonné  contre  lui  du  haut  de  la  chaire  et  dans  les 
journaux,  mais  sans  beaucoup  de  succès.  Le  peuple 
n'était  pas  convaincu,  l'exemple  était  trop  contagieux, 


88  l'indépendance  économique 


le  boutiquier  trop  accommodant.  En  rejetant  ces 
conseils  bien  intentionnés,  le  peuple  était-il  dans 
l'erreur  ?  Pas  tout  à  fait.  On  a  voulu  extirper  de 
son  cœur  l'amour  des  choses  dispendieuses  et  voyantes. 
On  n'a  peut-être  pas  assez  réfléchi  que  cette  tendance, 
convenablement  dirigée,  pouvait  devenir  le  premier 
pas  vers  l'amour  réel  de  l'art  et  des  industries  d'art. 
Nous  savons  qu'il  existe  dans  cette  population  des 
qualités  artistiques  latentes.  Pour  les  faire  éclater, 
il  suffirait  de  cultiver  son  goût.  Alors  il  rejetterait 
de  lui-même  toute  cette  "  braverie  "  vulgaire  qu'on 
lui  reproche  maintenant. 

N'oublions  pas  que  le  luxe,  en  lui-même,  n'est  pas 
un  vice.  Le  prétendre  ce  serait  condamner  une  foule 
d'excellentes  gens  et  mettre  sous  interdit  des  choses 
belles  et  utiles.  C'est  l'abus  qui  est  vicieux.  Le  luxe 
peut  en  effet  devenir  un  puissant  instrument  du 
progrès.  Il  est  reconnu  de  nos  jours  que  Y  aura 
médiocritas  n'est  plus  de  saine  économie,  et  l'humanité 
ne  progresserait  guère  si  elle  cessait  de  se  forger  des 
besoins  nouveaux.  Mais  le  luxe  n'est  borique  lorsqu'il 
conduit  à  l'effort  et  au  développement  énergique  des 
facultés.  Nous  savons  par  une  trisie  expérience  que 
si  on  le  laisse  sans  direction,  il  peut  conduire  à  la 
vente  des  terres,  au  dépeuplement  des  campagnes  et 
devenir  par  l'abus  un  vice  social  dangereux.  Et 
cependant,  comme  la  loi  de  l'évolution  opère  toujours, 


DU  CANADA  FRANÇAIS 

même    lorsque    certains    faits  semblent    indiquer   le 

contraire,  nous  verrons  bientôt  cette  qualité  latente 
ou  ce  vice,  suivant  le  cas,  qui  a  contribué  à  l'exil 
d'un  grand  nombre  de  Canadiens,  affecter  puissam- 
ment et  favorablement  leurs  destinées,  lorsqu'ils  seront 
transportés  dans  un  autre  milieu  où  nous  aurons  plus 
tard  à  les  suivre. 

On  a  cru  aussi  trouver  la  cause  du  mal  social  dans 
les  entraves  apportées  à  la  colonisation.  M.  Gaston 
de  Montigny  nous  parle  avec  la  juste  indignation  d'un 
cœur  patriotique  et  d'un  esprit  éclairé  d'une  suc 
sion  de  gouvernements,  tous,  en  fait  sinon  en 
principe,  hostiles  au  colon,  et  qui,  pour  un  misérable 
revenu  qu'il  serait  facile  de  se  procurer  autrement, 
vendent  l'héritage  national  à  des  spéculateurs.  Hélas  '. 
il  nous  semble  que  nous  sommes  ici  en  présence  d'un 
effet  plutôt  que  d'une  cause.  N'est-il  pas  tout  naturel 
que  les  assemblées  électives  soient  faites  a  L'image  de 
leurs  commettants  ?  Il  faut  donc  revenir  à  la  famille 
de  notre  respectable  cultivateur  pour  trouver  l'origine 
du  député.  Parmi  les  enfants  de  cet  agriculteur,  le 
curé  ou  le  notaire  en  a  remarqué  un  qui  lui  parait 
bien  doué.  Il  s'emploie  auprès  des  parents  pour  que 
cet  enfant  soit  envoyé  au  petit  séminaire  ou  au  coll 
pour  y  acquérir  la  somme  de  connaissances  ji, 
nécessaire  pour  devenir  prêtre,  avocat  ou  médecin. 
Cette  pratique  est  excellente  et  l'on  ne  saurait  trop  la 


90  l'indépendance  économique 


louer.  Si  ce  jeune  homme  entre  dans  le  sacerdoce,  il  fera 
presque  certainement  ce  qu'on  appelle  un  bon  prêtre, 
c'est-à-dire  qu'il  vivra  d'une  vie  chaste,  il  administrera 
les  sacrements  et  veillera  aux  moeurs  de  ses  parois- 
siens, comme  l'on  fait  ses  devanciers  ;  avec  moins  de 
succès  qu'eux  cependant,  car  lorsqu'une  population 
n'est  pas  en  progrès,  la  criminalité  et  le  vice  se  pro- 
pagent rapidement.  Mais  il  attribuera  cela  à  l'esprit 
corrupteur  du  siècle.  Avocat,  médecin  ou  notaire, 
l'enfant  deviendra  également  un  personnage  respec- 
table, suivant  la  routine  décadente  traditionnelle.  On 
dira  de  lui  :  C'est  un  bon  citoyen.  Cela  est-il  bien 
sûr  ?  Où  voit-on  que  ce  bon  prêtre,  que  ce  respectable 
praticien  soit  meilleur  citoyen  dans  la  classe  où  il  est 
entré  que  son  père  le  cultivateur  dans  la  sienne  ? 
Nous  craignons  bien  qu'il  ait  à  rendre  un  compte 
encore  plus  sévère  de  l'usage  qu'il  aura  fait  de  ses 
talents  et  de  ses  avantages.  Le  premier,  claquemuré 
dans  son  ignorance,  pouvait  assez  difficilement  voir  et 
comprendre.  Le  second  est  resté  volontairement  dans 
les  ténèbres,  car  il  lui  était  possible  d'arriver  à  la 
lumière.  Il  n'a  pas  cru  mal  faire,  il  n'a  pas  pensé,  il 
n'a  pas  su  comprendre  l'important  problème  social  qui 
se  présentait  à  lui,  voilà  tout.  Ceux  qui  l'avaient 
formé  y  avaient-ils  pensé  davantage  ?  Il  est  probable 
q  le  non.  Pourtant  tous  ont  agi  de  la  meilleure  foi 
du  monde.     Nous  ne  peignons  pas  de    malhonnêtes 


DU  CANADA    FRANÇAIS  91 

gens,  nous  ne  faisons  que  signaler  certaines  ignorances, 
au  sens  social  de  ce  mot. 

La  multiplicité  des  crimes  violents  que,  depuis 
quelques  années,  nous  avons  à  déplorer  dans  la 
province  de  Québec,  est  la  manifestation  d'une 
véritable  décadence  sociale.  Les  préceptes  moraux, 
même  appuyés  de  la  sanction  religieuse,  sont  impuis- 
sants à  combattre  ces  tendances,  à  moins  que  l'éduca- 
tion sociale  du  peuple  ne  soit  constamment  soignée. 
Négliger  ce  point  essentiel  c'est  affaiblir  le  corps 
social  et  l'individu,  ou  du  moins  permettre  qu'ils 
s'affaiblissent.  Or,  une  société  où  il  existe  une  forte 
proportion  de  cerveaux  déprimés,  est  en  grand  danger. 
Ces  êtres  faibles  et  impuissants,  ne  se  respectant  plus 
eux-mêmes,  cessent  de  respecter  les  autres,  bien  qu'ils 
les  puissent  craindre.  Leur  habitude  ordinaire  d'esprit 
est  l'apathie,  avec  des  accès  de  violence  aveugle,  ordi- 
nairement déterminés  par  l'abus  de  l'alcool.  Ceux  qui 
en  sont  à  chercher  les  seules  joies  de  la  vie  dans  les 
drogues  que  les  médecins  appellent  les  poisons  du 
système  nerveux,  ne  sont  pas  des  hommes  civilisés, 
ni  même  des  hommes  sauvages,  ce  sont  des  dégénérés. 
C'est  donc  en  vain  que  la  religion  enseignera  la 
morale  la  plus  pure,  si  elle  s'adresse  à  des  sujets 
incapables  de  la  comprendre.  11  faut  combattre 
ces  tendances  mauvaises  en  enseignant  à  l'homme 
dès    son    enfance    l'horreur    de    ces    stimulants,    lui 


92  l'indépendance  économique 


faisant  redouter  les  catastrophes  que  leur  usage 
entraîne  et  lui  démontrant  que  c'est  par  le  dévelop- 
pement des  sources  naturelles  et  légitimes  de  la  vie, 
qui  découlent  inévitablement  de  l'effort,  qu'on 
renaît  à  la  joie  et  à  l'espérance.  C'est  dans  ce  terrain 
préparé  que  la  morale  germera.  Et  puisque,  dans  les 
conditions  actuelles,  il  est  difficile  de  supposer  que 
cette  éducation  puisse  s'acquérir  au  sein  de  la  famille, 
pourquoi  ne  pas  commencer  par  l'école,  cette  réunion 
d'esprits  jeunes  et  propres  à  recevoir  les  saines 
impressions  ? 

Ceux  qui  connaissent  les  campagnes  de  la  province 
de  Québec  devront  convenir  que  nous  ne  représentons 
pas  ici  des  types  imaginaires.  L'esprit  public,  le 
sentiment  des  responsabilités  n'existent  que  chez  un 
bien  petit  nombre,  alors  que  tous  devraient  en  être 
animés.  Or  c'est  parmi  ces  hommes  qu'on  suppose 
instruits,  mais  qui  souvent  ne  le  sont  guère  dans  les 
matières  essentielles,  que  le  peuple  choisit  ses  man- 
dataires. En  acceptant  ce  mandat,  le  député  s'engage, 
en  théorie,  à  renoncer  à  toute  pensée  égoiste  pour 
devenir  un  vigilant  de  toutes  les  heures,  le  gardien 
des  libertés  publiques,  l'artisan  de  la  grandeur 
nationale.  Les  députés  sont-ils  à  la  hauteur  de  cette 
mission  ?  Est-il  facile  qu'ils  le  soient,  tout  imprégnés 
qu'ils  sont  d'une  atmosphère  sociale  viciée  et  qu'ils 
apportent  avec  eux  au  sein  de  l'assemblée  délibérante  ? 


DU   CANADA    FRANÇAIS  93 


Non,  cela  est  à  peine  possible.  Soyons  justes  eep  -n- 
dant.  Parmi  ces  élus  du  suffrage  il  en  est  un  nombre 
plus  grand  qu  on  ne  pense  qni  voudraient 
entreprendre  des  réformes.  Quelques-uns,  c'est  le 
petit  nombre  il  est  vrai,  (/inspirant  des  exemples  du 
passé,  seraient  prêts  à  faire  de  véritables  sacriti  ses 
pour  le  relèvement  social  de  leurs  compatriotes.  Ils 
savent,  ils  sentent  que  leur  salut  est  dans  l'action,  et 
que  pendant  qu'ils  s'attardent  et  s'endorment,  d'au 
prennent  leur  place  au  banquet  des  peuples.  Mais 
ceux-ci  craignent  de  rester  incompris,  ceux-là  ne  se 
sentent  pas  soutenus  par  l'opinion  et  tous  se  trouvent 
désarmés  en  face  de  la  mortelle  apathie  publique.  Et 
c'est  ainsi  qu'il  arrive  que  le  représentant  du  peuple 
dans  sa  sphère  ne  montre  pas  plus  d'initiative 
éclairée  que  l'homme  de  profession  dans  la  sienne,  et 
que  ni  l'un  ni  l'autre  n'est  meilleur  citoyen  que  le 
cultivateur  qui  épuise  sa  terre,  la  vend  et  s'en  va. 

Tels  sont  les  résultats  d'une  vie  social'-  trop  peu 
intense  et  d'une  vie  familiale  trop  étroite,  suivant 
l'expression  de  M.  Gérin.  Il  n'en  fut  pas  toujours 
ainsi. 

Aux  heures  les  plus  sombres  de  l'histoire  cana- 
dienne la  race  canadienne-française  But  s'affirmer. 
Elle  donna  des  preuves  éclatantes  de  patriotisme  el 
desprit  public,  d'audace  dans  Res  conceptions  poli- 
tiques, de  sagesse,  de  mesure  et  de  persévérance  dans 


94 


l'indépendance  économique 


l'exécution  des  réformes  nécessaires  à  la  nation. 
Depuis  lors,  elle  a  un  peu  trop  dormi  sur  ses  lauriers. 
Mais  elle  se  réveille,  elle  ressaisit  son  flambeau.  Déjà, 
nous  l'avons  vu,  l'ennemi  le  plus  redoutable,  l'ignorance 
recule  devant  sa  lumière  et  dans  la  plupart  des 
paroisses  la  stagnation  agricole  est  chose  du  passé. 
Partout  dans  nos  campagnes  le  peuple  se  relève  et  il 
signale  la  reprise  du  combat  en  s'emparant  d'une 
grande  et  importante  industrie,  l'industrie  laitière. 

Le  petit  tableau  qui  suit  donnera  une  idée  de  la 
situation  de  cette  industrie  dans  les  deux  grandes 
provinces  l'année  du  recensement  (1901). 


Ontario. 
Québec. 


Beurre 

Fromage 

Payé 

aux 

patrons 

Liv. 

7,559.542 
24  62i>,000 

$ 

1,527,935 
4,916,756 

Liv. 

131. 967,612 
8ii.630.199 

$ 

13,440.987 
7,957.611 

$ 

12.959,240 
11.039,279 

Rendement 

par  tète 

de  la 

population 


5.9 
6.7 


Pour  comprendre  les  progrés  que  l'ait  la  province 
de  Québec  dans  cette  industrie,  il  faut  savoir  qu'en 
1891,  elle  ne  fabriquait  des  produits  laitiers  qu'au 
montant  d'un  peu  moins  de  trois  millions  de  dollars. 
Nous  avons  de  plus  l'assurance  que  le  progrès  se 
maintient  et  même  qu'il  s'accentue,  puisqu'en  1903, 
elle  comptait  2,638  fabriques,  64>6  de  plus  que  l'année 
du  recensement. 


DU   CAVADA    FRANÇAIS  95 


Cette  industrie,  surtout  celle  du  beurre  depuis 
l'introduction  des  écrémeuses  de  ferme,  demande, 
outre  les  connaissances  spéciales,  beau  :  >up  de  soin  et 
de  propreté.  Elle  exi^e  l'emploi  le  machines  perfec- 
tionnées et  une  surveillance  cous  tan  le  des  fabriques 
par  les  cultivateurs  qui  en  sont  les  patrons.  Ces  patrons 
étant  au  nombre  de  plus  de  cent  mille  sur  un  total 
de  cent  cinquante  mille  cultivateurs  dans  la  province, 
on  peut  dire  que  presque  tous  y  sont  directement 
intéressés.  Les  directeurs  de  fabrique-»,  d'autre  part, 
sont  intéressés  à  ce  que  les  cultivateurs  améliorent 
leurs  races  de  bestiaux,  à  ce  qu'ils  leur  donnent  des 
soins  intelligents  et  suffisants.  Cela  entraîne  néces- 
sairement l'amélioration  des  terres  et  de  toutes  les 
méthodes  de  culture,  le  relèvement  de  toute  la  classe 
agricole. 

Si  Québec  augmente  encore  ses  produits  laitiers 
au  taux  de  341  p.  100  pendant  la  prochaine  décade, 
cela  lui  donnerait  en  1911  une  production  totale, 
sans  tenir  compte  de  la  valeur  du  lait  et  de  la  crème, 
déplus  de  HO  millions.  (  l)  Il  n'y  a  pas  lieu  d'en  dés.- 
pérer  puisque  l'on  constate  dès  maintenant  que  le 
nombre  de  fabriques,  qui,  pendant  la  décade  précé- 


(1)  Il  est  probable  ai  l'on   juge  d'après  Les  résultats  obtenus  en 
1906,  que  la  province  de  Québec  atteindra  en  effet  oe  chiffre  en  191 1 


96  l'indépendance  économique 


('ente,  n'augmentait  qu'à  raison  de  117  par  année, 
s'accroît  maintenant  de  323  par  année.  Si,  pendant 
la  même  période,  l'industrie  laitière  dans  Ontario  ne 
progresse,  comme  pendant  les  dix  années  pasées,  que  de 
100  p.  100, ce  qui  est  déjà  beau,  l'on  aura  bientôt  fait 
disparaître  l'écart  qui  existe  entre  le  revenu  agricole 
des  deux  provinces  et  la  race  française  aura  échappé 
à  un  grand  danger  économique  et   social. 

L'industrie  laiiière  dans  la  province  de  Québec 
n'a  pas  encore  atteint  la  perfection.  On  signale  la 
multiplicité  de  fabriques  trop  petites,  nécessairement 
mal  outillées,  laissant  quelquefois  à  désirer  au  point 
de  vue  sanitaire  et  ne  permettant  pas  aux  patrons  de 
rétribuer  suffisamment  le  fromager.  En  revanche,  on 
constate  presque  partout  une  amélioration  notable  et 
surtout  un  vif  désir  d'adopter  aussi  proinptement  que 
possible  les  méthodes  perfectionnées.  Ce  sentiment 
se  manifeste  par  un  acquiescement  à  tout  ce  qui  peut 
rendre  plus  efficace  la  surveillance  et  le  contrôle.  On 
s'occupe  de  l'assainissement  des  fabriques  et  aussi  de 
l'amélioration  des  produits.  Déjà  il  existe  dans  la 
province  une  vingtaine  d'associations  dont  les  mem- 
bres s'engagent  à  peser  et  à  analyser  le  lait  de  leurs 
vaches.  Ce  mouvement,  qui  tend  à  se  généraliser, 
aura  pour  résultat  l'amélioration  des  troupeaux. 

D'autre  part,  l'élan  aussi  donné  à  l'industrie 
laitière  produit  d  autres  effets  économiques  importants. 


i 


DU   CANADA    FRANÇAIS  97 

Au  ministère  de  l'agriculture  à  Ottawa,  on  constate 
que  c'est  dans   la   province   de  Québec   que    les  id 
nouvelles,  en  matière   d'élevage,  par  exemple,  font  le 
plus  de  progrès.       Il    y  a  peu  d'années  c'était  tout  le 
contraire 

Le  groupe  français  du  Canada  peut  avancer  sans 
crainte  dans  cette  voie  largement  ouverte.  L'accession 
de  richesse  qui  en  résultera  conduira  inévitablement 
à  l'amélioration  de  la  culture  générale.  On  a  repré- 
senté comme  un  danger  l'exportation  très  considérable 
que  nous  faisons  des  produits  laitiers.  Nous 
ne  voyons  pas  la  chose  ainsi.  Si  toutefois  il  existait  là 
un  inconvénient,  il  se  corrigerait  graduellement  avec 
l'augmentation  de  la  population  du  pays.  Et  cette 
croissance  sera  rapide  si  nous  réussissons  à  faire  du 
Canada  un  foyer  d'appel  aux  travailleurs  en  implantant 
ici  la  grande  industrie.  Ceci  nous  amène  à  étudier 
le  groupe  de  langue  française  à  un  autre  point  de 
vue.  Voyons  quel  rôle  il  peut  espérer  de  jouer  au 
Canada  sous  le  rapport  industriel.  L'on  comprendra 
alors  pourquoi,  à  la  devise  populai  re  :  Emparons-nous 
du  sol  !  nous  voudrions  qu'on  ajoutât  cette  autre  qui 
eu  est  le  corollaire  :  Emparons-nous  de  l'industrie  ! 


La  Population  Française  (Suite) 


SON  MANQUE  DE  DEVELOPPEMENT 
INDUSTRIEL 


Le  Canada  français  souffre  vivement  du  défaut 

DE  DÉVELOPPEMENT  INDUSTRIEL.  —  Il  A  PERDU  PAR 

cette  cause  une  moitié  de  sa  population. — 
Conséquences  sociales  alarmantes  qui  en 
découlent. — aptitude  remarquable  des  cana- 
diens-français  pour  les  entreprises  indus- 
trielles. 


LES  Canadiens  d'origine  française  ou  belge  demeu- 
.  rant  au  Canada  étaient,  en  1901,  au  nombre  de 
1,651,880.  Les  Métis  français  ne  figurent  pas  dans 
ce  chiffre.  On  trouve  en  outre  aux  Etats-Unis  envi- 
ron un  million  de  personnes  d'origine  franco- 
canadienne  ;  la  plupart  conservent  pieusement  la 
langue  et  la  religion  des  ancêtres  ;  pour  beaucoup 


DU    CANADA    FRANÇAIS  99 


d'entre  elles,  le  Canada  e'est  toujours  la  patrie  où 
l'on  espère  pouvoir  revenir  pour  y  terminer  ses 
jours. 

Le  Canada  et  la  Nouvelle-Angleterre  contiennent 
donc  environ  2,500,000  personnes  de  sang  français  et 
de  formation  intelllectuelle  française.  La  province 
de  Québec  comprend  150,599  cultivateurs,  lesquels, 
avec  leurs  familles,  si  l'on  compte  cinq  individus  par 
famille,  forment  une  population  agricole  d'environ 
755,000  âmes.  Ce  chiffre  est  trop  peu  élevé,  vu  le 
nombre  ordinaire  de  nos  familles  ;  fixons  donc  approxi- 
mativement la  population  agricole  de  Québec  à  800,- 
000.  Pour  trouver  la  population  agricole  française 
du  Canada,  il  faut  déduire  du  chiffre  ci-haut,  les  cul- 
tivateurs anglophones  de  la  province  de  Québec,  mais 
il  faut  y  ajouter  les  cultivateurs  francophones  des 
autres  provinces.  Ces  chiffres  se  compensent,  et  nous 
restons  avec  une  population  agricole  francophone 
d'environ  800,000.  Retranchons  ce  nombre  du  total 
de  la  population  de  langue  française  (1,6£  0,000)  il 
restera  850,000.  Retranchons  encore  400,000,  lesquels 
représenteront  les  religieux,  les  hommes  de  profes- 
sion, marchands,  artisans,  pêcheurs,  mineurs,  etc. 
Cette  déduction  est  assurément  suffisante,  si  l'on 
réfléchit  qu'il  n'existe  qu'une  bien  faible  proportion 
francophone  dans  la  population  urbaine  des  autres 
provinces  et  que  les  dix  principales  villes  de  la  pro- 


100  l'indépendance  économique 


vince  de  Québec  ne  comptent  guère  plus  de  477,000 
âmes,  dont  une  très  forte  minorité  anglophone. 

Il  reste  donc  dans  le  pays  à  peu  près  450,000 
Canadiens-français  qui  devraient  être  des  entrepre- 
neurs ou  des  ouvriers  industriels.  Mais  nous  savons 
bien  que  la  grande  industrie  ne  s'est  pu  encore  im- 
plantée au  Canada  et  que  sous  le  rapport  industriel, 
la  population  française  est  beaucoup  moins  avancée 
que  la  population  anglaise.  La  valeur  économique 
de  ces  Canadiens-français  n'est  donc  pas  utilisée 
comme  elle  devrait  l'être,  et  il  est  certain  qu'ils  en 
souffrent  énormément,  et  le  pays  avec  eux.  Rappro- 
chons ceux-ci  du  million  de  leurs  compatriotes  que 
notre  imprévoyance  a  exilés  et  nous  pourrons  cons- 
truire un  petit  tableau  beaucoup  plus  utile  qu'agréa- 
ble à  étudier. 

Population  canadienne-française 

Classe  agricole  au  Canada 800,000 

Professsions  et  arts  usuels  au 

Canada 400,000     1 ,200,000 

Classe    industrielle    (puissance 

économique  en  partie  perdue)     450,000 
Emigrés  aux  E.-U.  (puissance 

perdue) 1 ,000,000     1 ,450,000 

Cette  statistique  dressée  d  après  les  données  im- 
parfaites, n'est,  il    est    vrai,  qu'approximative.      Elle 


DU  CANADA    FRANÇAIS  101 


est  suffisante  néanmoins  pour  établir  bien  clairets 
ceci  :  Si  près  d'une  moitié  de  la  population  francs 
qui  se  réclame  de  la  patrie  canadienne,  commence  à 
sortir  du  marasme  économique,  l'autre  moitié  attend 
encore  les  réformes  qui  lui  permettront  de  travailler 
utilement  comme  les  autres  citoyens  à  la  richesse  et 
à  la  grandeur  de  son  pays. 

Le  Canada  français  perd  la  moitié  de  son  effectif 
en  population  par  suite  des  mauvaises  conditions 
économiques  qu'on  y  laisse  subsister.  Aussi  longtemps 
qu'il  en  sera  ainsi,  la  population  française  restera 
sous  le  coup  d'une  langueur  mortelle  qui  la  paraly- 
sera, elle  sera  comme  un  malade  dont  le  système 
nerveux  est  détraqué.  Une  rumeur  sourde  et  cons- 
tante fatiguera  son  oreille.  Cette  rumeur  c'est  la 
plainte  d'un  peuple  dont  l'essor  national  est  comprim  ■ 

Hélas  !  Cette  plainte  nous  l'entendons  comme 
ceux  qui  vivent  dans  le  voisinage  d'une  cataracte 
entendent  le  bruit  des  eaux.  Nous  y  sommes  habitués 
et  l'idée  ne  nous  vient  pas  de  tirer  parti  de  cette  force 
immense  fournie  par  la  nature.  Nous  constatons 
bien,  puisque  la  chose  est  évidente,  qu'une  moitié  de 
notre  population  est  perdue  pour  le  pays  et  m>us  en 
sommes  attristés,  mais  songeons-nous  à  découvrir  la 
racine  du  mal  et  à  l'extirper? 

Par  suite  du  malheureux  état  de  choses  que  noua 
venons  de  constater,  le    Canada  perd   une    moitié  de 


102  l'indépendance  économique 

ses  forces  vives.  Gardons-nous  cependant  de  croire 
que  la  statistique  puisse  nous  révéler  toute  l'étendue 
de  notre  perte.  Il  s'en  faut  de  beaucoup  que  cette 
perte  soit  en  population  seulement.  L'émigration  c'est 
surtout  la  manifestation  extérieure  du  mal.  Tous  les 
Canadiens  ont  au  cœur  une  confiance  inébranlable 
dans  les  grandes  destinées  de  leur  pays.  Mais  pour 
qu'il  devienne  grand  il  est  essentiel  qu'on  puisse  y 
retenir  sa  population  native.  Et  cela  non  plus  ne 
suffit  pas,  il  faut  encore  qu'on  en  fasse  un  foj^er 
d'appel  aux  travailleurs.  On  voit  combien  nous  sommes 
loin  de  cet  idéal,  surtout  dans  la  province  de  Québec. 
L'exode  des  habitants  d'un  pays  jeune,  peu 
peuplé  et  riche  en  ressources  naturelles,  est  la  preuve 
certaine  que  ce  pays  souffre  de  quelque  maladie  éco- 
nomique très  sérieuse.  Or,  un  vice  économique  radical, 
c'est  pour  un  peuple  la  boîte  de  Pandore  ;  tous  les 
fléaux  en  sortent  (1).  L'émigration  entraîne  des  con- 
séquences déplorables  trop  évidentes  pour  qu'il  soit 
nécessaire  de  les  démontrer.  De  l'apathie,  de  la  para- 
lysie morale  et  matérielle  qu'apportent  avec  eux  les 
malaises  économiques,  il  résulte  des  choses  plus  tristes 
encore.     Nous  avons  déjà  touché  du  doigt  une  de  ces 


(1)  A  consulter  J.  Van   Kan.  "  Causes   économiques  de  la  cri- 
minalité. " 


DU  CANADA   FRANÇAIS  10M 


conséquences  :  la  richesse  agricole  d  i  Québec  t  >m 
à  moins  de  la  moitié  de  celle  d'Ontario. 

Chaque  unité  de  population  qui  émigré  est  un 
capital  important  perdu  pour  le  pays.  Mais  chaque 
homme,  chaque  femme,  chaque  enfant  qui  re 
inoccupé,  qui  végète  dans  quelque  occupation  qui  lui 
ferme  l'avenir  ou  qui  n'est  pas  préparé  pour  les  luttes 
de  la  vie,  constitue  non-seulement  une  perte,  mais 
une  cause  de  démoralisation. 

La  souffrance  est  la  condition  des  existences 
humaines  ;  elle  est  aussi  inévitable  que  la  mort.  Mais 
toute  souffrance  ne  conduit  pas  à  la  démoralisation 
publique.  Il  y  a  la  souffrance  normale  et  la  souf- 
france anormale.  Chaque  fois  que  nous  nous  trouvons 
en  présence  de  celle-ci,  il  faut  la  combattre  et  la  faire 
disparaître,  car  elle  n'est  pas  naturelle  ;  elle  est  contre 
nature.  Certes,  l'état  des  ouvriers  industriels  dans 
tous  les  pays  n'est  pas  idéal.  Pour  le  gran  1  nombre 
la  vie  est  bien  étroite,  le  chômage  terrible,  l'espoir 
lointain.  Mais  cet  espoir  existe  :  c'est  ce  qui  sauve 
l'ouvrier,  c'est  ce  qui  lui  rend  la  vie  supportable.  Il 
coopère,  bien  humblement  il  est  vrai,  à  une  œuvre 
utile  à  la  grandeur  de  sa  patrie  ;  son  pain  es!  amer, 
mais  c'est  du  pain  gagné.  La  vie  lui  est  donc  possible 
puisqu'il  souffre  avec  dignité.  Il  se  réunira  à  ses 
confrères  ;  ensemble  ils  chercheront  à  améliorer  leur 
sort  et  une  voix  secrète  leur  dira  à  tous  que  cette 


104  l'indépendance  économique 


amélioration  est  possible  et  qu'elle  viendra  à  l'heure 
que  marquera  la  Providence  par  le  progrès, par  l'évo- 
lution. 

La  souffrance  démoralisatrice  et  dégradante  est 
celle  qui  échappe  à  l'évolution  et  qui  exclut  presque 
l'espérance.  Ceux  qui  la  subissent  sont  les  vrais 
misérables.  Ils  sont  les  Ilotes  d'Athènes,  les  sombres 
soldats  de  Spartacus,  Sisyphe  roulant  éternellement 
sou  rocher  ;  — tra  vaillant  toujours,  n'accomplissant 
rien,  sachant  qu'ils  ne  sont  rien.  Cerveaux  pauvre- 
ment meublés,  esprits  qui  s'étiolent  toujours  davan- 
tage en  subissant  sans  espoir  et  bientôt  sans  lutte  les 
coups  inexorables  du  destin.  Les  faibles  courbent  à 
jamais  la  tête,  ils  demandent  à  l'alcool  l'insensibilité 
d'où  ils  se  réveillent  ensanglantés  par  quelque  crime 
brutal  et  stupide.  Leurs  enfants  porteront  les  stig- 
mates de  Lombroso.  Les  plus  forts  combattent.  Ils 
se  feront  sous  une  forme  ou  sous  une  autre  les  enne- 
mis actifs  de  la  société.  Déjà  ils  sont  en  guerre  contre 
la  société  canadienne. 

Il  est  officiellement  constaté  qu'il  a  surgi  sur  les 
terres  publiques,  dans  les  forêts  de  là  province  de 
Québec,  une  classe  de  personnes  qui  sont  devenues  un 
vrai  danger  pour  la  société.  Tandis  que  d'une  part 
le  commerçant  de  bois,  par  son  mode  d'exploitation, 
appauvrit  la  forêt  et  nous  enlève  une  certaine  partie 
du  capital  national,  le  colon  d'autre  part  reste  pauvre, 


DU    CANADA    FRANÇAIS  105 

ignorant  et  Bouvent  miséreux  par  l'action  combinée 
du  commerçant  et  des  autorités,  et  lu  paya  en  général 
souffre  comme  lui  de  son  infériorité  économique.  Entre 
le  commerçant  et  le  colon  apparaissent  les  personnes 
dont  nous  parlons,  elles  se  recrutent  parmi  les  dé- 
classés ;  la  commission  de  colonisation  les  appelle 
spéculateurs  et  squatters.  Parfois  même,  oubliant  le 
décorum  du  style  officiel,  elle  les  qualifie  d'"engeanc 
Il  vaudrait  mieux  leur  donner  tout  de  suite  leur  vrai 
nom.  Ce  sont  des  bandits,  comme  ceux  qui  parurent 
soudain  en  France  à  l'époque  de  la  Révolution,  et  qui 
existent  par  les  mêmes  causes.  Ils  dévastent  le  do- 
maine public,  brillent  les  forêts,  pillent  le  "pays  au 
détriment  du  trésor,  du  commerçant  et  du  colon. 

Ainsi,  tandis  que,  de  la  mauvaises  organisation  de 
l'exploitation  forestière  et  de  la  colonisation,  résultent 
des  pertes  matérielles  immenses  en  capitaux  et  en 
revenus  tant  publics  que  privés,  le  mal  économique 
encore  plus  sérieux,  répand  une  démoralisation  géné- 
rale affectant  plusieurs  des  parties  vitales  de  notre 
économie.  Les  illégalités  se  multiplient  et  restent 
impunies,  le  gouvernement  ne  peut  plus  faire  exécuter 
la  loi.  Ne  sait-on  pas  en  effet,  que  les  délinquants 
trouvent  des  encouragements  et  des  complices  jusque 
dans  la  classe  dite  dirigeante.  Il  ne  faut  pas  s  «mi 
étonner.  Aucune  classe  ne  reste  longtemps  saine 
lorsqu'une  partie  notable  du  corps  social  est   malade, 


106  l'indépendance  économique 


et  la  gangrène  pénètre  de  jour  en  jour  plus  profondé- 
ment dans  les  chairs. 

Les  pays  qui  négligent  de  cautériser  leurs  plaies 
tombent  dans  l'impuissance,  dans  la  décadence  et  dans 
la  honte  ;  l'esprit  public  disparaît,  la  loi  devient  une 
lettre  morte.  Bientôt  l'on  pourra  adresser  à  leurs 
classes  dirigeantes  1  apostrophe  terrible  de  Ruy  Blas 
aux  grands  d'Espagne  : 

Ah  !  j'ai  honte  pour  vous  !.  .  .  Au  dedans,  routiers,  reîtres, 

Vont  battant  le  pays  et  brûlant  la  moisson, 

L'escopette  est  braquée  au  coin  de  tout  buisson. 

Comme  si  c'était  peu  de  la  guerre  des  princes, 

Guerre  entre  les  couvents,  guerre  entre  les  provinces, 

Tous  voulant  dévorer  leur  voisin  éperdu. 

Morsures  d'affamés  sur  un  vaisseau  perdu  : 

Notre  église  eu  ruine  est  pleine  de  couleuvres  : 

L'herbe  y  croît.     Quant  aux  grands,  des  aïeux,  mais  pas  d'œuvres. 

Tout  se  fait  par  intrigue  et  rien  par  loyauté. 

L'Espagne  est  un  égoût  où  vient  l'impureté 

De  toute  nation 

La  moitié  de  Madrid  pille  l'autre  moitié, 
Tous  les  juges  vendus,  pas  un  soldat  payé. 

Si  le  groupe  français  du  Canada  veut  conserver 
sa  part  légitime  d'influence  dans  la  chose  publique,  il 
ne  doit  pas  se  contenter  de  vivre  dans  la  contempla- 
tion de  ses  gloires  passées.  S'il  reste  dans  l'infériorité 
économique,  ses  aieux  feront  sa  honte  par  la  compa- 
raison qu'on  fera  entre  eux  et  les  générations  vivantes. 
•  Les  grands  noms  abaissent,  au  lieu  d'élever  ceux  qui 
ne  l<-s  Ravent  pas  soutenir.  "  C'est  en  vain  que  l'on 
s'efforcera  de  hausser  ou  même  de  maintenir  le  niveau 


DU    CANADA    FRANÇAIS  107 


des  études  dans  les  collèges  et  les  universités,  c'esten 
vain  aussi  quel'on  espérera  stabiliser  le  commencement 
de  renaissance  agricole  que  nous  avons  précédemment 

signalé,  si  l'on  reste  avec  une  plaie  vive  au  côté. 

Nous  savons  que  parmi  la  population  française  le 
développement  industriel  est  tout  à  fait  insuffisant, 
puisqu'elle  a  perdu,  par  cette  cause  surtout,  une 
moitié  de  son  effectif,  pour  le  moins.  Il  s'ensuit  tout 
naturellement  qu'au  point  de  vue  des  intérêts  finan- 
ciers, si  importants  dans  l'économie  d'un  peuple,  elle 
ne  compte  guère,  car  ces  choses  se  tiennent.  Les 
grandes  voies  de  communication  et  la  banque  sont  les 
auxiliaires  du  haut  commerce  et  de  la  grande  indus- 
trie. Ceux  qui  les  possèdent  et  qui  les  gouvernent 
seront  toujours  les  vrais  puissants,  la  classe  vraiment 
dirigeante.  Les  autres  groupes  de  population  auront 
beau  produire  de  temps  à  autre  quelques  hommes 
éminents,  ils  resteront  toujours  dans  l'infériorité  so- 
ciale. La  richesse  éclairée  par  le  savoir  et  guidée 
par  l'énergie  sera  toujours  maîtresse.  Il  en  est 
ainsi  même  lorsqu'une  observation  superficielle 
semblerait  démontrer  le  contraire. 

On  en  trouve  un  exemple  frappant  dans  l'état 
social  de  la  France  d'avant  la  Révolution. 

La  caste  noble  comptait,  nous  le  savons,  quelques 
sujets  d'élite,  mais  en  général,  la  noblesse  vivait  dans 
l'ignorance,  tout  au  moins   dans  le  dilettantisme  et 


108  l'indépendance  économique 


dans  l'inaction.  Naturellement  elle  rétrogradait  et 
bientôt  elle  ne  fut  plus  que  nominalement  la  classe 
dirigeante.  En  réalité,  c'était  le  Tiers-Etat,  la  bour- 
geoisie qui  gérait  les  finances  et  gouvernait  le 
royaume.  Elle  administrait  la  chose  publique  et 
dictait  la  loi  dans  les  parlements.  D'un  trait  de  plume, 
ces  hommes  pouvaient  réduire  la  noblesse,  le  haut 
clergé  et  le  roi  lui-même  à  l'impuissance.  Officielle- 
ment, ils  n'étaient  rien,  pratiquement  ils  étaient  tout  ; 
et  c'est  certainement  leur  intervention  qui  rendit  la 
Révolution  possible. 

Nous  avons  essayé  de  démontrer  précédemment 
que  l'avenir  du  Canada  dépend  en  grande  partie  de 
l'état  social  et  économique  du  groupe  français.  Nous 
commençons  maintenant  à  em  revoir  les  causes  prin- 
cipales  <!<■  l'infériorité  alarmante  que  l'on  constate 
chez  lui  à  certains  points  de  vue.  Ceux  qui  accepte- 
ront nos  prémisses  ne  contesteront  pas  notre  conclu- 
sion, que  Je  premier  et  le  principal  remède  à  appliquer, 
c'est  l'encouragement  au  développement  industriel. 

On  se  demandera  peut-être  :  Les  Canadiens- 
français  possèdent-ils  vraiment  les  qualités  requises 
pour  entreprendre  une  grande  œuvre  de  développe- 
ment industriel  ?  Il  ne  s'agit  pas  ici  de  citer  l'exemple 
honorable  d'un  certain  nombre  de  manufacturiers  et 
d'hommes  d'affaires  qui  ont  surgi  ça  et  là  dans  le 
groupe  français.    Leur  mérite  est  d'autant  plus  grand 


DU  CANADA    FRANÇAIS  109 


qu'ils  ont  eu  plus  de  difficultés  à  surmonter,  m  lis 
ne  sont  que  des  exceptions.     Il  s'agit  d'examio  sr 
groupe  dans  son  ensemble  et  de  tirer  une  conclusion 
générale. 

Le  Canadien-français  nous  paraît  posséder  à  un 
très  haut  degré  le  goût  et  le  talent  des  arts  industriels. 
Espérons  que  les  amis  de  l'agriculture  ne  s'alarmeront 
pas  en  entendant  énoncer  cette  proposition  générale. 
Celui  qui  l'affirme  regarde  le  sol  comme  la  plus  im- 
portante de  nos  conquêtes  ;  il  ne  parle  du  développ  • 
ment  industriel  que  parce  qu'il  désire  que  nous  n'en 
perdions  pas  les  fruits.  N'est-il  pas  vrai,  d'une  part, 
que  nous  ne  conserverons  le  sol  que  si  nous  savons  le 
bien  cultiver  ?  N'est-il  pas  constant,  d'autre  part,  que 
la  seule  réforme  agricole  que  nous  ayons  pu  faire 
accepter  par  nos  cultivateurs  a  pris  la  forme  d'une 
industrie,  l'industrie  laitière  ? 

Cet  argument  a  bien  son  importance,  mais  prin 
isolement  il  ne  serait  pas  concluant.  Nous  trouvons 
d'autres  preuves  en  suivant  les  Franco-canadiens 
émigrés  dans  la  république  voisine.  On  n'abandonne 
pas  sans  raison  son  pays  et  son  village  qui  en  est  le 
diminutif.  Ces  pauvres  gens  s'exilent  ou  plutôt 
s'exilaient, — car  le  mouvement,  nous  le  savons,  est 
enrayé — par  nécessité.  Sont-ils  devenus  là-bafi 
commerçants  comme  les  Juifs,  journaliers  comme  la 
plupart  des  Irlandais  et  des  Italiens  ?  Presque  tous 


110  l'indépendance  économique 


sont  entrés  dans  les  fabi'iques  ;  ils  sont    aujourd'hui 
des  ouvriers  industriels. 

Voilà  donc,  clairement  constatés.deux  phénomènes 
sociaux  d'une  portée  générale  qui  viennent  appuyer 
la  proposition.  Plus  concluant  encore  le  succès  qu'ont 
en  générai  remporté  les  ouvriers  canadiens,  malgré 
les  conditions  désavantageuses  où  ils  se  trouvaient 
placés  par  suite  de  leur  langue  et  de  leur  formation 
sociale.  Il  n'est  guère  de  paroisse  dans  la  province 
de  Québec  qui  n'ait  fourni  son  contingent  à  l'émigra- 
tion. Et  si  vous  interrogez  les  parents  sur  le  compte 
des  jeunes  hommes  qui  sont  partis,  on  vous  répondra 
prosque  invariablement  :  Dieu  merci,  mon  fils  va 
bien,  il  a  du  succès  et  gagne  beaucoup.  Puis,  suivant 
le  cas  :  Il  est  contre-maître  ;  c'est  lui  qui  fait  les 
dessins  ou  les  modèles  pour  sa  fabrique  ;  il  conduit 
une  machine  ;  il  est  chef  des  machinistes.  Enfin,  la 
plupart  du  temps,  on  vous  parlera  d'un  avancement 
rapide  qui  vous  rendra  un  peu  sceptique.  Allez  aux 
x'enseignements,  vous  trouverez  que  ces  indications 
sont  le  plus  souvent  exactes,  Il  est  très  vrai  que 
parmi  les  familles  canadiennes  qui  entrent  dans  les 
fabriques  de  la  Nouvelle-Angleterre,  les  femmes  et 
les  vieillards  occupent  les  derniers  rangs.  On  les 
retient  pour  le  travail  à  bon  marché.  Mais,  en  re- 
vanche, presque  tous  les  jeunes  gens  font  preuve  de 


DU   CANADA    FRANÇAIS  111 


talent  et  obtiennent  de   l'avancement  sérieux  dès  les 
premières  années. 

Dans  des  conditions  ordinaires,  il  n'y  aurait  dans 
ces  humbles  succès  rien  de  remarquable.  Que  det 
Canadiens-français,  toutes  choses  égales  d'ailleurs 
réussissent  aussi  b'ien  que  les  autres,  c'est  tout  naturel. 
Qu'ils  excellent  même  dans  certaines  branches 
spéciales,  c'est  encore  normal.  Ces  résultats  ne  sur- 
prennent que  si  nous  tenons  compte  de  l'ignorance 
profonde  où  sont  plongés  au  début  la  plupart  de  ces 
travailleurs.  Elle  est  beaucoup  plus  grande  que 
celle  de  nos  ouvriers  de  Québec  et  de  Montréal,  bien 
que  ceux-ci  ne  soient  pas  des  savants.  "  Il  faut  le 
voir  pour  le  croire,  "  disait  un  jour  en  notre  présence 
Ferdinand  Gagnon,  qui  n'était  pourtant  pas  un  pessi- 
miste, qui  avait  au  contraire  l'espoir  robuste  qui  anime 
les  grands  cœurs. 

La  faculté  de  produire   des  objets  d'un  art  rudi- 
mentaire  se  manifeste   partout  dans  notre   province. 
Qui  n'a  pas  rencontré  sur  les  grèves  du  bas  Saint- Lau 
rent  des  groupes  d'enfants   faisant   flotter  dans  des 
flaques  d'eau  d'admirables  modèles  de  goélettes  et  dr 
chaloupes  ?    Ces    petits    chefs-d'œuvre    reproduisent 
jusque  dans  leurs  moindres   détails  et  en   respectani 
les    proportions,    la    carène    et    le  gréement  de    not 
bateaux  de  cabotage  ;  ils  ont  été  façonnés  sans  autrt- 
outil   qu'un    couteau  et  par  lea   enfants    eux-mêm< 


112  l'indépendance  économique 


PIuh  tard,  ces  enfants  devenus  grands  construiront, 
sans  avoir  jamais  étudié  les  éléments  de  la  construc- 
tion navale,  des  goélettes  sûres  et  rapides.  C'est  un 
talent  qu'on  retrouve  également  chez  les  grecs  mo- 
dernes. Eux  aussi  excellent  en  tout  ce  qui  exige  peu 
d'étude  et  d'apprentissage.  C'est  ainsi  que  se  manifeste 
l'intelligence  ei.ez  les  peuples  bien  doués  qui  manquent 
d'instruction  et  de  direction.  Si  l'on  pouvait  commu- 
niquer aux  Hellènes  le  goût  des  sciences  et  l'élan 
social  qui  en  est  toujours  le  résultat,  l'on  verrait  peut- 
être  leurs  vaisseaux,  comme  autrefois  ceux  de  Thé- 
mistocle,  couvrir  la  Méditerranée  ;  ils  pourraient 
ériger  des  monuments  d'art  immortels  comme  le 
1  arthénon.  Et  les  Canadiens-français  qui  ont  déjà  la 
gloire  d'avoir  dépassé  leurs  rivaux  dans  le  maniement 
de  la  constitution  britannique,  pourraient  les  vaincre 
également  sur  le  terrain  industriel  et  commercial, 
acquérant  ainsi  la  richesse  et  l'influence  nécessaires  à 
l'accomplissement  de  leur  œuvre  en  Amérique. 

Avec  l'apprentissage,  nous  le  savons,  nos  artisans 
improvisés  du  Saint-Laurent  sont  devenus,  dans  les 
chantiers  de  Québec  et  de  Lévis,  d'excellents  cons- 
tructeurs de  navire  au  long  cours  ;  les  plus  énergiques 
se  sont  rapidement  élevés  au  rang  d'entrepreneurs  et 
d'armateurs.  Cette  grande  industrie  a  disparu  depuis 
que  le  fer  remplace  le  bois  dans  les  constructions 
maritimes.      Que    sont   devenus  les   artisans  qui   en 


DU  CANADA  FRANÇAIS  113 


faisaient  naguère  le  succès  ?  Ils  exercent  toujours  dan- 
nos  villes,  mais  dans  dos  conditions  défavorables 
métiers  qui  s<j  rapprochent  le  plus  de  celui  qui  leur  a 
échappé.  Il  n'y  a  pas  très  longtemps  un  entrepre- 
neur de  constructions  dans  une  de  nos  grandes  villes, 
faisait  voir  à  l'auteur  de  cette  étude  des  maisons  qu'il 
venait  de  terminer,  maisons  très  logeables  mais  dans 
le  genre  bon  marché.  "  C'est  du  travail  français, 
disait-il,  tout  ce  qu'il  faut  pour  de  bons  logements  de 
seconde  classe.  "  Et  comme  nous  lui  demandions, 
tout  en  prévoyant  qu  îlle  serait  à  peu  près  sa  réponse, 
comment  il  se  faisait  que  le  travail  français  était 
ainsi  sans  façon  relégué  au  second  plan,  il  répondit 
ceci  :  "  Parmi  les  artisans  réguliers  ayant  fait  l'ap- 
prentissage voulu,  on  trouve  des  hommes  de  toutes 
origines  s;ms  en  excepter  la  française,  bien  que  ces 
derniers  ne  soient  pas  très  nombreux.  Mais  en  dehors 
(i  ces  artisans  spécialisés,  nous  trouvons  toujours 
p  riiii  voa  compatriotes  un  nombre  suffisant  de  Maîtres 
Jacques  qui  savent  faire  un  peu  de  tout  sans  avoir 
r  en  appris  et  dont  le  travail  moins  soigné  coûte 
naturellement  bien  moins  cher. 

On  retrouve  cette  classe  d'ouvriers  dans  beaucoup 
de  villes,  et  c'est  presque  exclusivement  parmi  le» 
Canadiens-français  qu'elle  se  recrute.  Ils  font  preuve 
de  beaucovip  d'ingénuité  dans  la  pose  des  appareils 
électriques  et  plusieurs  sont  devenus  de  bons  électri 


114  l'indépe.vdance  économique 


cieus.  Du  reste,  tous  sont  également  intelligents  et 
actifs,  mais  aussi  à  peu  près  également  illettrés  et 
ignorants.  C'est  ce  qui  nuit  le  plus  à  leur  prospérité 
et  à  leur  avancement.  Nous  ne  sommes  guère  plus 
instruits  que  nos  pères  d'il  y  a  quarante  ans,  alors 
que  Charles  Levêque  s'écriait  :  "  Les  ouvriers  cana- 
diens-français sont,  de  l'aveu  de  tous,  les  meilleurs  et 
les  plus  habiles  travailleurs  de  l'Amérique.  Ils  sont 
très  recherchés  par  les  entrepreneurs.  Donnons-leur 
la  culture  ;  cette  espèce  de  patriotisme  vaudrait 
mieux  que  beaucoup  d'autres.  " 

L'instinct  artistique  de  l'ouvrier  canadien-français 
se  manifeste  plus  que  partout  ailleurs,  peut-être,  dans 
la  construction  et  l'ornementation  des  églises.  M. 
Napoléon  Bourassa  nous  signalait,  il  y  a  plusieurs 
années,  la  naissance  de  cette  industrie  :  "  Nos  églises, 
disait-il,  se  sont  élevées,  comme  nos  maisons,  sans 
grande  architecture  ;  on  tenait  surtout  aux  gros  murs 
et  à  dorer  quelques  zigzags  jetés  en  travers  de  la 
voûte.  Un  peintre  d'enseignes  transcendant,  après 
avoir  peint  la  voiture,  la  maison  et  le  portrait  du  curé 
du  village,  faisait  aussi  dans  ses  loisirs  quelques  saints 
pour  le  sanctuaire.  " 

La  génération  de  ces  artistes  et  architectes  rus- 
tiques est  devenue  très  nombreuse,  car  depuis  trente 
■m  quarante  ans  les  églises  de  la  province  ont  été  en 


DU   CANADA    FRANÇAIS  115 

grande  partie  reconstruites.  Notre  p  iys  leur  doit 
quelque  chose  de  cette  physionomie  caractëristiq  le 
qui  frappe  l'étranger  et  lui  fait  aussitôt  comprendre 

qu  il  est  entré  dans  un  milieu  social  nouveau.  Le 
groupement  des  pillages  autour  des  clochers  plaît  à 
l'œil  comme  à  la  pensée  ;  on  y  retrouve  comme  un 
reflet  de  l'inspiration  de  Millet  ou  de  Huot.  Le 
clocher  lui-même,  eu  bois  recouvert  de  tôle  et  grossiè- 
rement exécuté,  n'est  point  une  chose  laide  dans  ce 
milieu.  Souvent  les  lignes  sont  belles.  Ce*  édifices 
sont  pour  la  plupart  l'œuvre  de  simples  maçons, 
d'après  les  plans  très  sommairement  indi  |ués  par  le 
curé  ou  par  la  fabrique.  L'intérieur  chojue  souvent 
par  l'abus  des  tons  criards,  et  pour  comprendre  jusqu'à 
quel  point  ce  peinturage  s'éloigne  de  l'art  véritable, 
il  n'est  pas  besoin  de  le  mettre  en  regard  d'un  travail 
d'artiste  comme,  par  exemple,  des  peintures  de  voûte 
de  Saint-Sauveur  de  Québec  que  nous  devons  à  M. 
Huot,  ou  des  fresques  de  la  chapelle  de  Lourdes,  à 
Montréal,  qui  sont  l'œuvre  de  M.  Bourassa  lui-même. 
Non,  nos  décorateurs  d'églises  sont  bien  les  continua 
teura  des  peintres  d'enseignes  dont  nous  parle  cet 
artiste.  Il  n'est  pas  même  toujours  vrai  de  dire  que 
ce  sont  des  décorateurs  naifs.  Quelquefois  leur  travail 
décèle  une  prétention  que  rien  ne  justifie. 

En  ce  genre  toutefois  il  faut  admettre  qu'il  est  de* 
degrés  "  du  médiocre  au  pire.  "  Dans  L'intérêt  général 


116  l'indépendance  économique 


nous  pouvons,  nous  devons  critiquer.      Mais  gardons- 
nous  de  mépriser  ou  de  décourager  ces  manifestations 
d'un  art   naissant.     N'oublions   pas  que  les   premiers 
grands  peintres   de   l'école   flamande   ne   furent   que 
d'humbles  artisans,  les  successeurs   de   gens  qui  n'a- 
vaient guère  plus  de  mérite  artistique  que  nos  déco- 
rateurs.     Le  genre  trop  nébuleux  de  l'Allemagne  se 
mêlant  aux  imperfections   du  dessin    français  chargé 
d'inutiles   détails,  donnait   souvent  à  leur  travail   un 
effet  grotesque,  de  même  que  chez  les  nôtres  le   mau- 
vais goût  emprunté  à  nos  voisins  vient  souvent  déparer 
ce   que   l'inspiration   naturelle   de    l'artisan    pourrait 
avoir  d'agréable,  malgré  les  imperfections.      En  exa- 
minant sans  parti  pris,  nous   devrons   admettre   que 
quelques-uns  des  édifices  qui  ont   passé  par  les  mains 
de  ces  ouvriers    sont  joliment   décorés,     Leur  travail 
est  lu   ii  e.uv    que  celui  du   même  genre    lente  ailleurs 
en  A.niérique,  en  autant  du  moins  que  nous  avons  pu 
le  constater.     Parmi  eux,  de  loin  en  loin,  surgiront  de 
véritables  peintres,  statuaires,  architectes,  et  presque 
tous  pourraient  devenir  des  artisans  supérieurs  s'ils 
étaient  instruits   et  convenablement  dirigés      Cette 
réflexion    revient   toujours   comme   le    refrain  d'une 
chanson. 

"  Personne  plus  que  moi,  écrit  l'abbé  Lindsay,  de 
Québec,  n'est  convaincu  du  talent  artistique  de  l'ou- 
vrier canadien-français.  Il  me  semble  que  c'est  surtout 


DU  CANADA  FRANÇAIS  1  17 


dans  la  sculpture  du  bois  qu'il  excelle  ;  et  je  crois  |  ie 
Québec  est  le  foyer  de  cet  art  particulier.  Le  peintre 
Wickenden,  dont  on  peut  admirer  plusieurs  tableaux 
à  l'archevêché,  eu  a  été  frappé,  Mgr  «Je  Laval,  qui 
avait  établi  à  Saint-Joachim  une  école  d'art  et  d'indus- 
trie pour  laquelle  il  fie  venir  de  bons  professeurs,  est 
à  mon  avis  l'initiateur  de  ces  traditions  artisti  |ues. 
Plusieurs  de  nos  anciennes  églises,  comme  celles  de 
Saint-Joachim,  de  l'Ange-Gardien,  de  la  Rivière-du- 
Loup  (en  haut),  des  Ursulines  de  Québec,  contiennent 
d'admirables  sculptures  en  bois  qui  remontent  au 
commencement  du  XVIIIe  siècle.  Les  sculptures  <!• 
la  Basilique  de  Québec,  dues  aux  Baillargé  sont  fort 
bien  exécutées.  "  Cette  tradition  artistique  que  cons- 
tate l'abbé  Lindsay  et  qui  paraît  prendre  sa  source 
dans  une  école  fondée  il  y  a  deux  siècles,  confirme 
bien  les  paroles  que  prononçait  Etienne  Parent,  en 
1 848  :  "  Mettez  notre  peuple,  par  la  culture  de  l'esprit, 
en  état  de  goûter  les  belles  choses  et  d'apprécier  Lee 
grandes,  et  rassurez -vous  sur  son  avenir. 

En  essayant  de  mettre  en  lumière  les  manifesta 
tions  spontanées  du  goût  des  arts  industriels,  parmi 
les  Canadiens- fiançais,  nous  devons  autant  que  pos- 
sible éviter  les  points  qui  ne  sont  pas  essentiels  à  la 
démonstration.  C'est  pour  cela  que  nous  ne  parlerons 
pas  des  corps  de  métiers  dans  nos  villes,  organisations 
très  digues  d'attention,  ni  des  industries  domestiques 


118  l'indépendance  économique 


dont  les  produits  hautement  estimés  deviennent 
malheureusement  de  plus  en  plus  rares. 

Nous  ne  nous  attarderons  pas  davantage  sur  une 
multitude  d'exemples  isolés,  lesquels  auraient  plus 
d'importance  s'il  s'agissait  de  défendre  une  proposi- 
tion contestée.  Or  nous  n'avons  la  prétention  ici  que 
de  grouper,  pour  en  tirer  une  conclusion,  quelques 
faits  que  le  lecteur  admettra.  Dans  cette  matière 
trop  abondante  il  faut  faire  un  choix,  et  ce  choix  doit 
porter  de  préférence  sur  les  faits  d'une  portée  géné- 
rale. C'est  à  ce  titre  que  nous  citerons  un  exemple 
de  la  faculté  que  possèdent  les  Canadiens-français  de 
se  rendre  rapidement  maîtres  dans  toute  carrière 
utile,  dès  qu'on  leur  en  ouvre  l'entrée. 

A  une  époque  où  l'enseignement  commercial  était 
à  peu  près  inconnu  parmi  nous,  un  collège  du  district 
de  Montréal  résolut  de  préparer  ses  élèves  aux  em- 
plois de  comptables  et  de  commis.  Après  qu'on  eut 
donné  l'instruction  nécessaire  à  un  certain  nombre  de 
sujets,  on  écrivit  aux  différentes  maisons  de  com- 
merce de  la  ville,  toutes  anglaises,  naturellement,  et 
n'ayant  que  des  employés  anglais,  leur  offrant  des 
commis  compétents,  de  langue  française.  L'offre  fut 
si  généralement  acceptée  que  tous  les  élèves  sortant 
de  l'institution  trouvèrent  aussitôt  à  se  placer.  Ce  fut 
là  le  début  de  l'enseignement  commercial  parmi  nous. 
C'est  par  cette  porte  que  nous  entrâmes  dans  la  car- 


DU  CANADA    FRANÇAIS  11!' 

rière  commerciale  qui  jusqu'alors  uoua   était    re& 
fermée,  et  nous  vîmes  apparaître  le  commis-raarchaa  i 
canadien -français  devenu  aujourd'hui   par  le  aorabr< 

une  puissance  dans  nos   villes. 

Mais  le  commerce,  pour  important  <|u'il  soit  bien 
certainement,  n'est  pas  la  fin  de  notre  étape.  Cett< 
fin  c'est  l'industrie,  l'industrie  vers  laquelle  nous  porto 
l'atavisme  et  où  les  talents  de  notre  peuple  pourront 
librement  se  développer.  Nous  devons  continuer  en 
Amérique  la  tradition  française,  cultiver  les  facultés 
que  nous  tenons  de  notre  mère-patrie.  '"  Nous  ne 
sortons  pas  de  la  barbarie, — dit  encore  M.  Bourassa 
déjà  cité. — Nous  nous  sommes  tout  simplement  éloi- 
gnés de  la  civilisation.  Aventuriers,  nous  sommes 
venus  chercher  fortune  et  fonder  de  nouvelles  sociél 
avec  les  éléments  primitifs  de  celles  dont  nous  soin  m  ifi 
sortis. 

"  A  mesure  que  notre  vie  devient  meilleure,  nous 
demandons  au  berceau  de  notre  sang  et  de  no- 
croyances  ses  raffinements  intellectuels,  ses  corrup- 
tions avec  ses  splendeurs.  Nous  n'avons  pas  le  chois 
de  créer  une  nouvelle  civilisation,  nous  pouvons  tout 
au  plus  espérer  de  donner  une  physionomie  un  peu 
différente  à  celle  que  nous  avons  reçue.  Notre  art  et 
notre  devoir,  c'est  l'éclectisme,  la  recherche  du  meil 
leur.  Tant  pis  si  nous  choisissons  mal.  Nous  y  Borames 
bien  exposés.     Au  lieu  d'être  en  progrès  sur  lacivili 


120  L'iXbÉPENDANCE    ÉCONOMIQUE 

sation  rnère,  nous  pouvons  facilement  n'être  qu'une 
décadence  ...  Le  génie  de  notre  race  a  fait  de  nos 
pères,  en  Europe,  les  maîtres  du  goût  :  conservons  ici 
cette  maîtrise  dans  toutes  les  chaires  des  sciences, 
dans  toutes  les  expressions  de  l'art.  Cela  ne  tient 
qu'à  nous. 

Ces  belles  paroles,  écrites  il  y  a  déjà  plusieurs 
années,  sont  encore  aujourd'hui  pleines  d'actualité. 
Oui,  efforçons-nous  de  devenir  les  continuateurs  de 
cette  France,  mère  des  arts  industriels,  fondatrice  de 
la  grande  industrie.  Si  depuis  un  siècle,  grâce  à  des 
circonstances  fortuites,  grâce  à  la  houille  surtout, 
d'autres  peuples  ont  pu  fabriquer  en  plus  grande 
abondance,  en  revanche  l'histoire  nous  enseigne,  la 
statistique  nous  confirme  qu'aucun  peuple  ne  sait  fa- 
briquer avec  une  aussi  grande  perfection.  L'Angle- 
terre, malgré  sa  vaste  industrie,  l'Allemagne  et  les 
Etats-Unis,  en  dépit  de  leurs  barrières  douanières 
quasi  infranchissables,  pour  tout  ce  qui  se  fait  de  plus 
beau  et  de  plus  rare,  sont  les  tributaire^  de  cette  race 
qui  la  première  en  Europe  tissa  la  soie.  Et  qu'on  le 
remarque  bien,  il  n'est  pas  ici  question  de  tableaux 
ou  de  statues,  œuvres  d'artistes,  mais  des  produits 
inimitables  de  l'art  industriel  français  :  tissus 
de  soie  et  brocard,  tapisseries  des  Gobelins  dont 
l'institution  remonte  à  1450,  tapis-savonnerie,  d'ori- 
gine presque  aussi  ancienne  et  qui  vont  sans  cesse 


DU  CANADA  FRANÇAIS  121 

se  perfectionnant.  Ces  tapis  si;  vendent  souvent  plus 
de  mille  dollars  le  mètre  carré,  chiffre  qui  n'étonne 
pas  lorsqu'on  sait  qu'un  mètre  de  tapisserie  représente 

quelquefois  le  travail  d'une  année  et  qu'il  entre  dans 
ces  compositions  jusqu'à  quinze  mille  nuances 
différentes. 

A  coté  de  ces  tissus  miraculeux  de  soie  et  de  laine 
viennent  se  placer  les  merveilles  de  la  céramique, 
sèvres  inestimables,  émaux  précieux.  .Mais  l'industrie 
française  est  pratique  anssi,  Elle  produit  en  grande 
quantité  des  objets  plus  à  la  portée  des  bourses  ordi- 
naires, tous  marqués  au  coin  du  bon  goût  et  d'une 
exquise  délicatesse  qui  les  l'ont  partout  rechercher  ; 
où  rien  ne  sent  le  truquage  dont  les  industries  améri- 
caines et  allemandes  sont  coutumières.  Enfin,  la 
supériorité  industrielle  du  groupe  français  brille  dans 
les  genres  les  plus  opposés.  Les  modes  sans  c- 
changeantes  des  confections  féminines  sont  toutes  de 
son  invention.  Il  manie  l'acier  aussi  artistement  que 
le  chiffon,  et  si  l'Angleterre  dans  les  Himalayas,  la 
Russie  dans  la  Sibérie  veulent  ouvrir  des  routes  mili- 
taires dignes  des  Romains  ou  de  Napoléon,  c'est  à  lui 
qu'elles  confieront  la  fonte  scientifique  et  précise  des 
pièces  des  viaducs  et  des  ponts. 

Nos  compatriotes  ne  sont  pas  seulement  d'excel- 
lents ouvriels  industriels  ;  ils  peuvent  fournir  des 
contre-maîtres   et  des  ingénieurs  de   haute  valeur  et 


122  l'indépendance  économique 


surtout  des  patrons  d'industrie  prudents,  audacieux  et 
éclairés.  Mais  il  faut  pour  cela  que  l'opinion  publique 
admette  en  principe  le  développement  des  industries 
de  la  province  française  par  des  Canadiens-français. 
11  est  remarquable  que  ce  principe  n'est  pas  encore 
ado>té  p.ir  la  population.  S'il  l'était,  le  régime  fores- 
tier qui  régit  la  province  depuis  de  si  longues  années 
ne  pourrait  pas  se  maintenir  ;  le  peuple  s'insurgerait 
contre  un  tel  état  de  chose.  Mais  pour  que  l'opinion 
se  manifeste  ainsi  fortement  il  faut  que  notre  peuple 
acquiert  quelques  qualités  sociales  qui  lui  manquent 
et  qu'il  trouvera  assez  développées  chez  nos  compa- 
triotes de  langue  anglaise. 

A  cela  près  la  race  française  du  Canada  possède 
toutes  les  qualités  nécessaires  pour  réussir  dans  ces 
carrières.  Il  est  même  possible  qu'elle  reprenne  au 
siècle  actuel  la  prépondérance  industrielle. 

Nous  savons  également  que  le  développement  de 
la  grande  industrie  en  Canada  est  très  possible,  puis- 
qu'on y  trouve  en  abondance  la  matière  première  et 
la  force  motrice  pour  les  machines.  A  ce  point  de 
vue  Québec  est  mieux  située  que  les  autres  provinces  : 
ses  cataractes  sont  plus  accessibles,  ses  débouchés  plus 
faciles,  sa  population  enfin  joint  au  goût  français 
quelque  chose  du  sens  pratique  anglo-saxon.  Ce 
dernier  point  n'est  pas  à  négliger  pour  qui  veut  étu- 
dier ce  grand   problème  social,  le   développement  du 


DU   CANADA    FRANÇAIS  123 

Canada  français.  On  peut  sans  témérité  prédire  un 
brillant  avenir  pour  l'industrie  canadienne  le  jour  où 
to  îs  ces  éléments  seront  mis  en  action.  L'histoire 
nous  montre  en  maints  endroits  les  résultats  merveil- 
leux obtenus  par  cet  effort  combiné  de  deux  races 
intellectuellement  puissantes.  Nulle  part  ils  se  ma- 
nifestèrent plus  éclatant  qu'en  Flandre,  où  l'industrie, 
le  commerce  et  l'art  atteignirent  un  développement 
inouï  sous  la  double  influence  allemande  et  française. 

Le  développement  des  provinces  flamandes  et 
brabançonnes  a  été  arrêté  par  le  défaut  d'espace  et  de 
territoire.  Sans  ces  entraves  elles  seraient  sans  doute 
devenues  le  noyau  d'une  des  plus  puissantes  nations 
de  l'univers  ;  elles  sont,  malgré  ces  désavantages, 
rangées  parmi  les  plus  illustres  et  les  plus  glorieuses. 
Nous  avons,  nous  Canadiens,  à  utiliser  à  peu  près  les 
mêmes  éléments  sociaux,  mais  dans  des  conditions 
plus  avantageuses,  puisque  nous  possédons  un  vaste 
territoire  où  nous  pourrons  nous  développer  sans 
entraves. 

L'idée  d'une  fusion  des  qualités  de  chaque  race, 
où  de  part  et  d'autre  il  n'entrerait  pas  d'abdication, 
a  toujours  été  celle  que  les  personnes  les  plus  éclai- 
rées de  notre  pays  ont  constamment  cherché  à  faire 
prévaloir.  Les  hommes  publics  qui  ont  t'ait  appel 
aux  préjugés  contraires  sont  bientôt  rentrés  dans  l'obs- 
curité. Ce  sont  les  partisans  de  la  paix,  de  l'harmonie, 


124  L  INDÉPENDANCE    ÉCONOMIQUE 


de  l'union  qui  ont  toujours,  dans  notre  pays,  obtenu 
et  conservé  la  confiance  populaire.  Résultats  poli- 
tiques invariables  qui  doivent  nous  faire  comprendre 
que  rien  en  dehors  de  nous  ue  s'oppose  à  notre  avan- 
cement. 

Cette  puissance  industrielle  que  nous  venons 
d'entrevoir,  c'est  un  héritage  que  nous  avons  à 
recueillir,  un  talent  que  Dieu  nous  a  confié  pour  que 
nous  le  fassions  fructifier.  Allons-nous,  comme  le 
serviteur  infidèle  de  L'Evangile,  l'enfouir  sous  terre  et 
encourir  la  punition  des  peuples  qui  restent  sourds  à 
la  voix  de  la  Providence  ?  Allons-nous,  en  dédaignant 
ce  don  du  ciel,  détruire  notre  idéal,  tarir  la  source  de 
nos  gloires,  brûler  la  pépinière  dont  sont  sortis  nos 
grands  hommes,  en  élevant  des  générations  qui,  faute 
de  carrières,  grandiront  dans  l'indifférentisme,  l'oisi- 
veté, l'ivrognerie  et  toutes  les  odieuses  immoralités 
qui  aboutissent  au  crétinisme  et  à  l'anéantissement  ? 
Ce  serait  une  impiété  de  le  supposer,  surtout  en  ce 
moment  où  nous  sommes  témoins  des  magnifiques 
résultats  que  produit  la  science  industrielle  appliquée 
à  l'agriculture. 

Mais  ce  n'est  là  qu'un  premier  pas. 

Il  faut  ceindre  les  Laurentides  d'une  couronne  de 
fabriques.  Qu'elles  deviennent  les  puissantes  assises 
d'une  civilisation  qui  s'alimente  également  des  arts 
agricoles    et    des    arts     industriels,    dont    la   pensée 


DU  CANADA    FRANÇAIS  125 


revêtant  les  innombrables  formes  de  l'inspiration 
populaire  et  répandue  au  loin  par  le  commerce, 
mette  sur  tous  les  fronts  le  signe  'pif  laissèrent  jadis 
sur  tous  les  rivages  nos  explorateurs  et  nos  pionniers. 
C'est  en  adaptant  aux  conditions  du  nouveau  mond'- 
le  génie  (pie  nous  tenons  de  nos  pères  que  nous  y 
parviendrons.  Nous  ne  sommes  pas  en  présent 
d'une  question  de  simple  prospérité  matérielle.  Il 
ne  s'agit  nullement  d'enrichir  quelques  individus  pour 
nous  glorifier  stupidement  des  dollars  qu'ils  pourront 
amasser.  Non.  C'est  au  premier  chef  un  problème 
social  et  moral  qu'il  nous  faut  résoudre  sous  peine  de 
déchoir.  A  ce  titre  aucun  Canadien  n'a  le  droit  de 
s'en  désintéresser.  Mais  à  l'homme  public  qui  saura 
parfaire  cette  grande  œuvre,  outre  la  satisfaction  du 
devoir  accompli,  il  sera  donné  par  surcroit  une  gloire 
immortelle. 


VI 


La  Population  Française  (fin) 


POINTS  DE  CONTACT  AVEC 
LES  ANGLO-SAXONS 


La  sève  française  coulera  toujours  sous  l'écorce 
de  l'arbre  canadien. — importance  égale  de 
deux  races  en  ce  pays  maintenant  et  dans 
l'avenir. — Elles  doivent  se  pénétrer  l'une 
et  l'autre,  tout  en  conservant  leurs  qualités 
spéciales,  pour  former  un  type  supérieur. — 
Nécessité  d'une  plèbe  socialisée  et  d'une  élite 
intellectuelle. 


LA  plupart  des  nations  américaines  sont  issues  de 
.colonies  espagnoles  ou  portugaises.  Une  seule  est 
d'origine  anglaise,  une  seule  d'origine  française. 
Quelles  que  soient  les  perturbations  de  l'avenir,  ces 
pays  ne  perdront  jamais  leur  cachet  d'origine.  De 
même  que  le  caractère  dominant  de  la  république  des 


DU  CANADA   FRANÇAIS  127 


Etats-Unis  restera  an^lo-saxon,  bien  que  les  greffes 
étrangères  aient  poussé  plus  rapidement  que  la  tige 
mère,  de  même  aussi  retrouvera-t-on  au  Canada  la 
sève  française  sous  l'écorce  de  l'arbre  national.  Plus 
cette  sève  sera  puissante  et  vigoureuse,  plus  l'arbre 
grandira,  plus  ses  rameaux  s'étendront,  plus  son  faîte 
se  rapprochera  du  ciel.  Mais  s'il  arrivait  par  malheur 
que  cette  sève  cessât  de  couler  librement,  l'arbre  tout 
entier  en  souffrirait  dans  sa  croissance  et  dans  ses 
fruits. 

C'est  bien  là  ce  qu'ont  pu  constater  ceux  qui  ont 
étudié  sérieusement  la  condition  de  notre  pays.  Aussi 
ne  parlons-nous  pas  ici  au  point  de  vue  sentimental 
mais  nous  cherchons  à  exprimer  ce  qui  est  sociale- 
ment vrai.  C'est  la  nature  qui  veut  que  les  nations 
soient  diverses,  qu'elles  forment  une  gerbe  de  fleurs 
ayant  chacune  sa  nuance  et  son  parfum,  suivant 
l'image  si  poétique  de  M.  Gabriel  Tarde. 

Et  c'est  ainsi,  qu'on  le  veuille  ou  non,  qu'il  surgira 
parmi  les  nations  du  nouveau  monde,  une  grande 
nation  tenant  tant  par  le  sang  que  par  la  mentalit» 
et  le  génie  des  deux  civilisations  mères  du  monde 
moderne. 

Pour  ce  qui  regarde  l'avenir,  les  deux  races  sont 
égales  en  importance,  parce  que  chacune  représente 
des  qualités  morales  et  sociales  plus  puissantes  souvent 
que  la  simple  force  numérique.  Celle-ci  du  reste  peut 


128  l'indépendance  économique 

changer  de  côté.  En  ce  moment,  au  Canada,  la  popula- 
tion anglophone  est  de  beaucoup  la  plus  nombreuse,  et 
lécart  numérique  augmentera  sans  doute  encore  avec 
le  peuplement  des  provinces  de  l'ouest.  Mais  il  n'en 
était  pas  ainsi  il  y  a  un  siècle,  il  en  sera  peut-être 
autrement  dans  cent  ans.  Qui  aurait  pu  prévoir  en 
1800  que  l'Allemagne  aurait  une  population  bien 
supérieure  en  nombre  à  celle  de  la  France  ?  Actuelle- 
ment, l'importance  économique  de  l'élément  anglo- 
saxon  est,  proportion  gardée,  plus  grande  que  celle  de 
la  population  de  langue  française.  Ce  t'ait  n'est  pas 
par  lui-même  concluant.  La  situation  favorable  du 
groupe  anglais  peut  s'expliquer  par  les  renforts  cons- 
tants en  hommes,  en  argent  et  en  connaissances  de 
tous  genres  qui  lui  arrivent. 

Qui,  en  1800,  aurait  osé  prédire  que  l'Allemagne, 
en  1900  serait  la  rivale  industrielle  de  l'Angleterre  ? 
Le  groupe  français,  décapité  au  moment  de  la  con- 
quête, a  du  se  reconstituer  lentement  et  péniblement 
une  élite,  une  classe  pensante  et  dirigeante.  Il  l'a  fait 
avec  succès  pour  ce  qui  est  des  hommes  politiques 
et  des  parlementaires  ;  la  hère  attitude  des  Canadiens- 
français  dans  cette  lutte  acharnée  d'un  demi-siècle, 
donne  la  mesure  de  leur  force  morale  et  de  leur 
intelligence. 

Quand  à  l'élite  patronale,  économique,  agricole  et 
industrielle,  elle  n'existe  pas    encore  parmi  les  Cana- 


DL"    CANADA    FRANÇAIS  L29 


diens-français.      Ils  ne  savent  pas  encore  ce  que  c 
que  le  patronage  industriel..      Mais  cela  viendra,  il  y 

aura  réveil.  Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  d'entrer  dans  de 
longues  explications.  On  admit  généralement  'Tail- 
leurs les  qualités  intellectuelles  de  nos  compatriotes. 
Mais  nous  désirons  très  vivement  faire  sentir  la  soli- 
darité nationale  de  ces  deux  groupes.  -Si  le  Canada 
doit  accomplir  ses  destinées,  ils  doivent  marcher  de 
pair  sur  la  terre  canadienne,  être  et  se  reconnaître 
égaux  en  gloires  et  en  lumières.  C'est  dire  (pi  avec 
les  âges,  le  Canada  devra  contenir  une  population 
différente  et  très  probablement  supérieure  physique- 
ment et  mentalement  aux  autres  populations  améri- 
caines. A  la  lumière  de  la  philosophie  de  l'histoire, 
il  est  permis  de  raisonner  ainsi. 

Avons-nous  jamais  réfléchi  aux  causes  du  succès 
de  ces  commerçants  ou  de  ces  industriels  qui  s'éta- 
blissent à  l'étranger,  succès  si  remarquable  que  la 
sagesse  populaire  en  a  tiré  cet  axiome,  qu'il  tant 
chercher  la  fortune  au  loin  ?  Nous  pourrions  multiplier 
les  exemples  pour  en  prouver  la  vérité.  11  est  plus 
court  de  l'établir  en  énonçant  une  régie  fondamentale 
de  sociologie.  C'est  que  ces  hommes  qui  cherchent 
ainsi  fortune  au  loin  apportent  avec  eux  au  pays  de 
leur  adoption  la  mentalité  de  leur  pays  d'origine.  Ils 
ajoutent  bientôt  à  ces  qualités  premières  quelque 
chose  qui   leur  vient  de  leur  entourage  immédiat  et 


130  l'indépendance  économique 

qui  représente  la  mentalité  du  pays  où  ils  vivent.  De 
cette  combinaison  il  résulte  ordinairement  une  supé- 
riorité, laquelle,  dans  les  cas  isolés,  disparaît  naturel- 
lement au  bout  de  quelques  générations.  Elle  devient 
permanente  lorsque  le  contact  a  lieu  entre  deux  races 
exerçant  l'une  sur  l'autre  une  action  constante  dans 
un  pays  ou  ni  l'une  ni  l'autre  n'est  socialement  ou 
politiquement  tout  à  fait  prépondérante.  C'est  là  une 
des  causes  delà  grande  diversité  des  peuples,  c'est 
une  des  lois  de  l'évolution. 

Cette  influence  des  races  l'une  sur  l'autre  ne 
s'exerce  cependant  d'une  façon  ;  bienfaisante  que 
lorsque  les  conditions  de  leur  contact  sont  favorables. 
Ainsi,  il  est  avéré  que  les  Anglo-saxons  sont  en  mi- 
norité dans  les  Etats-Unis  d'Amérique.  Les  Irlandais, 
les  Allemands,  les  Italiens,  etc.,  y  sont  bien  plus  nom- 
breux. Mais  ces  populations  d'origine  étrangère  aux 
citoyens  fondateurs  de  la  république,  n'amenant  avec 
elle  rien  ou  très  peu  de  chose  des  institutions  de  leurs 
divers  pays,  se  hâtent  d'en  oublier  la  mentalité  pour  se 
fondre  tant  bien  que  mal  dans  le  grand  tout  américain. 
Il  est  admis  que  cette  classe  d'Américains  n'est  pas  la 
meilleure,  surtout  dans  la  première  génération,  et 
chez  certains  groupes  l'assimilation  finale  comporte 
une  décadence.  Quel  avantage  ne  constate-t-on  pas 
d'autre  part  chez  les  descendants  des  Hollandais- 
Anglo-saxons  de   New-York,   lesquels  s'enorgueillis- 


DU    CANADA    FRANÇAIS  131 

sent  de  leur  origine  batave  connue  d'un  titre  de 
noblesse.  Chez  eux,  ce  n'est  pas  tant  la  race  qui  est 
supérieure,  c'est  quelque  chose  de  plus  :  le  sentiment 
de  la  puissance  n'appuyant  sur  quelque  tradition 
sacrée  d'où  germe  l'aspiration  irrésistible  des  peup 
fondateurs. 

À  tout  considérer  et  en  dépit  de  toutes  les  préten- 
tions, 1rs  races  d'origine  européenne  différent  assez 
peu  physiquement  les  unes  des  autres.  Les  types  de 
beauté  de  la  Grèce  et  de  la  Rome  antique,  sont 
encore  les  types  classiques  d'aujourd'hui,  depuis 
Athènes  et  Rome  jusqu'à  Stockholm  et  Edimbourg. 
Si  l'on  pouvait  prendre  des  enfants  sains  dans  tous 
les  pays  d'Europe  pour  les  élever  ensemble  absolu- 
ment de  la  même  façon,  sans  qu'ils  connussent  eux- 
mêmes  leur  pays  d'origine,  à  leur  majorité,  le  plus 
habile  ethnographe  pourrait  très  difficilement  désigner 
l'Anglais,  le  Français,  l'Allemand,  l'Italien,  le  Russe. 
Ils  sembleraient  tous  appartenir  à  une  même  nation 
parce  qu'ils  seraient  de  formation  mentale  identique. 
Cela  est  tellement  vrai  que  pour  déterminer  la  natio- 
nalité d'un  individu  de  race  européenne,  les  connais- 
seurs tiennent  moins  compte  de  la  taille,  du  teint  et 
de  la  forme  extérieure  et  apparente  en  crâne,  que  de 
l'expression  qu'imprime  à  la  physionomie,  que  de  la 
tournure  qui  donne   à  toute  la  personne  l'éducation 


132  l'indépendance  économique 


qu'il  a  reçue  et  qui  est  sa  mentalité,  sa  manière 
habituelle  d'être  et  de  penser. 

Socialement,  la  population  anglaise  d'Ontario  avec 
laquelle  les  Canadiens-français  ont  les  plus  nombreuses 
relations,  est  restée  profondément  conservatrice.  Issue 
principalement,  mais  non  pas  entièrement  de  ces 
américains  ijui  émigrèrent  après  la  Révolution  plutôt 
que  d'accepter  les  institutions  républicaines,  elle  s'est 
adaptée  à  son  milieu  sans  changer  beaucoup  le  fond 
de  ses  idées.  Il  faut  admettre  que  les  Loyalistes 
eurent  de  forts  encouragements  pour  persévérer  dans 
leurs  sentiments  de  fidélité  à  la  couronne  anglaise. 
Leurs  sacrifices  furent  reconnus  et  appréciés  par  le 
gouvernement  britannique.  On  les  indemnisa  non- 
seulement  par  de  larges  concessions  territoriales,  mais 
aussi  en  argent.  Le  Parlement  leur  fit  distribuer,  à 
titre  d'indemnité  monétaire,  une  somme  de  plus  de 
seize  millions  de  dollars,  en  valant  bien  cinquante 
millions  aujourd'hui.  Et  toujours  dans  le  même  esprit, 
il  leur  accorda  une  constitution  calquée  en  apparence, 
mais  non  pas  en  réalité,  sur  la  constitution  britannique. 

Il  était  nécessaire,  dans  les  circonstances,  de  faire 
des  concessions  semblables  à  la  province  française, 
laquelle  s'en  servit  aussitôt  comme  d'un  instrument 
d'émancipation.  On  sait  (pie  les  deux  groupes  finirent 
par  suivre,  en  fait  de  visées  politiques,  des  chemins 
parallèles,  et  que  c'est  vraiment    de  leur  lutte  pour  la 


DU  CANADA    FRANÇAIS  133 

plénitude  du  gouvernement  responsable,  que  sortit  le 
système   impérial  moderne.     Cette  circonstance  î it, 
dès    l'origine,  un    premier    point    de    rapprochera 
entre  ces  éléments  si  différents.     C'est   grâce  à  ^lle 
que  les  institutions  publiques  sont  pratiquement  les 
mêmes  dans  toutes  les  provinces  de  la  Confédérati  >n 
Les  mœurs    publiques   le  sont  aussi  ;  il    est  vrai   qui 
celles-ci   ne  sont   pas  toujours  aussi   parfaites  qu'on 
pourrait  le  souhaiter,  ce  qui  contraste  parfois  pénible- 
ment   avec   la   moralité   que   l'on   remarque  chez  les 
Canadiens  de   toutes  classes  dans  leur  vie  privée  et 
particulièrement  chez  la  population  d'Ontario.      Nous 
ne  prétendons  point  que  la  moralité   proprement  dite 
soit    moindre    dans    le    groupe    français,  mais  il    es! 
incontestable  que    l'on    trouve    beaucoup    moins    de 
traces  dans    Ontario   de  cet   état    maladif    que  a 
avons   signalé   chez  la   population   de  Québec.     Cela 
provient  sans  doute,   du  moins  en  partie,  de  ce  qu'On- 
tario se  trouve  dans  de  meilleures  conditions  écono- 
miques.   Et,  cet  avantage,  nous  l'avons  vu.  s'explique 
en  premier  lieu  par  la    formation  sociale  du  groupe 
ensuit'  pu-  l'abondante  pluie  d'or  qui  est  tombée  sui 
les  premiers  colons,  et  qui  leur  a  permis  de  fonder  d< 
solides    établissements,    enfin,    par    l'importance     du 
capital  augl  lis  ■  jui  est  venu  un  peu  plus  tard  comman 
diter  la  plupart  de  leurs  industries. 


134  l'indépendance  économique 


Les  Ontariens,  à  l'aise  dès  le  début,  ont  su  rendre 
leur  aisance  permanente  en  faisant  de  leur  richesse  le 
meilleur  usage  possible.  Ils  ont  établi  un  admirable 
système  d'écoles  primaires.  Cependant,  comme  il 
semble  naturel  aux  hommes  de  s'opposer  tout  d'abord 
aux  grandes  réformes  destinées  à  augmenter  leur 
somme  de  bonheur,  le  projet  rencontra  au  début 
beaucoup  de  résistance  et  il  est  certain  que  les  écoles 
d'Ontario  ne  seraient  pas  ce  qu'elles  sont,  malgré  les 
efforts  de  feu  le  révérend  docteur  Ryerson,  si  cet 
apôtre  de  l'instruction  publique  dans  Ontario,  plus 
heureux  que  le  docteur  Meilleur  dans  Québec,  n'eût 
trouvé  un  puissant  allié  dans  la  personne  de  lord  Elgin. 
Celui-ci  était  gouverneur  général  au  moment  où 
le  système  Ryerson  fut  soumis  au  jugement  popu- 
laire. Gradué  d'Oxford,  ayant  étudié  tous 
les  systèmes  européens,  chose  fort  rare  à  cette 
époque.et  sut  appuyer  le  projet  d'arguments  précis  qui, 
venant  d'un  tel  personnage,  eurent  une  influence 
déterminante  sur  le  résultat.  En  1876,  le  docteur 
Ryerson  se  retira  du  poste  du  surintendant.  Il  fut 
remplacé  par  un  ministre  responsable  à  la  tête  du 
ministère  de  l'instruction  publique,  lequel,  continuant 
son  œuvre  en  l'améliorant,  l'a  conduite  à  la  perfection 
relative  que  nous  admirons  aujourd'hui.  C'est  ainsi 
que  nos  compatriotes  d'Ontario,  par  les  soins  qu'il  sont 
prodigué  à  l'enfance,  ont  fait  la  vie  sociale  plus  large, 


DU   CANADA    FRANÇAIS  135 


la  vie  familiale  moins  étroite  que  dans  la  province 
de  Québec.  L'individu,  parmi  eux,  a  plus  immédia- 
tement conscience  du  devoir  pratique. 

Citons-en  un  exemple  frappant. 

La  dette  provinciale  de  Québec  contractée  pour 
des  fins  d'utilité  publique,  est  de  S37.395.595  (1901)  : 
sa  dette  municipale  représente  peu  de  chose.  Ontario 
n'a  pas  de  dette  provinciale,  mais  sa  dette  municipale 
est  de  $57,172,712  (1901).  Les  municipalités  de  la 
province  n'ont  pas  craint  d'escompter  l'avenir  dans 
l'intérêt  de  leurs  besoins  locaux  et  il  est  probable  que 
ces  emprunts  seront  plus  profitables  à  la  chose 
publique  que  ceux  du  gouvernement  de  Québec, 
puisque  la  prospérité  des  villes  et  des  villages  attire 
le  commerce  et  l'industrie,  voir  même  le  chemin  de 
fer  non  subventionné. 

Ainsi,  nous  le  constatons,  l'œuvre  de  l'école  aidant 
aux  hérédités  préexistantes,  a  permis  à  la  population 
de  langue  anglaise,  surtout  dans  la  province  d'Ontario, 
de  développer  les  qualités  individualistes  qui  permet 
tent  aux  hommes  de  se  suffire  à  eux-mêmes  dans  la 
vie  privée.  Il  en  résulte  un  type  énergique,  débrouil- 
lard, actif,  rarement  en  peine  pour  gagner  largemenl 
le  pain  quotidien  et  ne  craignant  pas  de  risquer 
quelque  chose  pour  acquérir  le  superflu. 

M.  John  iMillar,  sous-ministre  de  l'Instruction 
publique,  disait  en   1893  :  "  Le   système   d'éducation 


136  l'indépendance   économique 


dans  Ontario  est  digne  d'un  peuple  libre.  Ses  fruits 
ne  sont  pas  difficiles  à  découvrir.  Dans  les  campagnes 
les  plus  éloignées  comme  dans  les  villes,  tilles  et 
garçons  sont  assoiffés  de  savoir.  Equiper  leurs  entants 
pour  la  bataille  de  la  vie  en  leur  procurant  une  édu- 
cation morale  et  intellectuelle,  voilà  l'ambition  des 
parents  dans  toutes  les  parties  de  la  province.  "  Le 
gouvernement,  dit-il  ailleurs,  s'est  efforcé  de  mettre 
en  pratique  ces  belles  paroles  de  Milton  :  "  Une  édu- 
cation complète  et  généreuse  est  celle  qui  met  l'homme 
en  état  d'accomplir  avec  justice,  science  et  magnani- 
mité, les  devoirs  publics  et  privés,  tant  de  la  paix 
que  de  la  guerre. 

Si  nous  acceptons  cette  définition  de  Milton,  qui, 
en  effet,  est  générale  et  excellente,  nous  aurons  à 
féliciter  nos  compatriotes  d'Ontario,  d'avoir  su 
accomplir  une  partie  importante  de  leur  devoir  envers 
la  jeunesse,  c'est-à-dire  envers  le  pays.  Pour  tout  ce 
qui  regarde  les  devoirs  de  la  vie  privée,  il  est  certain 
que  le  système  scolaire  de  la  province  est  trèsrecom- 
mandable.  Mais  pour  ce  qui  est  des  devoirs  publics 
du  citoyen,  il  nous  semble  qu'il  y  aurait  certaines 
réserves  à  faire.  Le  devoir  public  suppose  des  citoyens 
assez  éclairés  pour  comprendre,  mais  il  requiert  aussi 
une  élite  intellectuelle  assez  détachée  des  choses  pure- 
ment utilitaires,  assez  élevée  au-dessus  de  la  masse. 
pour  l'embrasser  toute  d'un  coup   d'œil  d'ensemble, 


DU  CANADA    FRANÇAIS  137 


pour  fournir,  en  un  mot,  les  chefs  de  la  nation.   Or  il 
nous  semble  que  pour  former  de  tels  hommes  il  faut 
un  foyer  plus   intense  que  les    High   Schools  ou   les 
Collegiate  Institutes,  excellents  dans  leur  genre,  mais 
qui  n'approchent  ni  du  Upper  Canada  Collège,  qui  est 
un  centre  à  peu  près  unique  dans  la  province   sœur, 
ni  des  collèges  classiques  tant    décriés  de  la   province 
de  Québec.     Nous    pouvons  ensuivre   les  effets  à  ce 
degré  supérieur   de    l'échelle  sociale  ou    les   intérêts 
matériels  de  l'individu  de  viennent  jusqu  à  un  certain 
point    secondaires.      Là,   malgré    leurs    désavantages 
aux    degrés     inférieurs,    les    Canadiens    de     langue 
française  sont  incontestablement  aujourd'hui,  comme 
ils  l'ont  toujours  été,  au   premier   rang.     C'est    sans 
doute    que    le    régime     intellectuel    qu'ils    ont    subi 
comporte  une  sélection  plus  rigoureuse,  et  les  entoure 
de  difficultés  telles  qu'ils  doivent  succomber  ou  s'élever 
très  haut.     Naturellement,  c'est  le    petit  nombre  qui 
s'élève,  mais  ne  dirait-on  pas,  à  étudier   l'histoire  du 
monde,  que  ces  sacrifices  sont  la  condition   nécessaire 
de  la  gestation  qui  produit  l'élite  ?  Parmi  les  éléments 
qui  composent  nos  chambres  législatives,  un  des  plus 
admirables, sans  doute, est  celui  qui  comprend  les  négo- 
ciants, les  industriels  et  les  hommes  de  métier,  lesquels, 
après   s'être  fait  une  carrière   honorable  et  prospère, 
viennent  consacrer  leurs  lumières  et  leur  expérience 
au  service  de  leur  pays  otium  cum    dignitate.     Dans 


138  l'indépendance  économique 


la  mas.se  de  la  représentation  populaire,  c'est  peut- 
tre  l'élément  le  plus  sain.  Mais  nous  savons  tous  que 
ce  n'est  pas  de  la  que  surgissent  les  vrais  diri- 
geants. Ceux-ci  se  recrutent  parmi  des  hommes  qui 
souvent  ne  semblent  pas  très  pratiques,  mais  qui 
planent  dans  les  hautes  régions  de  la  pensée.  Ils 
peuvent  nous  apparaître  de  prime  abord  peu  armés 
pour  le  strugqle  for  life.  Quelquefois  on  sera  tenté 
de  dire,  on  dit  même  bie  i  souvent,  avant  qu'ils  aient 
fait  leurs  preuves  :  ce  sont  des  rêveurs,  des  inutiles, 
ils  ne  savent  rien  de  la  vie  pratique.  Ces  jugements 
sont  parfois  téméraires.  "  En  général,  dit  Ruskin, 
l'œuvre  bonne  et  utile,  qu'elle  soit  de  la  main  ou  de 
la  tête,  est  peu  ou  point  payée.  Je  ne  dis  pas  que 
cela  devrait  être,  je  dis  qu'il  en  est  toujours  ainsi. 
Rè^le  générale  on  paye  qui  nous  amuse  où  qui  nous 
trompe,  et  non  pas  qui  nous  sert.  Cinq  mille  livres 
l'an  au  hâbleur,  vingt  sous  par  jour  au  soldat,  au 
laboureur,  au  penseur,  c'est  la  règle.  Les  meilleures 
œuvres  d'art,  de  littérature,  de  science,  ne  sont 
jamais  payées.  Cembien  pensez-vous  que  Homère 
obtint  de  son  Iliade  1  ou  le  Dante  de  son  Paradis  ? 
On  ne  leur  en  donna  que  du  pain  amer  dans  la  maison 
d'autrui.  En  sciences,  celui  qui  inventa  le  télescope 
et  qui  le  premier  vit  le  ciel,  fut  payé  d'un  cachot  : 
celui  qui  inventa  le  microscope  et  qui  le  premier  vit 
la  terre    fut  chassé  de  sa  demeure  et  mourut  de  faim  : 


DU    CANADA    FRANÇAIS  139 


il  est  clair  que  Dieu  veut  que  toute  œuvre  excellente 
suit  faite  pour  rien.  "  Ne  nous  hâtons  doue  pas  de 
proclamer  que  l'enseignement  dit  utilitaire  est  la  seule 
<|ui  vaille  ou  même  la  plus  utile  en  l'ait.  Admi- 
rons ces  grandes  universités  où,  comme  à  McGill  et 
à  Toronto,  l'on  enseigne  avec  tant  de  soin  et  de 
succès  les  sciences  appliquées  à  l'industrie,  mais  ne 
méprisons  pas  ces  institutions  plus  humbles  où  parfois 
la  pensée  prend  un  essor  plus  puissant  et  plus  original. 
Nous  adressant  à  la  population  canadienne-fran- 
çaise, dont  un  des  grands  besoins  est  précisément  une 
bonne  et  solide  instruction  pratique,  nous  osons  à 
peine  signaler  les  inconvénients  auxquels  cette  chose  si 
excellente  en  elle-même  peut  donner  lieu. [^Cependant 
la  justice  nous  oblige  d'admettre  que  la  demi-instruc- 
tion des  masses  entraîne  de  fâcheuses  conséquences 
sociales  et  politiques.  Il  est  douteux  que  les  notions 
superficielles  acquises  dans  des  écoles  inférieures, 
vaillent  la  vieille  sagesse  traditionnelle  des  popula- 
tions peu  lettrées.  Une  foule  sachant  lire  et  écrire 
peut  à  la  rigueur  être  plus  ignorante  qu'une  foule 
illettrée  qui  s'inspire  de  la  saine  raison.  Celle-ci 
connaît  son  ignorance  et  se  défie  d'elle-même  ;  celle-là 
se  croit  plus  capable  déjuger  et  elle  est  peu  maniable. 
Sa  tendance  est  de  rejeter  tout  ce  qui  ne  représente 
pas  pour  elle  un  intérêt  immédiat.  Tout  autant  que 
la  première  elle  peut  s'éprendre  de  préjugés  ;  elle  peut 


140  l'indépendance  économique 


plus  facilement  s'abandonner  à  la  colère  et  à  l'injustice. 
Les  éléments  idéalistes  et  pratiques  sont  nécessaires 
dans  toute  organisation  sociale  et  il  n'existe  aucune 
pour  raison  qu'on  ne  les  développe  pas  chez  les  deux 
races. 

Nous  savons  qu'au  point  de  vue  de  la  richesse 
économique,  la  population  de  langue  anglaise  du 
Canada,  celle  du  moins  qui  habite  la  province  d'On- 
tario, est  plus  avantageusement  située  que  la  popula- 
tion française.  Nous  avons  indiqué  plus  haut 
quelques-unes  des  causes  de  cette  différence,  qui 
n'est  du  reste  ni  très  grande,  tou  te  proportion  gardée, 
ni  décisive  pour  l'avenir. 

Ontario  n'est  pas  exempte  du  mal  social  qui  mine 
Québec  ;  ce  mal  y  est  moins  intense,  mais  il  existe,  et 
le  mouvement  de  la  population  le  prouve.  L'émigra- 
tion chez  un  peuple  peut  être,  quelquefois  provoquée 
par  un  surcroit  de  population,  cependant  c'est  là  une 
exception.  Presque  toujours  elle  a  pour  cause  quelque- 
vice  économique  et  social.  Suivant  les  circonstances" 
où  elle  se  trouve,  suivant  sa  formation  sociale 
s  rtout,  une  population  se  révolte  contre  le  mal  qui 
l'accable,  ou  elle  émigré, 

Dès  1858,  M.  Louis  Viardot,  en  étudiant  l'émigra- 
tion prodigieuse  de  la  population  écossaise,  prédisait 
les  difficultés  économiques  présentes  du  Royaumi-Uni. 
La    décadence    agricole,   effet  voulu  par  les    grands 


DU   CANADA    FRANÇAIS  141 


propriétaires  d'une  part  et  par  l'industrialisme  de 
l'autre,  porte  aujourd'hui  ses  tristes  fruits.  Blâme  dans 
les  Iles  Britanniques,  le  surcroit  de  population  n'est 
qu'une  des  causes  secondaires  de  l'émigration. 
L'Ontarien  émigré  tout  comme  le  Québecquois.  Il  se 
porte  vers  l'Ouest  canadien,  mais  surtout  vers  les 
Etats-Unis.  La  province  est  donc  encore  loin  de 
constituer  un  foyer  d'appel  aux  travailleurs,  la  vie 
nationale  n'y  est  donc  pas  complètement  Baine 
Ontario  perd  non  seulement  ses  cultivateurs  et  ses 
artisans,  mais  aussi  son  élite. 

M.  Mode}'  Wickett  fait  observer  que  la  plupart 
des  jeunes  spéciali  stes  canadiens  finissent  par  s'en 
aller  aux  Etats-Unis.  C'est  que  les  champs  d'activité 
industrielle  manquent  au  Canada.  Il  nous  semble 
donc  que  les  deux  provinces  souffrent  d'une  anémie 
dont  le  remède  serait  l'organisation  de  la  grande 
industrie  d'exportation.  Mais  elles  doivent  surtout 
diriger  leur  effort  vers  ces  fabrications  dont  elles 
produisent  en  abondance  les  matières  premières 
Nous  voulons  parler  naturellement  des  produits  de  la 
forêt  qui  font  présentement  la  richesse  de  la  Saèd< 
et  de  la  Norvège,  où  on  les  exploite  beaucoup  plus 
scientifiquement  que  chez  nous.  Ces  pays  offrent 
plus  d'uue  analogie  avec  les  provinces  centrales  du 
Canada. 

Les  provinces  de  l'Est  et  de  l'Ouest  ont  la  houille 


142  l'indépendance  économique 

Graduellement,  leur  industrie  se  développera  et 
prendra  avec  le  temps  et  lorsqu'elle  sera  devenu 
assez  puissante  pour  soutenir  la  concurrence,  une 
importance  mondiale  ;  mais  ils  auront  pendant  long- 
temps, toujours  peut-être,  de  formidables  concurrents. 
Les  provinces  du  centre,  avec  leurs  forêts  et  leurs 
chutes  d'eau,  seront,  dès  qu'elles  le  voudront,  prati- 
quement les  maîtres  des  marchés.  Chacune  peut 
travailler  indépendamment  de  l'autre  à  cette  œuvre 
importante.  Toutefois  pour  que  la  réussite  soit 
complète,  il  serait  préférable  qu'elles  se  prêtassent  un 
mutuel  concours,  que  l'industrie  d'Ontario  s'inspirât 
de  l'esprit  artistique  français,  que  l'industrie  québec- 
quoise  empruntât  quelque  chose  de  l'esprit  pratique 
qui  distingue  l' Anglo-Saxon. 

L'entente  entre  les  races  canadiennes  est  impor- 
tante au  point  de  vue  économique  et  national.  Elle 
l'est  aussi  au  point  de  vue  plus  large  de  la  civilisation 
du  monde.  Ceux  qui  voudraient  étouffer  l'essor 
de  l'une  ou  de  l'autre  de  ces  races  feraient,  incons- 
ciemment peut-être,  œuvre  réactionnaire  et  anti- 
sociale ;  œuvre  stérile  aussi,  car  on  ne  refoule  pas  le 
courant  des  rivières.  Les  barrages  ajoutent  à  leurs 
forces.  Il  n'y  a  qu'un  moyen  d'arrêter  le  progrès 
national  et  normal  d'une  race  saine,  c'est  de  l'exter- 
miner. 

Celle   des  deux  races  canadiennes  qui  saura,  tout 


DU  CANADA  FRANÇAIS  143 


en  conservant  intactes  ses  qualités  propres,  s'assimiler 
les  qualités  maîtresses  de  l'antre,  sera  nécessairement 
la  plus  prospère  et  la  plus  influente,  car  ell  •  sera  la 
plus  civilisée.  Et  lorsque  nous  voyons  des  penseurs 
comme  Ruskin  s'efforcer  d'inculquer  à  leurs  compa- 
triotes ces  idées  qui  sont  de  l'essence  mêin-3  de  la 
mentalité  française  ;  lorsque  nous  suivons  d'autre 
part  en  France  la  croisade  persistante  de  Leplay. 
Tourville  et  Demolins  en  faveur  de  la  formation 
sociale  anglaise,  la  conclusion  s'impose  que  le  progrès 
social  et  civilisateur  veut  une  combinaison  de  ces 
éléments.  Elle  se  fera,  mais  bien  lentement,  car  les 
peuples  comme  les  hommes  s'accoutument  à  leurs 
infirmités  et  il  leur  en  coûte  toujours  beaucoup  de  se 
soumettre  à  l'opération  qui  doit  les  guérir.  Nous 
sommes  donc  en  présence  d'une  solidarité  inévitable 
qu'il  faut  accepter  et  convertir  en  puissance  par  len 
moyens  de  l'entente  et  de  la  coopération. 

Ce  seul  mot  de  coopération,  dans  son  sens  large 
et  véritable,  implique  un  degré  plus  avancé  de  civili- 
sa! ion  que  celui  qui  existe  maintenant  dans  la  plupart 
des  sociétés  humaines.  C'est  l'expression  d'une  idée 
économique  dont  la  puissance  grandit  Banscess 

Dans   presque    tous    les  pays,  il  s'est    trouvé  uni 
élite  qui  en  a  compris  l'importance  et  qui  s'est  group. 
pour  la    répandre.      Produire    et  acheter  à   meilleur 
compte,  telle  fut  sa  modeste  origiue.      Mais  l'impor 


144  l'indépendance  économique 

tance  sociale  de  l'idée  n'a  par  tardé  à  se  faire  jour. 
Les  groupes  disséminés,  de  travailleurs  se  sont  tendu 
la  main  à  travers,  les  frontières,  ils  se  sont  réunis 
pour  coopérer  plus  efficacement  à  l'œuvre  de  la  coopé- 
ration. Une  ligue  internationale  s'est  formée,  et  le 
président  actuel  de  cette  ligue  est  son  excellence  le 
comte  Grey,  gouverneur-général  du  Canada.  Ce  titre 
n'est  pas  le  moindre  de  ceux  qu'il  porte  avec  tant  de 
dignité.  Pour  notre  part  nous  y  voyons  un  présage 
encourageant.  La  pensée  que  nous  aurons  à  exposer 
dans  la  suite  de  ces  pages  n'est  au  fond  que  la  coopé- 
ration appliquée  largement  à  l'avancement  delà  popu- 
lation canadienne.  Il  nous  tarde  d'entrer  au  cœur 
même  du  sujet.  Avant  de  le  faire  cependant,  il  nous 
paraît  indispensable  d'examiner  brièvemeut  ce  que 
doit  être  l'éducation  nationale  de  notre  peuple,  s'il 
veut  s'armer  pour  la  conquête  de  l'avenir. 


VII 


L'EDUCATION  NATIONALE 


Influence  de  l'éducation  des  individus  sur  la 
formation  sociale  d'un  peuple. — l'enseigne- 
MENT AU  POINT  DE  VUE  NATIONAL. — La  MODIFI- 
CATION DES  ÉTUDES  CLASSIQUES.  —  NÉCESSITÉ 
ABSOLUE  D'UNE  MEILLEURE  INSTRUCTION  PRIMAIRE. 


LE  lecteur  qui  a  eu  la  complaisance  de  nous  suivre 
jusqu'à  présent  a  déjà  pu  s'apercevoir  que  nous 
ne  poursuivons  pas  ici  un  simple  exercice  académique. 
Croyant  fermement  que  l'évolution  et  le  progrès  sont 
la  condition  d'être  des  peuples  sains,  nous  sommes 
aussi  convaincu  que  l'immobilité,  ou  même  ce  progrès 
lent  qui  ne  vient  que  de  la  poussée  extérieure,  est 
pour  une  race  l'indice  précurseur  d'une  décadence 
certaine. 

Il  nous  semble  d'autre  part  incontestable  que  les 
peuples  sont  presque  toujours  les  maîtres  de  leur  sort. 
Il  est  sans  doute  des  circonstances  qu'ils  sont  forcés 
de  subir,  mais  jamais  ils  ne  doivent  courber  la  tète 


146  l'indépendance  économique 

ni  accepter  la  défaite  définitive.  S'ils  le  font  leur 
châtiment  est  bien  pis  que  la  mort.  Leur  devoir, 
c'est  de  combattre,  quelquefois  dans  une  lutte 
sanglante  l'ennemi  extérieur,  toujours  et  à  tout 
instant  les  ennemis  de  l'intérieur  plus  insidieux  et 
plus  redoutables  qui  s'appellent  ignorance,  vice  et 
apathie.  Et  dans  un  tel  combat  la  victoire  est 
complète  pour  le  peuple  qui  le  soutient  avec  constance. 
L'histoire  du  monde  étudiée  à  la  lumière  de  la  science 
moderne  le  prouve. 

C'est  par  l'éducation  qu'on  forme  les  nations  et 
qu'on  leur  inspire  les  vertus  qui  assureront  leur 
survivance.  L'on  peut  distinguer  de  remarquables 
modifications  dans  l'ensemble  des  sentiments  et  des 
aspirations  qui  régissent  les  sociétés  humaines  à 
travers  les  siècles.  Les  passions  qui  meuvent 
l'homme  à  l'état  sauvage  ne  sont  pas  celles  qui 
l'inspirent  lorsqu'il  a  acquis  la  civilisation.  Tous  les 
hommes,  il  est  vrai,  ont  au  cœur  l'amour  et  l'ambition, 
mais  ces  mots  expriment  des  idées  bien  différentes 
suivant  le  degré  de  culture  des  individus  et  des 
populations  que  la  passion,  c'est-à-dire  la  vie  même, 
poussent  en  avant  vers  un  idéal  mystérieux  dont  il 
semble  que  le  culte  du  beau  et  du  bon,  c'est-à-dire  de 
la  vertu,  puisse  seul  nous  rapprocher. 

L'amour  et  l'ambition  de  l'homme  primitif  ne  sont 
que    des     sentiments     brutaux    qu'il     satisfait     par 


]>TT    CANADA    FRANÇAIS  147 

violence,  comme  font  les  animaux  inférieurs  dont  il 
partage  les  habitudes  et  les  instincts.  On  peut  distinc- 
tement suivre  la  progression  de  l'esprit  humain  dans 
la  période  historique  pourtant  si  confuse  et  si  courte. 
Elle  nous  montre  l'homme  émergeant  graduellement 
de  la  barbarie.  C'est  qu'il  h  enfin  conquis  la  pensée 
écrite  qui  lui  permet  de  transmettre  et  d'accumuler 
les  impressions  qui  sont  l'éducation,  la  science  des 
choses. 

Aux  grands  jours  de  la  Grèce  et  de  Rome,  la 
culture  humaine  paraît  atteindre  un  apogée.  Mais 
dans  les  civilisations  antiques  la  lumière  ne  luit  que 
pour  les  classes  privilégié*  s.  Les  masses  restent  encore 
esclaves,  ignorantes  et  presque  bestiales.  Aussi  suffit- 
il  d'un  vent  de  barbarie  pour  éteindre,  en  apparence 
du  moins,  cette  flamme  encore  vacillante,  et  la  nuit  se 
fait  de  nouveau  sur  la  terre.  On  dirait  que  l'humanité 
rétrograde  ;  les  hautes  connaissances  acquises  semblent 
perdues  avec  les  manuscrits,  précieux  héritages  des 
ancêtres.  Elles  ne  le  sont  que  momentanémeut.  Le 
feu  de  la  science,  qui  a  couvé  sous  la  cendre,  renaît 
bientôt  plus  ardent  pour  éclairer  et  réchauffer  tous 
les  hommes  cette  fois.  Car  une  parole  sublime  a 
retenti  en  Galilée,  et  cette  parole  fait  de  l'amour  la 
religion  universelle;  elle  dirige  les  ambitions  humaines 
vers  le  relèvement  de  toute  l'humanité  et  donne  du 
même    coup  la    maîtrise  de    l'univers  aux   pays  qui 


148  l'indépendance  ÉCONOMIQUE 


s'inspirent  de  l'idée  chrétienne.  C'est  alors  que  les 
passions  transformées  deviennent  des  vertus  resplen- 
dissantes qui  élèvent  l'homme  autant  au-dessus  de 
ses  ancêtres  primitifs  que  la  nature  avait  élevé  ceux- 
ci  au-dessus  des  organismes  inférieurs  de  la  création. 

Il  existe  aujourd'hui  parmi  les  hommes  les  civili- 
sations les  plus  hautes  qui  furent  jamais.  En  théorie, 
tous  doivent  y  participer,  ce  qui  est  déjà  un  immense 
progrès  sur  l'idée,  fondamentale  des  sociétés  antiques, 
mais  dans  la  pratique,  il  n'est  pas  vrai  de  dire  que 
tous  les  hommes  participent  à  la  civilisation  qui 
naquit  de  l'idée  chrétienne.  On  trouve  encore  des 
hommes  à  l'état  sauvage,  d'autres  sont  des  barbares 
ou  des  demi-civilisés  ;  on  peut  même  en  citer  qui 
après  avoir  atteint  une  haute  civilisation  sont 
retombés  dans  la  barberie.  C'est  que  l'homme,  comme 
la  terre,  demande  une  culture  incessante,  sans  quoi  il 
retourne  à  l'état  sauvage. 

Parmi  les  nations  dites  civilisées,  il  s'en  faut  de 
beaucoup  que  toutes  atteignent  au  même  degré  de 
culture,  ou  que  leur  mode  de  progression  soit  identi- 
que. Les  uns  semblent  rester  presque  stationnaires, 
bien  que  vivant  parmi  les  trésors  de  l'art  et  de 
la  science  ;  d'autres,  tout  en  proclamant  leui  amour 
de  l'idéal,  senlizent  dans  un  matérialisme  grossier 
Entre  ces  deux  extrêmes  on  trouve  toutes  les  nuances. 
Mais  chez  toutes  les  nations  nées  d'une  même  idée 


DU    CANADA    FRANÇAIS  149 


civilisatrice,  on  distingue  une  certaine  ressemblance 
parce  que  l'éducation  chez  elles  est  basée  sur  un  même 
principe  moral  fondamental  plus  ou  moins  parfait. 
C'est  ce  qui  explique  les  différences  profondes  entre 
les  Asiatiques  et  les  Européens. 

Dans  un  même  pays,  il  est  facile  de  noter  les 
degrés  de  culture  c'est-à-dire  d'éducation  parmi  les 
citoyens,  et  cela  sans  tenir  compte  des  divisions 
sociales  régulières.  Une  foule  rurale  se  distingue 
d'une  foule  citadine,  cela  va  sans  dire  ;  on  ne  confond 
pas  une  réunion  d'ouvriers  avec  un  rassemblement 
d'étudiants. 

Il  existe  en  dehors  de  cela  des  distinctions  dans 
une  même  classe  et  dans  toutes  les  classes  prises  dans 
leur  ensemble.  Si  dans  une  foule  quelconque  on 
remarque  un  air  général  de  bien-être  et  de  bonne 
conduite,  si  hommes  et  femmes  soignent  leur  tenue  et 
leur  langage,  si  chez  eux  la  beauté  morale  se  traduit 
au  dehors  par  une  beauté  physique  très  perceptible, 
si  le  bon  goût  se  manifeste  dans  le  maintien,  dans  le 
vêtement,  et  surtout  dans  la  manière  d'être  des  sexes 
à  l'égard  l'un  de  l'autre,  on  reconnaît  aussitôt  un 
milieu  de  vraie  civilisation  d'où  rayonne  partout  et 
toujours  plus  étendues  certaines  idées  saines  qui  sont 
les  fruits  de  l'éducation,  c'est-à-dire  de  la  direction 
qu'on  imprime  à  l'enfant  dans  la  famille  et  à  l'école, 
et  qui  est   l'origine  de  l'habitude  des  vertus   où  il  se 


150  l'indépendance  économique 

confirme  plus  tard.  En  étouffant  les  germes  du  mal, 
en  cultivant  ceux  du  bien,  on  a  formé  un  peuple  fort 
et  prospère,  et  c'est  à  lui  qu'appartient  l'avenir. 

Souvent  un  spectacle  tout  contraire  se  présente  à 
nos  yeux.  De^  gens  bruyants  et  grossiers  tiennent 
sans  honte  des  propos  bas,  vulgaires  et  inconvenants. 
Partout  règne  le  mauvais  goût,  la  propreté  est 
douteuse,  les  mises  négligées,  les  traits  sont  altérés 
par  l'ivrognerie  et  les  excès.  Les  hommes  ne  respec- 
tent guère  les  femmes  qui,  à  vrai  dire,  inspirent  bien 
peu  le  respect,  tandis  que  l'enfant  misérable  a  perdn 
le  charme  ordinaire  de  l'enfance  et  ne  provoque 
qu'une  pitié  où  il  entre  involontairement  de  la 
répugnance  et  du  dégoût.  L'éducation  d'une  telle 
foule  s'est  faite  au  cabaret  ou  dans  des  lieux  peut- 
être  plus  infâmes. 

L'on  sait  par  expérience  combien  il  est  difficile  de 
racheter  ces  sociétés  corrompues.  De  même  que  la 
bonne  éducation  et  la  culture  arrivées  à  un  certain 
degré  font  rapidement  école,  de  même  aussi  la 
bassesse  et  le  vice,  fruits  de  la  mauvaise  éducation, 
forment  à  un  certain  degré  de  dépravation  sociale  un 
tourbillon  qui  balaie  de  la  face  de  la  terre  les  sociétés 
qu'il  atteint. 

L'influence  de  l'éducation  se  manifeste  ainsi  de 
mille  manières.  Tel  groupe  de  population  fournit 
presque  exclusivement  des  hommes  d'affaires  et  des 


DU  CANADA   FRANÇAIS  151 


commerçants,  sans  donner  sa  juste  proportion  d'hom- 
mes d'Etat,  de  littérateurs  et  d'artistes  :  c'est  une 
armée  sans  généraux.  Tel  autre  groupe,  c'est  le  cas 
des  Canadiens-français  de  nos  jours,  produit  un 
certain  nombre  d  hommes  publics  illustres  sans  que 
les  autres  puissances  sociales  se  développent  suffisam- 
ment. L'échelle  demeure  vide  auxdegrésintermédiaires 
et  même  à  certains  des  échelons  supérieurs,  car  dan^ 
une  telle  société,  les  artistes  et  les  savants  restent 
incompris  et  se  dirigent  vers  les  pays  où  ils  trouvent 
un  public  et  une  carrière  ;  on  y  voit  des  généraux 
sans  armée.  Dans  les  deux  cas  on  peut  conclure  à  un 
vice  radical  dans  l'éducation  nationale. 

L'on  pourrait  multiplier  presque  à  l'intini  les 
exemples  pour  établir  que  l'éducation  nationale 
systématique  et  saine  est  la  condition  essentielle,  non 
seulement  d'une  condition  économique  et  sociale 
favorable,  mais  encore  de  l'existence  d'un  sentiment 
vraiment  religieux  et  chrétien  chez  les  individus. 
Les  ignorants  ne  peuvent  pas  être  des  chrétiens  et 
des  citoyens,  parce  que  ces  deux  qualités  ne  se 
trouvent  que  chez  l'homme  civilisé,  et  que  l'homme 
vraiment  ignorant  est  un  barbare. 

Quel  autre  nom  lui  donner  puisqu'il  n'obéit  que 
par  habitude  ou  par  crainte  à  les  lois  morales  et 
sociales  qu'il  n'est  en  état  ni  de  formuler  ni  même  de 
comprendre. 


152  l'indépendance  économique 


Dans  nos  sociétés  démocratiques,  le  peuple  dicte  on 
croit  dicter  ses  lois  ;  c'est  "  le  résultat  d'une  évolution 
intellectuelle,"  disait  Claudio  Jannet.  Quel  effondre- 
ment social  pour  les  populations  ignorantes  !  Mais 
quelle  puissance  pour  le  bien  entre  les  mains  de  celles 
qui  saveut  en  faire  usage  ! 

Ce  point  est  clairement  expliqué  par  un  évêque 
américain,  Mgr  Chatard,  cité  par  le  même  auteur  : 
"  Dans  le  monde  entier,  un  changement  s'opère  de 
l'ordre  des  choses  ancien  à  un  nouveau,  de  l'état 
de  tutelle  dans  lequel  la  masse  du  peuple  vivait  dans 
toutes  les  contrées,  à  la  liberté  individuelle  qui  existe 
parmi  nous  et  qui  fait  graduellement  son  avènement 
ou  s'accroît  dans  toutes  les  nations  civilisées.  Ce 
changement  fait  continuellement  surgir  des  idées  qui 
doivent  être  examinées  et  sur  lesquelles  il  faut 
se  prononcer.  Cela  exige  une  grande  activité  d'esprit 
et  une  grande  lutte  d'opinion  qui  a  ses  avantages. 
Nous  ne  sommes  pas  effrayés  de  l'usage  de  la  raison." 
"  Si  telle  est  l'essence  de  la  démocratie,  conclut 
Claudio  Jannet,  nous  ne  pouvons  espérer  qu'étant 
toute-puissante  elle  n'obéisse  volontairement  aux 
lois  de  la  justice  et  de  la  raison  qu'en  l'instruisant  et 
l'élevant." 

Donc  pour  élever  le  peuple  à  la  hauteur  de  sa 
mission,  il  faut  lui  donner  l'instruction,  et  surtout 
l'éducation,  en  créant  et  développant  des  hérédités 


DU    CANADA    FRANÇAIS  153 


utiles  à  la  race  et  à  la  nation  physiquement  et 
intellectuellement,  en  formant  une  élite  nécessaire 
aux  progrès  de  tous,  en  organisant  systématiquement 
l'enseignement  populaire  de  façon  à  lui  imprimer  une 
direction  saine  et  vraiment  nationale. 

Il  va  sans  dire  que  ces  divisions  sont  arbitraires  ; 
elles  ne  peuvent  dans  la  pratique  se  séparer  et 
ne  sont  utiles  que  pour  la  plus  grande  clarté  d'une 
étude.  Un  professeur  de  Chicago  les  résumait  toutes 
lorsqu'il  disait  :  "  Le  but  de  l'école  c'est  de  socialiser 
l'enfant."  Cet  aphorisme  semblerait  avoir  été  inspiré 
par  l'admirable  traité  de  M.  Alfred  Fouillée  sur 
Y  Enseignement  au  point  de  vue  national,  auquel  nous 
avons  emprunté  classification  ci-dessus,  parce  qu  elle 
nous  paraît  si  bien  s'appliquer  à  la  population  du 
Canada,  surtout  à  la  française. 

Expliquons-nous  maintenant  sur  ces  divers  points  : 
"  Il  faut,  dit  M.  Fouillée,  créer  par  l'éducation  des 
hérédités  utiles  à  la  race  physiquement  et  intellec- 
tuellement. La  vraie  éducation  est  celle  qui  au  lieu 
de  stériliser  les  cerveaux  par  l'épuisement  de  leurs 
forces,  les  rend  de  plus  en  plus  féconds  par  le  déve- 
loppement de  capacités  variées.  "     Il  nous  semble,  en 

effet,  que   lorsqu'ij s'agit   de,  l'éducatif» — nationale, 

C ré^r_^t_^]jT^.nfîQra--4^vrtlappo.r--des  hérédités  J^_nn 
ppint_çapjlaj.  Car  s'il  est  incontestable  que  l'éduca- 
tion et  l'instruction  poussées  longtemps  dans  un  sens 


154  l'indépendance  économique 

déterminé  peuvent  créer  certaines  hérédités  et  modifier 
le  caractère  national,  il  est  évident  aussi  que  si  la 
nation  dont  il  s'agit  présente,  comme  la  nation 
française,  par  exemple,  certains  caractères  de  haute 
supériorité  qui  sont  devenus  héréditaires,  ce  sont  ceux- 
là  qu'il  importe  de-Conser ver  et  de  perfectionne,!! tout 
d'abord.  En  les  développant  on  arrive  précisément  à 
la  formation  de  cette  élite  qui  est  essentielle  au 
progrès  de  la  nation  tout  entière. 

Récemment,  en  France,  dans  le  but  très  louable 
en  soi.de  fortifier  les  études  scientifiques  et  techniques, 
on  s'est  élevé  fortement  contre  les  études  classiques 
poussées  à  outrance  ;  l'on  a  demandé  un  cours  plus 
pratique,  et  l'on  a  donné  dans  l'excès  contraire.  On  ne 
parla  plus  que  de  l'enseignement  des  sciences.  Comme 
si  la  science,  la  véritable  science  pouvait  s'inculquer 
d'emblée  à  des  esprits  insuffisamment  préparés  ! 
Comme  si  on  pouvaii  raisonner  juste  avant  que 
d'avoir  appris  à  penser,  avant  d'être  homme,  avant 
d'avoir  fait  ses  humanités .  ..  Les  fortes  études 
classiques,  la  gymnastique  intellectuelle  qui  élè^e  la 
pensée  humaine  au-dessus  des  détails  et  des  spécialités 
pour  l'amener  à  envisager  le  monde  dans  son  ensemble, 
de  comprendre,  en  autant  que  les  hommes  peuvent  le 
faire,  la  beauté  et  la  vérité  pures,  qui  lui  inspirent 
l'amour  de  l'idéal  et  quelque  chose  du  désintéresse- 
ment de  l'idéalogue  tant  décrié,  voilà  précisément  ce 


DU  CANADA  FRANÇAIS  155 

qui  a  fait  la  grandeur  de  la  race,  de  la  pensée 
française,  c'est  ce  qui  fait  qu'elle  marche  à  la  tête  de 
la  civilisation.  Vouloir  supprimer  ces  hautes  études, 
cesser  de  cultiver  ce  sol  si  fécond,  ce  serait  un  suicide 
national  pour  la  Nouvelle-France  comme  pour 
l'ancienne. 

Cela  dit,  admettons  que  la  critique  sévère  qu'on  a 
faite  des  collèges  classiques  et  des  lycées  n'est  pas 
dépourvue  de  vérité.  Nous  ne  croyons  pas  que  M. 
Demolins,  M.  Jules  Lemaître  et  tant  d'autres  censeurs 
aient  voulu  autre  chose  que  la  réforme  de  cette  grande 
institution,  de  cette  méthode  d'enseignement  éminem- 
ment philosophique,  de  cette  pépinière  d'hommes 
supérieurs. 

Quant  à  M.  Fouillée,  il  demande  une  organisation 
d'enseignement  secondaire  ou  classique  unique  et 
générale  avec  de  simples  ramifications  finales  déter- 
minées par  les  aptitudes.  Sa  conception  nous  semble 
la  plus  belle  et  la  plus  juste  de  toutes  et  nous  osons 
la  traduire  par  une  image  qui  nous  paraît  l'expliquer. 

Les  études  classiques  actuelles  peuvent  se  comparer 
à  un  beau  peuplier  de  Lombardie  qui  dresse  sa  tête 
très  haut  dans  les  airs  et  de  mine  tous  les  arbres 
d'alentour.  Mais  à  côté  de  lui  s'élève  un  orme  également 
majestueux,  nourri  d'une  sève  non  moins  puissante. 
Seulement  ses  branches,  au  lieu  de  pousser  simple- 
meni  en  hauteur,  s'étendent  et  forment  un  large  abri. 


o 


156  l'indépendance  économique 


C'est  à  ses  pieds  que  l'on  viendra  de  préférence  chercher 
l'ombre  et  la  fraîcheur.  Il  est  aussi  beau  et  aussi 
grand  que  son  voisin,  niais  il  est  plus  utile.  Le  peuplier 
représente  l'ancien  enseignement  classique  rigide. 
L'orme  c'est  l'école  nouvelle,  les  classiques  réformés 
qui  laissent  subsister  l'institution  ancienne,  l'embel- 
lissent, la  fortifient  et  étendent  ses  bienfaits  à  toutes 
les  sciences,  à  tous  les  arts,  qui  jusqu'à  ces  derniers 
temps  s'en  croyaient  exclus?""? 

Oetie_xéJbr-nie— nlajdeok^^Limjxxssible,  puisqu'il  ne 
s'agit  ni  de  toucher  au  fond  même  de  l'institution  ni 
de  surcharger. leg_progratn  mes  de  sujets  nouveaux.  Ce 
serait  là  précisément  rétrograder.  L'enseignement 
technique  des  sciences  hors  de  propos  abaisse  plutôt 
qu'elle  n'élève  l'intelligence  par  la  confusion  qu'elle  y 
fait  naître.  C'est  tout  au  plus  si  l'élève  en  retient 
certains  mots  baroques  dont  le  sens  lui  échappe 
souvent.  Ce  qu'il  faut  c'est  appliquer  à  l'enseigne- 
ment de  la  science  la  même  méthode  philosophique 
qui  préside  à  l'enseignement  des  lettres.  Il  faut 
humaniser  la  _sci£m;e. 

"  D'abord,  dit  M,  Fouillée,  il  faut  montrer  dans 
les  sciences  le  côté  humain,  la  part  de  l'esprit  dans 
leur  formation  et  dans  leurs  découvertes  ;  c'est-à-dire 
que  la  méthode  à  chaque  science,  qui  est  une  applica- 
tion de  la  logique  générale,  devrait  être  l'objet  d'une 
étude  particulière  et  attentive.  Cette  logique,  d'ailleurs. 


DU    CANADA    FRANÇAIS  157 

ne  serait  pas  toute  abstraite,  car  elle  pourrait  s'accom- 
pagner de  grands  exemples  fournis  par  l'histoire  des 
sciences. 

"  Il  est  des  vérités  scientifiques,  dit  Descartes,  qui 
sont  des  batailles  gagnées  ;  racontez  aux  jeunes  gens 
les  principales  et  les  plus  héroïques  de  ces  batailles  : 
Vous  les  intéresserez  ainsi  aux  résultats  mêmes  des 
sciences,  et  vous  développerez  chez  eux  l'esprit 
scientifique  au  moyen  de  l'enthousiasme  pour  la 
conquête  de  la  vérité  ;  vous  leur  ferez  comprendre  la 
puissance  de  raisonnement  qui  a  amené  les  décou- 
vertes actuelles  et  qui  en  amènera  d'autres.  Quel 
intérêt  prendraient  l'arithmétique  et  la  géométrie  si 
on  joignait  un  peu  de  leur  histoire  à  l'exposition  de 
leurs  principales  théories,  si  on  assistait  aux  efforts, 
des  Pythagore,  des  Platon,  des  Euclide,  ou,  plus  tard 
des  Viète,  des  Descartes,  des  Pascal,  des  Leibnitz  '. 
Les  grandes  théories,  au  lieu  d'être  des  abstrac- 
tions mortes  et  anonymes,  deviendraient  des  vérités 
vivantes,  humaines,  ayant  leur  histoire,  comme  une 
statue  qui  est  de  Michel-Ange,  comme  un  tableau  qui 
est  de  Raphaël   " 

C'est  cet  esprit  scientifique,  qui  fait  aimer  la 
science  et  ne  surcharge  pas  l'esprit  de  détails,  qu'il 
faut  introduire  dans  les  études  classiques  qui  forment 
et  qui  doivent  continuer  à  faire  la  base  des  études 
dans  le  Canada-français.  Le  même  système,  introduit 


158  l'indépendance  économique 

dans  les  autres  provinces,  donnerait  à  tout  le  Canada 
une  supériorité  marquée  sur  les  autres  peuples 
américains. 

C'est  ainsi  qu'on  approcherait  du  desideratum  de 
Demolins,  l'étude  de  l'homme  par  l'observation 
méthodique  et  comparée,  c'est-à-dire  la  science  sociale, 
guide  des  études  nouvelles.  L'élève  comprendrait  alors 
que  toutes  les  carrières  sont  honorables,  il  recevrait  un 
entraînement  qui  le  préparerait  aux  hautes  recherches 
soientifîques  aussi  bien  qu'aux  professions  dites 
libérales  et  nous  verrions  diminuer,  dans  de  notables 
proportions,  le  nombre  des  déclassés. 

De  telles  réformes  sont  à  la  portée  de  toutes  nos 
institutions  d'enseignement  secondaire  ;  et  si  ces  lignes 
venaient  à  tomber  sous  les  yeux  de  certains  de  nos 
excellents  directeurs  de  collèges,  ceux-ci  se  rendraient 
sans  doute  mieux  compte  que  nous  de  la  portée  de 
ces  brèves  considération,  résumé  de  travaux  de 
spécialistes  auxquels  nous  avons  osé  ajouter  quelques 
réflexions  de  notre  cru.  Exerçant  depuis  de  longues 
années  avec  dévouement  et  abnégation  la  noble  pro- 
fession d'instituteur,  ils  ne  manqueraient  pas  alors  de 
comprendre  dans  quel  esprit  nous  les  leur  offrons. 

Avant  de  quitter  cette  partie  de  notre  sujet, 
faisons  encore  une  observation. 

A  la  direction   intellectuelle    on  devrait  joindre 


DU  CANADA  FRANÇAIS  159 

l'entraînement  physique.  A  notre  avis  c'est  la  une 
partie  de  l'éducation  qu'on  néglige  beaucoup  trop.  La 
plus  solide  instruction  est  inutile  si  le  corps  est 
souffrant.  Comment  entreprendre  la  lutte  pour 
l'existence  si  la  santé  fait  défaut  ?  Nous  voudrions 
aussi  voir  raser  les  hautes  murailles  qui  entourent 
trop  souvent  les  collèges.  Que  le  jeune  homme  s'accou- 
tume de  bonne  heure  à  la  liberté  dont  il  doit  jouir 
plus  tard.  Il  apprendra  alors  à  s'en  servir  sans  en 
abuser.  C'est  là  l'essence  même  de  cette  école  d'ini- 
tiative dont  les  peuples  anglo-saxons  nous  donnent 
l'exemple.  Le  sentiment  de  la  liberté  et  de  la  force 
inspire  une  noble  franchise,  une  audace  saine  et 
modérée  aux  esprits  bien  préparés  par  de  fortes 
études.  Ces  réformes  auront  aussi  l'avantage  d'aug- 
menter de  beaucoup  la  population  des  universités  où 
de  nouvelles  chaires  se  formeront  pour  répondre  aux 
besoins  nouveaux  qui  se  manifesteront. 

Cependant,  nous  ne  pouvons  trop  le  répéter,  le  > 
Canada  français  n'aura  de  fortes  études  secondaires  et 
supérieures  qu'en  autant  que  la  condition  générale 
sociale  et  économique  du  paj^s  sera  saine.  Elle  ne  sera 
j  a  mais  saine  sans  une  bonne  éducation  populaire. 
C  sstce__çnj£ — la — pafuiLiHnn  anglaise  du Canacla 
comprend  bien  mieux  que  nous  à  l'heure  présente. 
Sans  cette  condition  essentielle,  les  efforts  les  plus 
héroïques  de  la  part  des  directeurs  des  collèges  n'em- 


160  l'indépendance  économique 


pécheront  pas  le  niveau  des  études  de  s'abaisser 
graduellement. 

On  peut  en  étudier  une  preuve  contemporaine, 
parmi  beaucoup  d'autres,  en  Islande.  Cette  île 
perdue  dans  la  mer  polaire  fournissait  autrefois  des 
savants  à  l'Europe.  Elle  n'en  fournit  plus  depuis 
que  l'état  économique  de  la  population  ne  permet  pas 
de  recruter  des  étudiants  et  de  maintenir  les  collèges. 
Ceci  nous  amène  à  dire  quelques  mots  de  la  troisième 
division  de  cette  étude,  l'organisation  systématique  de 
l'enseignement  de  façon  à  lui  imprimer  une  direction 
saine,  vraiment  sociale  et  nationale. 

Ici  la  question  s'élargit  considérablement.  Il  n'est 
plus  question  seulement  de  la  formation  de  l'élite 
sociale,  œuvre  pour  laquelle,  nous  l'avons  vu,  le 
Canada  français  est  assez  convenablement  outillé.    Il 


s'agit  de  l'enseignement  à  tous  les  degrés,  et  plus 
spécialement  de  l'enseignp'^pnt  pxjmaire  qui  formela 
vraie  base  de  l'éducation  d'une  nation  inoderne. 

Que  faut-il  faire  pour  rendre  l'enseignement 
primaire  systématique,  sain,  social  et  national  ? 

Avant  de  répondre  à  cette  question,  examinons 
s'il  y  a  nécessité  d'une  réforme,  et  pourquoi  nous  ne 
saurions  nous  contenter  du  système  actuel,  puisqu'il 
est  prouvé  que  le  nombre  des  illettrés  diminue  assez 
rapidement  dans  le  Canada  français.  On  pourrait 
répondre  tout  d'abord  que  si  la  comparaison  avec  le 


DU    CANADA    FRANÇAIS  161 


passé  est  à  l'avantage  du  présent,  cette  comparaison 
est  encore  très  défavorable  et  humiliante  pour  le 
groupe  français,  si  on  la  fait  avec  les  autres  groupes 
de  population  au  Canada. 

Mettons-nous  cependant  à  un  point  de  vue  plus 
élevé  !  Ecoutons  encore  M.  Fouillée  :  "  Plus  la  civili- 
sation fait  de  progrès,  plus  la  force  appartient  à  tout 
ce  qui  est  organisé,  systématisé,  organisé  hiérarchi- 
quement ....  La  nation  qui  saurait  introduire  dans 
l'enseignement  l'organisa  tien  la  plus  puissante  et  la 
plus  vive  aurait,  par  cela  même,  dans  le  domaine 
intellectuel,  une  supériorité  analogue  à  celle  des 
gouvernements  et  des  armées  fortement  organisés. 

Nous  pouvons  voir  aux  Etats-Unis  une  preuve  de 
la  vérité  de  cette  observation.  L'enseignement  n'y  est 
pas  toujours  recommandable.  Généralement,  on  y 
néglige  l'idéal  pour  s'attacher  trop  à  la  méthode 
exclusivement  utilitaire.  Mais  il  est  un  point  sur 
lequel  on  idéalise,  et  même  à  outrance,  c'est  lorsqu'il 
s'agit  d'inspirer  aux  enfants,  avec  l'amour  de  la  patrie, 
une  haute  opinion  de  sa  grandeur.  Comme  conséquence, 
tous  les  jeunes  Américains  sont  des  patriotes  ardents 
sinon  éclairés,  prêts  à  exalter  toute  idée  qui  semble 
devoir  agrandir  et  glorifier  leur  pays.  C'est  la  contem- 
plation superficielle  de  ces  résultats  qui  a  fait  tomber 
un  grand  esprit  comme  Herbert  Spencer  dans  l'erreur, 
à  notre  avis  du  moins,  qui  lui  fait  placer  au  premier 


162  l'indépendance  économique 

rang  l'éducation  purement  utilitaire.  Spencer  resta 
toute  sa  vie  l'ennemi  des  docteurs  des  grandes  uni- 
sités  classiques  d'Angleterre.  Les  universités,  il  est 
vrai,  n'avaient  pas  compris  la  doctrine  de  l'évolution 
dont  Spencer  s'était  fait  l'apôtre,  mais  il  nous  semble 
incontestable  que  si,  avec  son  génie,  celui-ci  avait  eu 
l'avantage  de  leur  entraînement  intellectuel,  il  aurait 
évité  certaines  erreurs  où  il  s'est  entêté.  Du  reste,  il 
fut  un  précurseur,  un  de  ces  esprits  indépendants  et 
vastes  qui  ne  tombent  pas  dans  la  règle  commune,  et 
qui  restent  grands  dans  leurs  égarements  comme  dans 
leurs  découvertes 

Le  peu  d'enseignement  primaire  qu'on   accorde  à 
l'enfance  dans  la   province  de    Québec  est    peut-être 
sain,   bien  qu'il  soit    permis    d'en   douter    lorsqu'on 
examine  de  près  la  valeur  des  instituteurs./^Selon 
nous,  l'enseignement    n'est    ni    national,  ni  social,  ni 
systématisé,  ni  suffisajitrVTI  ne  deviendra    national 
social  et  suffisant  que  lorsqu'on    l'aura    systématisé.  1 
C'est  là  un  des  points  dont  dépend  l'avenir  de  la  raw — 
française  au  Canada.     Il  faut,  si  elle  veut  survivre  et 
accomplir  ses  destinées,  qu'elle  soit  plus  instruite  que 
les  autres  races,  plus    entraînée    quant  aux    études 
supérieures    et    secondaires,  parce    que    son    rôle  en 
Amérique    doit  être    celui    de    la  race    française  en 
Europe.     Il  lui  faut  être  mieux  organisée   de  toutes 
manières  pour  pouvoir  maintenir,  au  moyen  de  sa  vie 


DU    CANADA    FRANÇAIS  163 

sociale  et  économique,  le  niveau  intellectuel  qui  lui 
permettra  d'être  et  de  rester  le  peuple  lumière. 

Que  nous  le  voulions  ou  ne  le  voulions  pas,  que 
nous  nous  en  occupions  ou  que  nous  ne  nous  en  occu- 
pions pas,  nous  qui  avons  l'avantage  de  l'instruction, 
qui  devrions  aider  à  l'évolution,  mais  qui  le  iaiw  r  s 
si  peu,  cette  évolution  se  fera.  Elle  nous  laissera  en 
arrière,  et  alors  nous  périrons.  Ou  bien  le  peuple,  à 
un  certai  n  moment,  aura  1  intuition  de  son  danger,  et 
alors  la  paisible  évolution  se  changera  en  une  révo- 
lution violante  balayant  tout  devant  elle.  Ceux  qui 
suivent  les  événements  savent  que  nous  n'évoquons 
pas  ici  des  chimères  et  des  épouvantails.  Tous  nous 
devrions  songer  à  nos  graves  responsabilités  et  aux 
malheurs  qui  suivraient  notre  négligence  à  les 
assumer. 

Si  d'autre  part  nous  accomplissons  tout  notre 
devoir,  si  de  la  base  au  sommet  nous  organisons 
l'éducation  et  l'instruction  du  peuple  sur  des  données 
systématiques,  saines,  vraiment  sociales  et  nationales 
et  répondant  aux  besoins  et  au  génie  de  la  race,  alors 
nos  institutions  conserveront  cette  solidité  et  cette 
permanence  qui  garantissent  l'avenir,  elles  vivront 
non  seulement  extérieurement  et  suivant  la  lettre  de 
la  loi  qui  meurt  dès  que  l'opinion  a  cessé  de  la 
respecter,  mais  dans  le  cœur  même  du  peuple  qui  s'en 
mentrera  reconnaissant.     Car,  pour  nous  servir  d'une 


164  l'indépendance  économique 


pensée  de  Maurice  Maeterlinck,  il  est  impossible  que 
ceux  qui  ont  accompli  jusqu'au  bout  la  mission  qui 
est  par  excellence  la  mission  humaine,  ne  se  trouvent 
pas  au  premier  rang  pour  en  recueillir  les  fruits. 


VIII 

L'AVENIR  INDUSTRIEL  DU  CANADA 
ORIENTAL 


Causes  de  la  faiblesse  économique  des  Canadiens- 
français. — Ils  pourraient  s'emparer  de  leur 
industrie  nationale.. — Toutes  les  circonstan- 
ces NATURELLES  LEUR  SONT  FAVORABLES. — ILS  NE 
MANQUENT  NI  D'APTITUDES  NI  DE  CAPITAL,  MAIS 
SEULEMENT  D'INSTRUCTION  ET  D'HABITUDE  DES 
AFFAIRES. — LES  NOUVEAUX  VENUS  TENDENT  À  SE 
SUPERPOSER  À  EUX  ET  À  LES  RELÉGUER  AU 
SECOND  PLAN. 


SI  l'on  considère  de  près,  comme  nous  avons 
essayé  de  le  faire,  la  population  du  Canada  au 
point  de  vue  de  ses  besoins  sociaux  et  économiques  les 
plus  apparents,  il  faut  reconnaître  et  qu'il  existe  chez 
elle  du  malaise  et  de  l'inquiétude.  Elle  manque 
certainement  de  champs  d'activité,  son  effort  national 
reste  comprimé  au  sein  de  l'abondance  d'un  des  pays 
les  plus  vastes  et  les  plus  riches  de  la  terre.      Quant 


166  l'indépendance  économique 


au  Canada  français,  il  est  de  toute  évidence  qu'il 
se  congestionne  et  s'étiole  derrière  une  muraille  de 
Chine  que  seule  la  grande  industrie,  dirigée  dans 
des  voies  naturelles,  pourra  renverser.  11  faut  qu'il 
se  délivre  ;  le  peuple  le  sent  et  fera  sans  doute  l'effort 
voulu.  La  question  économique  deviendra  par 
conséquent  plus  que  jamais  une  question  nationale, 
elle  restera,  pour  ainsi  dire,  la  seule  question  jusqu'à 
ce  qu'elle  soit  résolue. 

Nous  arrivons  donc  ici  à  la  seconde  partie  de 
notre  travail.  Ce  besoin  économique  étant  constaté, 
est-il  possible  d'y  satisfaire  ?  Pour  beaucoup  de 
Canadiens,  la  réponse  semblera  facilement  affirmative. 
D'autres  formuleront  des  objections  que  nous  devons 
prévoir  et  discuter.  Et  ces  objections  surgiront 
probablement  plus  nombreuses  parmi  le  groupe 
français,  par  suite  de  faits  en  apparence  contradic- 
toires, qu'il  est  utile  de  rappeler  et  de  concilier  ici, 
pour  l'intelligence  de  ce  qui  va  suivre,  même  au 
risque  de  paraître  nous  répéter. 

La  population  française  du  Canada  est  probable- 
ment encore  la  plus  saine  et  la  plus  vigoureuse  de 
l'Amérique,  au  point  de  vue  physique.  Par  l'intelli- 
gence, elle  n'est  certes  pas  inférieure  à  la  population 
de  la  France,  ni  aux  autres  races  qui  habitent  le 
Canada. 

Si  cette  proposition  avait  besoin  d'être  appuyée, 


DU    CANADA    FRANÇAIS  167 


l'on  pourrait  citer  les  merveilleuses  victoires  consti- 
tutionnelles des  Canadiens- Français,  et  le  grand 
nombre  d'hommes  illustres  qui  sont  sortis  de  leurs 
rangs.  Parmi  ceux-ci,  les  hommes  d'Etat  tiennent 
incontestablement  la  première  place.  Mais,  sans 
parler  de  beaucoup  d'éminents  ecclésiastiques,  les 
savants,  les  écrivains,  les  artistes  et  les  soldats  ne 
nous  manquent  point,  bien  que  ces  carrières  soient 
chez  nous  bien  ingrates.  Si  nous  suivons  les  nôtres 
à  l'étranger,  nous  les  trouverons  en  grand  nombre 
occupant,  dans  la  vie  civile,  des  situations  impor- 
tantes, et  dans  la  vie  militaire,  parfois,  ces  postes  de 
suprême  confiance  dont  dépendent  l'honneur  du 
drapeau,  l'existence  des  armées,  la  politique  fonda- 
mentale d'un  empire.  Les  noms  s'offrent  ici  en 
foule  sous  la  plume  de  l'écrivain  comme  à  l'esprit  du 
lecteur.  N'en  mentionnons  cepend  ant  aucun.  Con- 
tentons-nous de  rappeler  ces  faits  qui,  au  sens  de 
certaines  personnes,  semblent  une  garantie  suffisante 
pour  l'avenir. 

Présentons-leur  de  nouveau  le  revers  de  la 
médaille. 

Il  nous  montre,  ne  l'oublions  pas,  le  groupe 
français  du  Canada,  malgré  ses  qualités  physiques  et 
intellectuelles,  tombé,  économiquement,  au  dernier 
rang  des  groupes  canadiens.  En  cherchant  la  cause 
de  cette  contradiction  apparente,  nous  nous  sommes 


168  l'indépendance  économique 

trouvés  en  présence  d'une  agriculture  ruinée  par  des 
méthodes  de  culture  routinières  ;  la  ruine  agricole 
entraînant  l'appauvrissement  général,  la  perte  effec- 
tive de  plus  de  la  moi  tié  de  la  puissance  numérique 
du  groupe  et  une  déperdition  infiniment  plus  consi- 
dérable encore  en  influence  sociale  et  en  puissance 
économique  et  financière.  Il  était  impossible  dans  de 
telles  ci  rconstances,  que  les  hautes  études  ne  fussent 
pas  en  baisse  et  que  l'enseignement  primaire,  dont 
l'établissem  ent  était  relativement  tout  récent  dans  la 
province  de  Québec,  ne  suivit  pas  de  très  près  la 
décadence  générale.  Les  choses  en  arrivèrent  à  ce 
point  que  le  groupe  français  dut  songer  à  se  relever, 
à  moins  de  se  résigner  à  abdiquer.  Il  voulut  se 
relever  ;  heureuseme  nt,  il  n'était  pas  encore  trop  tard. 
L'industrie  laitière  se  présenta  à  l'agriculteur  cana- 
dien-français comme  premier  appoint  à  conquérir. 
Il  le  conquit,  et  aussitôt  l'instruction  primaire 
ressentit  quelque  peu  le  contre-coup  bienfaisant  de  ce 
commencement  de  renaissance  sociale. 

Ici  encore  un  certain  nombre  de  personnes  nous 
diront  que  puisque  nous  avons  commencé  à  guérir  les 
blessures  de  notre  classe  agricole,  nous  sommes  dans 
la  bonne  voie  et  que  nous  n'avons  qu'à  continuer. 
Nous  inspirant  de  la  profonde  sagesse  du  vieil 
apologue  romain,  nous  pourrions  leur  répondre  :  à 
quoi  servent  de  bons  muscles  lorsque  le  cœur  et  les 


DU   CANADA  FRANÇAIS  169 

poumons  sont  malades  ?  Or,  si  dans  l'espèce  l'agri- 
culteur représente  les  muscles  de  l'être  collectif, 
l'industrie  peut  représenter  les  poumons  qui  nous 
procureront  une  vie  saine,  vigoureuse  et  intense 
lorsque,  sortant  de  la  plaine,  nous  respirerons  enfin 
l'air  pur,  libre  et  vivifiant  des    sommets. 

Nous  avons  prouvé  que  si  notre  corps  social  a 
perdu  plus  de  la  moitié  de  son  effectif  ce  n'était  pas 
uniquement  ni  principalement  par  suite  de  la  déca- 
dence agricole.  Cette  perte,  que  disons-nous,  la 
décadence  agricole  elle-  même  est  causée  par  l'absence 
du  développement  industriel,  par  le  défaut  de  largeur 
dans  les  conceptions  économiques.  Cela  dépend  natu- 
rellement des  vices  de  la  formation  sociale  ;  mais  la 
masse  des  Canadiens-français  ne  s'en  préoccupe 
nullement.  Ceux-ci,  par  habitude,  tirent  une  certaine 
vague  satisfaction  de  la  statistique  qui  démontre  leur 
augmentation  numérique  rapide  et  cela  leur  suffit. 

Au  chapitre  "  La  population  française,  "  nous 
avons  laissé  entendre  qu'il  y  aurait  à  ce  sujet  de 
certaines  réserves  à  faire.  C'est  ici  le  lieu  de  nous 
expliquer  plus  clairement. 

Nous  croyons  pouvoir  affirmer  que,  sans  le  déve- 
loppement industriel,  l'augmentation  numérique  des 
Canadiens-français  deviendra  de  moins  en  moins 
sensible.  Ecoutons  M.  Tarde,  l'un  des  plus  grands 
penseurs  du  monde  moderne  :  "  La   tendance   de  la 


170  l'indépendance  économique 


population  à  croître  est  encouragée  ou  endiguée, 
stimulée  ou  paralysée  par  l'état  économique  ou  social, 
dû  à  un  groupe  d'inventious  coordonnées  ....  C'est  le 
groupe  des  inventions  industrielles,  ou  politiques 
mêmes,  connues  à  un  moment  donné,  qui,  à  ce  moment, 
nous  le  savons,  détermine  le  maximum  possible  de 
production  et  de  population. 

Le  baron  Charles  Mourre,  appliquant  ces  principes 
à  la  France,  en  conclut  que  la  faible  natalité  et  la 
diminution  relative  de  la  population  ont  pour  cause 
le  défaut  de  puissance  économique.  Sir  Horace 
Plunkett  et  tout  une  école  dont  il  est  le  porte-parole, 
attribuent  aux  mêmes  causes  la  dépopulation  de 
l'Irlande.  La  triste  situation  de  ce  fertile  pays  et  de 
l'intelligente  population  qui  l'habite  est  bien  de 
nature  à  nous  faire  réfléchir,  car  ceux  qui  attri- 
buent la  dépopulation  de  la  France  à  l'irréligion  ne 
peuvent  raisonner  de  même  pour  l'Irlande  dont  la 
population  est  essentiellement  religieuse  et  catholique. 
L'argument  de  la  persécution  ne  suffit  pas  non  plus, 
car  depuis  cinquante  ans  au  moins  l'Irlande  n'est  plus 
persécutée  et  c'est  précisément  depuis  ce  temps  que  la 
population  fond  à  vue  d'œil.  Ce  sont  surtout  des 
causes  économiques,  provoquées  par  une  vicieuse 
formation  sociale,  qui  dépeuplent  l'Irlande.  Ce  sont 
des  causes  économiques  et  sociales  qui  dépeuplent  la 
trance.       Ce  sont  des  causes  économiques  et  sociales 


DU  CANADA  FRANÇAIS  171 


qui  dépeuplent  et  qui  dépeupleront  la  province  de 
Québec. 

Et  remarquons-le,  ce  dépeuplement,  chez  nous,  se 
produit  non  seulement  par  1  émigration,  mais  aussi 
par  une  diminution  véritable  bien  qu'encore  peu 
accentuée  dans  la  natalité,  laquelle  n'est  pas  très 
sensiblement  supérieure  à  celle  des  pays  normaux  de 
l'Europe.  Elle  est  plus  considérable  seulement  que 
celle  de  la  population  stationnaire  des  aut  <js  rovincea 
du  Canada,  stationnaire,  nous  le  répétons,  par  suite 
de  causes  économiques  et  sociales  (1)  ;  plus  considé- 
rable aussi  que  celle  des  familles  fondatrices  de  la 
Nouvelle- Angleterre  qui  rapidement  s'éteignent.  Mais 
la  Nouvelle-Angleterre  étant  dévenue  un  foyer  d'appel 
aux  travailleurs,  la  population  s'y  recrute  de  l'exté- 
rieur et  en  partie  à  nos  dépens.  Elle  augmente  donc, 
tandis  que  l'Ontario  n'augmente  guère  et  que  la 
province  de  Québec  n'augmente  pas  autant  que  par  le 
passé. 

L'ancienne  population  de  la  Nouvelle-Angleterre, 


H)  Le  recensement  indique  que  143,000  personnes  habitant 
d'autres  provinces  de  la  confédération  sont  Lées  dans  Ontario  et 
que  85,000  habitant  d'autres  provinces  sont  nées  dans  Québec.  Si 
l'on  ajoute  à  chacun  de  ces  chiffres  celui  de  l'augmentation  de  la 
population  dans  chaque  province,  67,000 et  160,000  respectivement, 
il  faudra  en  rabattre  quelque  peu  sur  la  croissance  rapide  dee 
Canadiens-frança.s. 


172  L'iNDÉPE.VDAN'CE    économique 


tout  en  accueillant  l'immigration  étrangère,  se  super- 
pose à  elle  et  conserve  toute  sa  supériorité  financière 
et  sociale.  Elle  est  et  restera  longtemps  encore  la 
grande  force  économique,  partant  la  grande  force 
intellectuelle.     Elle  forme  une  aristocratie,  une  élite. 

En  sera-t-il  ainsi  pour  les  Canadiens-français 
lorsque  les  atteindra  l'immigration  étrangère  ?  Non. 
Cette  immigration  se  superposera  à  eux  ;  elle  sera 
plus  instruite,  plus  audacieuse,  plus  forte,  et  bientôt 
plus  rieli3.  Pour  la  seconde  fois  nos  compatriotes 
auront  été  conquis  et  cette  fois  peut-être  la  chaîne 
sera  rivée  à  tout  jamais. 

Il  est  donc  évident  pour  nous  que  si  le  Canada- 
français  veut  vivre,  il  doit  se  développer  par 
l'industrie  comme  par  l'agriculture.  Pour  que  son 
cœur  battre  avec  force,  il  lui  faut  remplir  d'air  ses 
poumons.  Et  ce  cœur,  au  Canada-français  du  moins, 
n'est-ce  pas  le  corps  législatif  et  gouvernant,  la  seule 
législature  française  de  toute  l'Amérique,  dont  les 
pulsations  doivent  alimenter  les  artères  d'un  sang 
abondant,  pur  et  généreux  ?  N'est-il  pas  évident  que 
ce  cœur  bat  trop  faiblement  ?  Ne  devons-nous  pas 
craindre  de  le  voir  un  jour  s'arrêter,  si  la  maladie  se 
prolonge  ?  Il  faut  don  c  au  corps  social  malade 
l'aliment  vivifiant  qui  lui  rendra  la  force,  la  santé  et 
l'énergie. 

Lorsqu'on   parle  de  l'établissement  de  la  grande 


DU  CANADA   FRANÇAIS  173 


industrie  parmi  la  population  de  langue  française  du 
Canada,  nos  émules  des  autres  groupes,  et  même  un 
bon  nombre  des  nôtres,  malheureusement,  se  montrent 
sceptiques.  On  concède  assez  volontiers  à  nos  compa- 
triotes d'origine  française  de  grandes  qualités  intel- 
lectuelles ;  on  ne  conteste  pas  leur  génie  artistique,  ni 
même  leur  goût  pour  les  arts  industriels.  Mais  on 
nie  qu'ils  possèdent  le  sens  pratique  et  la  persévérance 
qui  s'acharnent  et  qui  produisent  à  la  longue  la 
puissance  et  la  supériorité  économiques.  Ceux-ci 
doivent  donc  prouver  que  ce  jugement  est  injuste  en 
s'emparant  de  l'industrie  nationale,  et  ils  le  feront 
puisque  leur  survivance  est  à  ce  prix.  C'est  là  que 
doit  tendre  leur  effort,  c'est  vers  ce  point  que  doivent 
les  diriger  ceux  qui  exercent  sur  eux  quelque 
influence. 

Dans  un  ouvrage  antérieur  (1),  nous  avons  essayé 
de  démontrer  qu'un  des  moyens  d'atteindre  ce  but 
serait  la  généralisation  de  l'instruction  industrielle. 
Il  serait  facile,  en  effet,  en  nous  servant  de  notre 
organisation  scolaire  actuelle,  de  préparer  la  jeunesse 
aux  carrières  pratiques.  Nous  reviendrons  là-dessus. 
Mais  n'oublions  pas  que  par  suite  d'habitudes  natio- 
nales qui  ont  créé  certains  commencements  d'atavisme. 


Il)  "  L'évolution  économique  dan3  la  province  de  Québec' 


174  l'indépendance  économique 

par  suite  surtout  de  la  situation  particulière  où  nous 
nous  trouvons  et  qui  rend  la  réussite  un  peu  plus 
difficile  pour  nous  que  pour  les  autres  groupes, 
l'instruction  industrielle  généralisée  pourrait  devenir 
pour  les  nôtres  un  don  de  douteuse  valeur.  Quel 
malheur  si  l'on  se  trouvait  plus  tard  dans  l'impossi- 
bilité de  leur  ouvrir  les  carrières  où  leurs  goûts 
auraient  été  dirigés  par  cette  instruction. 

Il  est  vrai,  sans  doute,  comme  le  dit  M  Carroll 
D.  Wright,  commissaire  du  travail  des  Etats-Unis, 
que  "  l'industrie  marche  toujours  de  pair  avec  la 
diffusion  de  l'instruction  ;  un  peuple  donne  d'abord 
satisfaction  aux  besoins  les  plus  essentiels,  afin  de  se 
procurer  quelque  bien-être  ;  mais  l'instruction  générale 
et  l'évolution  de  l'industrie  doivent  marcher  la  main 
dans  la  main."  C'est  là  un  principe  prouvé  qu'il 
faut  tenir  bien  en  vue.  Mais  il  est  également  vrai 
que  les  principes  sociaux  ne  sont  utiles  que  lorsqu'on 
sait  les  adapter  aux  conditions  diverses  des  peuples 
et  que  ces  conditions  sont  dissemblables  dans  les  deux 
pays  dont  il  s'agit.  Il  est  vrai  surtout  que  l'instruc- 
tion la  plus  parfaite  ne  réussira  pas  à  implanter 
l'industrie,  la  grande  industrie  plus  particulièrement, 
dans  un  pays  qui  ne  s'y  prête  pas. 

Examinons  donc  la  situation  du  Canada  et  spécia- 
lement celle  de  la  région  orientale  sous  ce  rapport. 

Disons  encore  que  s'il    fallait  s'en  tenir,  pour  les 


DU  CANADA   FRANÇAIS  175 

fins  de  la  démonstration,  à  la  comparaison  de  l'état 
industriel  actuel  des  Etats-Unis  avec  celui  du 
Canada,  la  conclusion  ne  serait  pas  encourageante. 
Mais  rien  ne  serait  plus  injuste  et  plus  décevant 
qu'une  telle  manière  de  procéder.  C'est  pourtant 
celle  qu'adoptent  une  foule  de  personnes.  Dès  1776, 
les  Etats-Unis  avaient  obtenu  la  chose  la  plus  essen- 
tielle à  un  peuple,  la  liberté  sociale  et  constitution- 
nelle. Ils  purent  dès  cette  époque  travailler  à  leur 
avancement  matériel  ;  ils  ont  donc  sur  nous  dans  leur 
évolution  une  avance  de  plus  d'un  demi-siècle  ;  et 
nous  ne  sommes  ici  guère  plus  formés  économique- 
ment que  les  Etats-Unis  ne  l'étaient  avant  la  guerre 
de  sécession. 

D'autres  causes  ont  contribué  à  accélérer  le 
développement  industriel  des  Etats-Unis  et  à  retarder 
celui  du  Canada.  La  découverte  de  la  houille  et  du 
fer  sur  leur  territoire  a  donné  aux  manufacturiers 
américains  un  avantage  immense.  La  croissance 
énorme  de  population,  dont  nous  avons  expliqué  la 
cause,  leur  a  fourni,  dès  le  début,  un  marché  indigène 
et  a  permis  au  système  de  la  protection  douanière  de 
produire  son  plein  effet  ;  effet  heureux  tout  d'abord, 
mais  dont  on  éprouve  aujourd'hui  les  inconvénients. 
Une  preuve  de  la  justesse  de  toutes  ces  considérations, 
c'est  qu'au  Canada,  malgré  la  commandite  anglaise,  la 
grande    industrie   n'est    pas  beaucoup    plus   avancée 


176  l'indépendance  économique 


parmi  le  groupe  anglo-saxon  que  parmi  le  groupe 
français.  Les  mêmes  causes  économiques  ont  produit 
chez  les  deux  groupes  les  mêmes  effets  ;  la  race  et  la 
langue  n'y  sont  pour  presque  rien.  Laissons  donc  de 
côté  les  comparaisons  extérieures,  presque  toujours 
trompeuses,  et  abordons  franchement  cette  question  : 
Le  Canada,  plus  particulièrement  dans  sa  région 
orientale  et  française,  peut-il  aspirer  à  la  grande 
industrie  ?  peut-il  espérer  devenir  un  grand  exporta- 
teur de  produits  manufacturés  ? 

Nous  n'apprendrons  rien  au  lecteur  en  lui  disant 
que  le  développement  industriel  d'un  pays  tient 
surtout  de  la  nature,  du  travail  et  du  capital.  Cepen- 
dant, comme  il  est  quelquefois  utile  de  se  ressouvenir 
des  principes,  essayons  de  résumer  brièvement  ce  que 
nous  disent  les  économistes  sur  ces  trois  points,  en 
nous  laissant  guider  par  le  traité  d'économie  politique 
de  M.  Paul  Leroy-Beaulieu,  certainement  un  des  plus 
clairs  et  des  plus  complets  qui  existent. 

La  nature  dans  ses  rapports  avec  la  production, 
peut  se  diviser  en  trois  sous-facteurs  :  1.  Le  climat  et 
la  constitution  géographique  ;  2.  La  constitution  géo- 
logique, le  sol  et  le  sous-sol  ;  3.  Les  forces  des  divers 
agents  naturels,  par  exemple,  la  force  motrice  des 
vents  et  des  cours  d'eau,  la  force  expansive  des  gaz, 
l'électricité,  et  toutes  les  applications  sans  cesse 
renouvelées  et  étendues  qui   résultent  des  progrès  de 


DU    CANADA    FRANÇAIS  177 


la  physique,  de  la  chimie,  de  la  mécanique,  et  dea 
autres  sciences  ayant -la  nature  jour  objet. 

La  civilisation,  au  point  de  vue  matériel,  consiste 
dans  une  connaissance  et  une  utilisation  croissante 
des  forces  naturelles,  et  la  plupart  des  savants  sont 
d'opinion  que  notre  civilisation  n  en  est  sous  ce 
rapport  qu'à  ses  débuts  S'il  en  est  ainsi  dans  les 
pays  de  grande  industrie,  que  dira-t-on  des  pays  où. 
la  grande  industrie  existe  à  peine  i 

Etudions  maintenant  la  région  orientale  du 
Canada  aux  points  de  vue  climatérique,  géographique 
et  géologique. 

Le  climat  du  Canada  oriental  est  aujourd'hui 
trop  bien  connu  pour  qu'il  soit  nécessaire  d'en  parler 
longuement.  Nous  savons  maintenant  que.  contrai- 
rement à  ce  que  pensaient  nos  ancêtres,  la  zone  culti- 
vable s'étend  au  nord  jusqu'à  la  latitude  de  la  baie 
James,  et  que  ces  régions  septentrionales  aussi  bien 
que  la  vallée  du  Saint-Laurent,  en  dépit  des  hivers 
rigoureux,  comme  les  provinces  maritimes  malgré  les 
vents  et  les  brumes  de  l'Atlantique,  sont  des  pays 
aussi  sains  et  aussi  fertiles  que  l'Ontario.  On  y 
cultive  toutes  les  céréales,  tous  les  légumes,  de  très 
beaux  fruits  ;  les  troupeaux  s'y  multiplient  sans  être 
sujets  à  une  foule  de  maladies  qui  les  déciment  dans 
les  pays  d'un  ciel  plus  clément. 

Un  climat    favorable    à    l'agriculture    doit   l'être 


178  l'indépendanoe  économique 

également  aux  entreprises  industrielles.  Bien  plus, 
si  l'on  suppose  de  bonnes  conditions  de  logement  et  de 
nourriture,  le  travail  humain  est  nécessairement  plus 
facile  et  plus  intense  dans  les  pays  froids  que  dans  les 
pays  chauds,  et  la  vigueur  physique  et  morale  des 
individus  y  est  plus  considérable.  Le  climat  du 
Canada  oriental  n'est  donc  pas  défavorable  à  la 
grande  industrie.  C'est  du  reste  un  point  qui  n'est 
pas  contesté. 

Passons  maintenant  à  la  situation  et  à  la  configu- 
ration géographique  de  la  région.  Nous  constatons 
tout  d'abord  que  c'est  le  point  du  continent  américain 
le  plus  rapproché  des  grands  marchés  de  l'Europe,  et 
qu'il  possède  de  nombreux  et  d'excellents  ports 
ouverts  en  toute  saison  au  commerce  du  monde  ;  ces 
ports  sont  reliés  entre  eux  et  avec  les  centres  de 
l'intérieur  par  de  nombreuses  voies  ferrées.  Pendant 
sept  mois  de  l'année  les  plus  grands  vaisseaux  océa- 
niques remontent  l'estuaire  du  Saint-Laurent  et  pénè- 
trent jusqu'à  Montréal,  à  environ  six  cents  milles  à 
l'intérieur  des  terres.  Le  moment  n'est  pas  éloigné 
où  un  système  de  grands  canaux  leur  permettra 
d'atteindre  les  extrémités  des  mers  intérieures,  où  l'on 
verra  les  chargements  de  blé  passer  sans  transborde- 
ment de  la  tête  du  lac  Supérieur  jusqu'en  Europe. 
Nous  pouvons  aussi  dès  maintenant  prévoir  l'époque 
où  les  ports  du  Saint-Laurent  deviendront  ajcessibles 


DU  CANADA    FRANÇAIS  179 


en  hiver,  comme  le  sont   aujourd'hui    plusieurs  ports 
russes,  d'un  climat  plus  rigoureux. 

Remarquez  combien  la  région  orientale  du 
Canada  contrôle  le  mouvement  commercial  du  pays 
tout  entier  ;  réfléchissez  à  l'importance  de  ce  contrôlé, 
destiné,  par  la  force  des  choses,  à  s'accentuer  et  même 
à  s'étendre  graduellement  sur  toute  la  partie  septen- 
trionale du  continent.  Pénétrez-vous  bien  de  cette 
vérité  que  plus  un  pays  offre  d'avantages,  plus  le 
peuple  qui  l'habite  doit  être  fort  et  industrieux  pour 
s'y  maintenir,  et  vous  aurez  quelque  idée  de  l'impor- 
tance qu'il  y  a  pour  le  groupe  français  du  Canada 
d'être,  économiquement  et  socialement,  non  pas  seule- 
ment l'égal  de  ses  voisins,  mais  supérieur  à  eux.  Il 
ne  peut  espérer  en  arriver  là  qu'au  prix  des  efforts 
les  plus  grands  et  les  plus  persévérants.  Mais  ici 
l'importance  de  l'enjeu  impose  la  persistance  de  l'effort. 

Voilà  ce  qu'est  le  Canada  oriental  aux  points  de  vue 
de  la  situation  géographique. 

Examinons  maintenant  ce  pays  aux  points  de  vue 
topographique  et  géologique;  explorons  le  sol  et  le 
sous-sol.  Peu  de  pays  au  monde,  nous  le  savons, 
sont  plus  riches  en  minéraux  d'une  valeur  commer- 
ciale. Si  nous  voulions  entrer  dans  les  détails,  nous 
n'aurions  qu'à  transcrire  certaines  pages  des  archives 
de  la  commission  géologique  du  Canada,  des  compte- 
rendus  officiels  des  ingénieurs  de  mines  des  provinces, 


180  l'indépendance  ÉCONOMIQUE 


sans  parler  des  ouvrages  spéciaux.  Les  renseigne- 
ments ne  manquent  pas.  On  les  trouve  dans  une 
foule  de  livres  dont  un  bon  nombre,  sont  ouverts 
devant  nous  ;  tous  peuvent  y  avoir  accès.  Mais  nous 
voulons  rester  à  dessein  dans  les  généralités  ;  elles 
sont  plus  utiles  à  notre  démonstration,  puisqu'elles 
permettent  un  coup  d'œil  d'ensemble.  Nous  devons 
donc  renvoyer  le  lecteur  désireux  d'approfondir  ce 
sujet  aux  ouvrages  statistiques  et  techniques. 

La  houille  et  le  fer  de  la  Nouvelle-Ecosse,  du 
Nouveau-Brunswick  et  du  Cap-Breton  sont  déjà  en 
exploitation.  Elles  soutiennent  assez  bien  la  compa- 
r  ^>ii.  proportion  gardée,  avec  les  industries  du  même 
genre  plus  anciennes,  plus  riches  et  plus  considérables 
qui  existent  dans  plusieurs  pays.  Les  autres  richesses 
minières  de  la  région  sont  peu  exploitées  ;  elles  le 
seront  bientôt  davantage.  Mais  tout  cela,  bien  que 
très  important,  n'est  que  l'affirmation  d'une  concur- 
rence possible  dans  l'avenir,  avec  les  industries  du 
même  genre  établies  ailleurs. 

Ce  qu'il  importe  surtout  de  constater  c'est  qu'une 
ère  nouvelle  luira  bientôt  sur  les  bords  du  Saint- 
Laurent.  C  est  là  que  l'industrialisme  électrique,  si 
no'is  pouvons  nous  exprimer  ainsi,  s'implantera  et 
s'épanouira,  car  nul  pays  au  monde  n'offre  sous  ce 
rapport  d'aussi  grands  avantages. 

Qu'on    songe    que    ce    fleuve    immense,    bientôt 


DU    CANADA    FRANÇAIS  181 


navigable  pour  les  navires  océaniques  jusqu'à  sa 
source  même,  est  bordé  au  nord  et  au  sud  par  de 
longues  chaînes  de  montagnes  partout  facilement 
accessibles  et  pourtant  suffisamment  élevées  pour 
donner  naissance  à  de  grandes  rivières  et  à  d'innom- 
brables cours  d'eau  nourris  par  les  neiges,  régularisés 
par  les  vastes  forêts  à  travers  desquelles  ils  coulent. 
Ces  fleuves,  ces  rivières  se  répandent  sur  les  deux 
versants  des  monts  en  cataractes,  chutes  et  cascades 
d'une  force  en  chevaux  vapeur  pratiquement  illimitée. 
Autour  de  ces  génératrices  inépuisables  de  puissance 
électrique  on  trouve  la  matière  première  d'industries 
très  multiples.  La  forêt  en  fournit  la  plus  grande 
partie,  mais  la  métallurgie  électrique,  dont  l'inventeur 
est  un  homme  de  race  française,  trouvera  dans  les 
sables  mêmes  des  rivages  laurentiens,  le  minerai  de 
fer  qui  permettra  de  ressusciter  sur  les  bords  du 
Saint-Laurent  et  sous  une  forme  nouvelle,  l'industrie 
autrefois  si    prospère  de  la  construction  des  navires. 

Que  le  lecteur  en  soit  bien  convaincu,  la  descrip- 
tion que  nous  faisons  ici  des  avantages  industriels  de 
cette  région  n'est  pas  chargée.  Bien  au  contraire, 
nous  restons  en  deçà  de  la  vérité.  Nous  pouvons 
répéter,  sans  crainte  d'être  contredit  par  les  hommes 
de  science  et  les  spécialistes,  que  peu  de  régions 
au  monde  offrent  d'aussi  grands  avantages  industriels. 


182  l'indépendance  économique 

Nous  voilà  donc  en  présence  de  l'atelier  largement 
ouvert.     Et  quel  atelier  ! 

Jetons  maintenant  un  regard  sur  les  travailleurs, 
sur  ceux  du  moins  qui  seraient  les  travailleurs  si  nous 
ne  persistions  pas  à  leur  lier  les  bras  et  à  leur  infliger 
le  supplice  de  l'inactivité  et  de  la  faim  au  sein  du 
mouvement  et  de  l'abondance. 

Dans  la  production,  ainsi  que  nous  l'avons  vu,  le 
travail  humain  est  le  second  facteur.  C'est  lui  qui 
manie  et  qui  guide,  c'est  son  effort  qui  arrache  à  la 
nature  ses  richesses.  Nous  l'avons  constaté  précé- 
demment, ces  travailleurs  sont  en  grand  nombre  dans 
le  Canada  français.  Ils  comprennent  plus  de  la 
moitié  de  la  force  numérique  du  groupe,  et  la  plupart, 
faute  de  travail  dans  leur  pays,  sont  contraints  de 
s'exiler.  A  côté  d'eux  se  trouvent  leurs  compatriotes 
d'autres  origines,  moins  nombreux  dans  cette  section 
du  pays,  mais  qui  accourront  en  foule  dès  qu'ils 
verront  de  loin  se  dresser  les  usines.  Il  ne  manque 
donc  pas  de  travailleurs  Mais  de  quelle  qualité 
sont-ils  ? 

Dans  la  nouvelle  ère  industrielle,  l'ouvrier  ne  sera 
plus  le  manœuvre  grossier  et  malheureux  qu'on  a 
tant  plaint  dans  l'ancienne.  De  même  que,  dans  les 
armées  modernes,  le  soldat  n'est  plus  un  automate 
aveugle  se  mouvant  sans  savoir  pourquoi,  mais 
une  entité  intelligente   dans   un    concours  immense 


DU    CANADA    FRANÇAIS  183 

de  volontés  mues  par  un  même  ressort,  de  même 
aussi  l'ouvrier  de  demain  ne  sera  plus  un  simple 
rouage.  Il  devra,  lui  aussi,  être  une  intelligence. 
A  cette  question  de  la  qualité  des  travailleurs,  la 
réponse  est  donc  encore  toute  prête. 

Nous  avons  vu,  dans  une  étude  précédente, 
combien  les  Canadiens-français  ont  d'aptitude  et 
de  goût  pour  les  arts  industriels.  On  ne  saurait 
douter  qu'ils  deviennent,  convenablement  instruits  et 
préparés,  d  excellents  ouvriers  industriels.  Bien  plus, 
beaucoup  d'entre  eux  se  révéleront  artistes  dans  ce 
milieu  favorable.  Nous  avons  prouvé  en  effet  com- 
bien ces  ouvriers  de  race  et  de  mentalité  françaises 
ont  une  tendance  à  faire  en  beauté  les  moindres 
choses.  Or,  les  produits  les  plus  beaux  sont  toujours 
les  plus  recherchés  ;  ils  se  vendent  mieux  que  les 
autres,  bien  que  le  prix  de  revient  n'en  soit  guère 
plus  élevé,  dans  bien  des  cas.  Ce  sentiment  artistique 
qui  anime  notre  population  ne  s'émoussera  pas  dans 
l'atmosphère  déprimante  des  grandes  villes. 

Par  leur  nature  même,  les  industries  forestières 
devront  s'exercer  au  sein  des  montagnes  et  des  forêts. 
L'ouvrier  sera  incessamment  en  contact  avec  la 
grande  nature.  C'est  là  que  prit  toujours  naissance 
l'art  vrai,  cet  art  qui  est  une  prière  inspirée  par 
la  contemplation  des  œuvres  de  Dieu.  L'art  pur, 
cette  aspiration  sublime  qui  rapproche   l'homme  du 


184  l'indépendance  économique 


ciel,  sera  toujours  infiniment  au-dessus  des  combinai- 
sons commerciales  et  industrielles  des  hommes.  L'art 
industriel  en  sera  toujours  séparé  par  un  abîme,  c'est 
tout  au  plus  s'il  peut  espérer  en  saisir  quelque  pâle 
reflet.  Mais  pour  les  masses  ce  reflet  est  si  précieux 
que  dans  tous  les  pays,  nous  dit  Ruskin,  la  grande 
fabrication  s'occupe  spécialement,  vigoureusement  et 
de  plus  en  plus  du  côté  artistique,  afin  d'orner  la 
chaumière  aussi  bien  que  le  palais. 

On  comprend  qu'une  telle  population  ne  peut 
manquer  de  fournir  un  grand  nombre  d'ouvriers 
habiles,  des  contre-maîtres  compétents,  et,  en  nombre 
suffisant,  des  directeurs  d'usines,  des  ingénieurs  et  des 
savants.  Bien  plus,  cette  population  ouvrière  fran- 
çaise, au  contact  de  ses  camarades  d'autres  origines, 
acquerra  graduellement  des  qualités  nouvelles  sans 
perdre  celles  qui  lui  sont  particulières.  Ce  sera  entre 
ces  groupes  ouvriers  un  échange  de  génie  national, 
résultat  de  l'émulation  amicale  qui  régnera  chez  eux. 
Et  alors  ne  pouvons-nous  pas  espérer  un  jour  voir 
surgir  ici,  comme  autrefois  en  Flandre,  toute  une 
pléiade  d'artistes,  qui,  à  notre  richesse  industrielle, 
ajouteront  la  gloire  de  leur  immortel  génie  ? 

Caressons  ces  beaux  rêves,  ne  craignons  pas  de 
laisser  germer  en  nous  ces  ambitions  et  ces  désirs, 
mais  ne  nous  contentons  pas  de  rêver,  agissons 
énergïquement,  car  c'est  le  seul  moyen  d'en  faire  des 


DU  CANADA  FRANÇAIS  185 


réalités.  En  attendant,  ici  encore,  une  conclusion 
s'impose,  c'est  que  si  la  grande  industrie  ne  s'implante 
pas  au  Canada,  ce  ne  sera  pas  sans  faute  d'ouvriers 
nombreux  et  intelligents.     (1). 

Qu'en  est-il  du  troisième  agent  de  la  production 
industrielle,  le  capital  ?  Est-il  vrai  que  le  Canada,  et 
particulièrement  le  Canada  français  manque  de  cet 
agent  essentiel  ?        Il  est  évident  tout  d'abord,  que  le 


(1)  Des  spécialistes  belges  nous  ont  fait  remarquer,  au  sujet  de  la 
main-d'œuvre  au  Canada,  que  les  salaires  élevés  qui  se  paient  dans 
notre  paj^s  sont  un  sérieux  obstacle  à  l'établissement  de  la  grande 
industrie,  surtout  de  celle  de  la  métallurgie.  On  a  prétendu  même 
que  c'est  le  prix  de  la  main-d'œuvre  qui  oblige  le  gouverne- 
ment des  Etats-Unis  à  maintenir  un  tarif  si  élevé.  Tout  en  recon- 
naissant i'importance  et  peut-être  le  bien  fondé  de  cette  observation, 
nous  croyons  que  la  difficulté  qu'on  signale  n'est  que  temporaire. 
Sans  aborder  ici  la  question  ouvrière,  ce  qui  nous  entraînerait  trop 
loin,  nous  dirons  seulement  qu'il  est  possible  que  la  métallurgie 
électrique,  en  diminuant  les  dépenses  de  production  dans  les  paye 
où  l'énergie  électrique  peut  être  employée,  fasse  bientôt  tomber  cet 
obstacle.  C'est  la  question  de  l'influence  de  la  science  sur  les  prix. 
Pour  ce  qui  est  des  industries  forestières,  l'objection  fondée  sur  le 
chiffre  des  salaires  ne  nous  paraît  pas  sérieuse,  d'abord  parce  que 
ces  industries  auraient  pour  leurs  produits  un  véritable  monopole 
sur  les  marchés  du  monde,  ce  qui  permettrait  jusqu'à  un  certain 
point  à  nos  industriels  de  fixer  les  prix,  et  ensuite  à  cause  de 
l'organisation  spéciale  qu'il  nous  semble  possible  de  leur  donner. 
Dans  tous  les  pays,  la  tendance  des  salaires  est  à  la  hausse  et  l'on 
peut  prévoir  l'époque  où  ils  ne  seront  guère  plus  bas  en  Europe 
.  qu'en  Amérique.  Du  reste,  la  hausse  actuelle  en  Amérique  est 
quelque  peu  factice. 


186  l'indépendance  économique 


groupe  français  ne  manque  pas  entièrement  de  capital 
Il  possède  un  capital  agricole  important  et  un 
certain  capital  industriel.  L'épargne  même  ne  lui 
fait  pas  complètement  défaut.  Si  les  rapports  des 
banques  ne  nous  en  fournissaient  pas  la  preuve,  nous 
la  trouverions  dans  cette  multitude  d'entreprises 
d'une  nature  fort  peu  recommandable  que  les  tribu- 
naux ont  récemment  dénoncé,  à  Montréal,  et  où 
sont  allées  s'engouffrer  des  économies  considérables  : 
nouvelle  preuve  des  conséquences  déplorables  dos 
mauvaises  formations  économiques  et  de  l'ignorance 
populaire.  \-Le_  capital  national,  fruit  de  l'épargne, 
existe  doncTAll  s'accumulera  rapidement  si  on  lui 
fournit  l'outillage  nécessaire.  1T  Les  syndicats  coopé- 
ratifs de  crédit  sont  un  des  grands  moyens  de 
recueillir  l'épargne.  La  caisse  populaire  de  Lévis, 
dont  M.  Alphonse  Desjardins  est  le  fondateur,  fut 
ouverte  il  y  a  cinq  ans  avec  un  capital  de  moins  de 
$1000.  Aujourd'hui  son  capital  est  de  $40,000  et 
son  mouvement  d'affaires  de  $140,000.  Mais  ce  n'est 
pas  précisément  de  l'épargne  lente,  bien  que  celle- 
ci  soit  incontestablement  la  meilleure  et  la  plus 
sure  lorsqu'on  peut  s'en  contenter,  qu'il  est  ques- 
tion ici.  Voici  comment  la  question  se  pose  : 
Le  Canada_français_^Qssède-t-iL,un  Jîapjtal  qui  lui 
pej36eit&_de— -se — liia^r___systémaiiqiiejnent  et  jsans^ 
retard  à  la   grande    industrie  ?     A  la  lumière   de  la 


DU    CANADA    FRANÇAIS  187 


science  économique  moderne  et  avec  la  connaissance 
que  nous  avons  de  la  richesse  et  des  avantages 
naturels  du  pays,  il  est  difficile  de  croire  qu'on  puisse 
répondre  autrement  que  par  une  affirmation  énergique. 
Pourtant  on  dit  habituellement  tout  le  contraire.  La 
grande  majorité  des  intéressés  sera  bien  étonnée  que 
nous  répondions  oui.  A-t.-on  assez-  répéta  que  le 
CaJaaxla^-4r^Hle*is-ananIpLe_  décapitai [  !  Cette  plainte 
est  devenue  un  cliché  commode  pour  excuser  toutes 
les  défaillances  sociales,  toutes  les  intériorités  écono- 
miques. Eh  !  bien,  cette  plainte  est  fausse  et  nous 
allons  essayer  de  le  prouver. 

Qu'est-ce  qu'un  capital  ? 

Ecartons  les  expressions  trop  spéciales  et  les 
raisonnements  trop  compliqués  qui  ne  sont  pas 
toujours  les  plus  profonds.  Les  capitaux,  dit  M.  Paul 
Leroy-Beaulieu,  sont  des  produits  intermédiaires  qui 
servent  à  acquérir  plus  facilement  des  produits 
définitifs.  Cette  définition,  prise  seule,  ne  nous  dit 
pas  grand  chose.  Elle  a  besoin  d'explications,  ce  qui 
prouve  qu'elle  n'est  ni  complète  ni  définitive.  Décom- 
posons le  terme  :  capital.  On  distingue  plusieurs 
genres  de  capitaux.  Ij_  y  acTabord  le__capital  au 
point  de  vue_privé  p<-,  Ip*  papita,l__g,n  point  de  vue 
national.  Une  hypothèque  est  un  capital  pour  son 
détenteur  ;  ce  n'en  est  pas  un  pour  une  nation,  car  la 
richesse  générale  n'en  est  pas  augmentée.     Le  capital 


188  l'indépendance  économique 


d'une  nation  est  l'ensemble  des  richesses  qu'elles 
possède  et  qui  peuvent  servir  à  fournir  dus  produits 
définitifs  ;  c'est  la  sommi  iï>  s.»-*  richassïM  exploita- 


(1)  Le  concept  de  la  vraie  nature  du  capital  national  d'un  peuple 
est  depuis  longtemps  assez  clairement  tracée  dans  l'esprit  de 
l'auteur.  Mais  les  économistes  qu'il  consultait  ne  lui  fournissaient 
point  une  définition  claire  et  complète,  à  l'appui  pour  son  opinion. 
Ce  qui  précède  était  écrit  et  il  désespérait  de  trouv  r  ce  qu'il  cher- 
chait, lorsque  le  hasard  est  venu  placer  entre  ses  mains  le  livre  de 
Cari  Rodbertus-Jagetzow,  "  Le  Capital."  Cet  ouvrage  a  été  traduit 
en  français  en  1904.  Rodhertus  est  certainement  un  des  économistes 
les  plus  étonnants  du  siècle.  Grand  seigneur  philosophe,  il  n'a 
rien  fait  pour  répandre  ses  écrits,  et  cependant  ils  se  répandent  de 
plus  en  plus  en  Europe  et  font  aujourd'hui  autorité.  Or,  cet 
auteur  confirme  notre  manière  de  voir.  "  Il  n'est  pas  vrai,  dit- 
il  que  le  capital  consiste  dans  une  "  provision,  "  dans  une  certaine 
"  quantité  "  d'objets. . . .  Les  économistes  ont  répété  les  uns  après 
les  autres  depuis  Adam  Smith  et  ont  affirmé  comme  une  vérité  uni- 
verselle et  absolue  que  "  le  capital  ne  se  forme  que  par  l'épargne 
et  par  l'accumulation.  Dans  l'état  d'isolement  économique  (et 
dans  tous  les  états  économiques,  ainsi  que  l'auteur  l'explique  dans 
le  cours  de  son  ouvrage)  cela  est  certainement  inexact.  Il  faut 
comprendre   sous     le  nom    de  capital    social    l'ensemble   des 

MATIÈRES  ET  DES  INSTRUMENTS    (p.  212.) 

Nous  pouvons  donc  affirmer  en  nous  appuyant  sur  l'autorité  de 
Rodbertus  aussi  bien  que  sur  nos  propres  raisonnements,  que  le 
capital  réel  d'un  peuple  n'est  pas  le  produit  de  l'épargne  seul.  Il 
comprend  aussi  l'ensemble  des  richesses  naturelles  que  ce  peuple 
possède  et  qu'il  peut  exploiter  par  le  travail.  Mais  entre  ces 
richesses  naturelles  et  le  travail  qui  doit  les  rendre  productives,  il 
faut  qu'il  intervienne    un  "  trva  i  1    préparatoire  ou  médiat,  "  ainsi 


DU   CANADA    FRANÇAIS  189 


Il  semble  que  nous  commençons  déjà  à  y  voir  un 
peu  plus  clair,  mais  n'anticipons  pas.  Les  formes  de 
ce  capital  national  ainsi  défini  sont  variées.  Négligeons 
la  plupart  des  distinctions  que  t'ont  les  économistes 
pour  n'en  citer  que  trois. 

lo.  Les  approvisionnements  et  les  matières 
premières  ; 

2o.   Les  outils  ou  instruments  et  les  installations  ; 

3o.      Les  capitaux  fixes  et  les  capitaux  circulants. 

Les  approvisionnements,  au  sens  économique,  sont 
les  ressources  qui  font  vivre  le  producteur  pendant  la 
durée  de  la  fabrication  ;  les  matières  premières  sont 
les  choses  qu'il  transforme  par  son  travail  et  par  le 
travail  de  ses  ouvriers. 

Les  outils,  les  instruments  et  les  machines  sont 
des  expressions  que  tout  le  monde  comprend.  La 
question  des  installations  est  un  peu  plus  compliquée. 
On  entend  pas  là  non  seulement  l'usine  et  ce  qu'elle 
contient,  mais  aussi  tout  ce  qui  peut  servir  de 
force  motrice  nécessaire  à  la  fabrication.     Celui  qui 


appelé  parcequ'il  n'a  pas  pour  objet  immédiat  la  production  qu'il 
importe  à  l'homme  d'obtenir,  mais  de  préparer  les  voies  à  cette- 
production.  Le  producteur  semble  prendre  un  moyen  détourné 
mais  qui  mène  plus  vite  au  but.  Or  c'est  précisément  l'absence  de 
l'expérience  industrielle  et  du  travail  médiat,  qui  entrave  le  déve- 
loppement économique  du  Canada  français,  C'est  donc  de  cela  qu'il 
faut  nous  occoper.     C'est  ce  que  nous  nous  proposons  de  faire. 


190  l'indépendance  économique 


possède  une  houillière  ou  une  tourbière  en  rapport, 
possède  une  installation,  au  sens  de  l'économiste. 
Celui  qui  possède  une  chute  d'eau  génératrice 
d  électricité  possède  une  installation. 

Le  capital  fixe  est  celui  qui  ne  s'use  pas  par 
l'emploi  qu'on  en  fait,  par  exemple,  un  marteau- 
pilon  ;  le  capital  circulant  est  celui  qu'il  faut  cons- 
tamment remplacer,  par  exemple,  les  couleurs  dont 
un  industriel  se  servirait  pour  imprimer  du  papier- 
tapisserie. 

Donc,  si  un  industriel  possède  une  installation  et 
des  instruments,  la  matière  première  et  des  approvi- 
sionnements, il  est  muni  d'un  capital  industriel  et  il 
peut  fabriquer.  Il  en  est  de  même,  naturellement, 
s'il  possède  une  somme  d'argent  suffisante  pour 
acquérir  toutes  ces  choses.  A  la  condition  toutefois 
qu'il  soit  secondé  par  des  ouvriers  suffisamment  intel- 
ligents et  habiles,  et  qu'il  soit  lui-même  un  véritable 
entrepreneur  d'industrie,  savant  et  expérimenté,  car 
le  talent  est  un  capital,  la  science  aussi. 

Qui  possède  la  région  orientale  du  Canada  en 
installations,  c'est-à-dire  en  générateurs  du  pouvoir 
nécessaire  aux  exploitations  industrielles  ?  Dans  la 
province  de  Québec,  les  forces  hydrauliques  les  plus 
belles  et  les  plus  accessibles  du  monde  ;  dans  les 
provinces  maritimes,  de  la  houille  en  quantité  suffi- 
sante ;  partout  des  tourbières  inépuisables.  Que  trou- 


DU  CANADA   FRANÇAIS  191 

vons-nous  sur  son  sol  en  fait  de  matière  première  ? 
La  forêt  et  la  mine,  le  boisd'œuvre  et  le  fer  en  quan- 
tités presque  infinies,  sans  parler  du  reste.  Nous 
évitons  à  dessein  dans  ce  travail  les  longues  énumé- 
rations.  La  population  possède-t-elle  le  talent  et  la 
science  industrielle  ?  Elle  possède  le  talent,  ainsi  que 
nous  l'avons  constaté  précédemment  ;  nulle  population 
au  monde  n'indique  plus  d'aptitude  pour  l'industrie. 
Elle  est  ignorante,  mais  très  facile  à  instruire.  Cette 
population, surtout  dans  le  groupe  français, fournit-elle 
des  entrepreneurs  industriels,  toujours  au  sens  écono- 
mique ?  Oui,  en  assez  grand  nombre.  Malgré  l'absence 
de  la  grande  industrie  dans  le  Canada  français,  on  y 
rencontre  cependant  des  industriels  isolés  et  même 
des  groupes  d'industriels  importants  qui  ont  remporté 
de  brillants  succès.  Citons  les  fabricants  de  chaus- 
sures de  Québec,  presque  sans  exception  des  Cana- 
diens-français. 

Donc,  le  groupe  français  du_  Canada  habite  un 
pays  exceptionnellement'  favorable  à  l'établissement 
de  la  grande  im3ustrj£.  Il  a  pouf  lui  le  climat  et  la 
situation  géographique,  l'abonda  nce  du  pouvoir  géné- 
rateur et  de  la  matière  première,  le  nombre  et  le 
talent  chez  les  travailleurs.  Que  lui  mangue-t-il 
donc   ? 

L'instruction    industrielle    qu'il  est    fa cile  de  lui 
donner^et  les  ressources    imjnéd^aiejii£ni-jlijspûnible!- 


192  l'indépendance  économique 


que  produit  le  travail  médiat  pour  mettre  en  valeur 
son  immense  capital  industriel.  Est-on  bien  sûr 
encore  que  ces  ressources  lui  manquent  ?  Quant  à 
nous,  nous  ne  le  croyons  pas  et  nous  prétendons 
établir  au  cours  de  ce  travail  que  ce  qui  lui  fait  défaut 
ce  ne  sont  pas  des  ressources  immédiatement  dispo- 
nibles. Ce  serait  même,  croyons-nous,  presque  une 
absurdité  que  de  le  prétendre.  Il  peut  trouver  ces 
ressources  à  l'extérieur  ;  il  peut  même,  ce  qui  vaut 
mieux,  les  trouver  chez  lui,  ainsi  que  nous  le  démon- 
trerons. Mais  il  lui  manque  autre  chose,  une 
organisation,  une  politique  industrielle.  C'est  là  le 
point  capital  que  nous  allons  essayer  de  développer. 


IX 


NECESSITE  D'UNE  POLITIQUE 
INDUSTRIELLE 


Le  moment  est  venu  de  nous  emparer  de  notre 
industrie  nationale.  —  nous  devons  le  faire 
en  nous  attachant  surtout  aux  industries 
forestières.  —  possibilité  de  leur  donner  un 
grand  développement  et  meme  une  importance 
mondiale.  —  Instruction  industrielle  popu- 
laire ET  PROTECTION  DES  FORETS. 


NOUS  avons  essayé  de  démontrer  que  le  peuple 
du  Canada  oriental,  possesseur  d'un  vaste 
domaine  industriel,  ne  peut  normalement  manquer  de 
capitaux  pour  l'exploiter.  Et  si  nous  parlons  ici  du 
peuple  en  tant  qu'être  collectif,  c'est  à  dessein,  car  la 
presque  totalité  de  ce  domaine,  surtout  dans  la 
province  de  Québec,  appartient  encore  au  public,  qui 
l'administre  par  l'intermédiaire  de  son  gouvernement. 
Il  est  impossible  d'imaginer  une  situation  plus 
favorable    à  l'organisation    d'un    grand   mouvement 


194  l'indépendance  économique 


industriel,  suivant  une  m  éthode  scientifique  et  éclairée. 
Les  économistes,  et  particulièrement  M.  Paul  Leroy  - 
Beaulieu,  nous  disent  que  le  peuple  qui  profiterait  de 
ces  circonstances,  qui  ne  se  présentent  jamais  qu'une 
fois  en  sa  vie,  "  pourrait  éviter  aux  générations  à 
venir  toutes  les  difficultés  financières  et  toutes  les 
difficultés  écon  omiques  contre  lesquelles  luttent  les 
peuples  contemporains."     (1) 

Le  moment  de  tenter  ce  grand  effort,  qui  nous 
donnera  la  possession  et  la  jouissance  de  notre  industrie 
nationale,  est  maintenant  arrivé  pour  nous.  Si  nous 
le  laissons  passer  il  ne  reviendra  plus.  Il  est  donc 
urgent  pour  tous  les  groupes  de  population  du  Canada 
oriental  d'agir  sans  retard.  Pour  le  groupe  français, 
la  question  est  vitale.  Pour  lui,  une  action  prompte 
et  efficace  e_sX.saiiii_aiicu.ne_  exagération,  une  question 
de  vie  ou  de  mort. 

Or,  nous  l'avons  vu,  dans  les  conditions  actuelles, 
cette  population  se  gâte  chaque  jour  davantage  dans 
une  inaction  forcée  ;  non  seulement  cette  partie  qui 
devrait  être  industrielle,  mais  aussi  la  population 
rurale.  La  contagion  se  répand.  Comment  pourrait- 
il  en  être  autrement  ?  Avons-nous  jamais  réfléchi  à 
l'infériorité  vraiment  effrayante  où  se  trouve  placé  le 


(1)  Traité  des  finances,  tome  1,  p.  66. 


DU  CANADA    FRANÇAIS  195 

groupe  français  par  suite  de  l'absence  du  développe- 
ment industriel  !  Cela  dépasse  de  beaucoup  les 
conséquences  de  l'infériorité  agricole  que  nous  avons 
constatée  précédemment. 

M.  Edmond  Théry,  directeur  de  L'économiste 
européen,  fait  observer  que  la  puissance  de  travail 
annuel,  en  France,  en  supposant  qu'il  y  ait  280  jours 
de  travail  par  année,  et  en  prenant  pour  base  l'année 
1898,  se  décompose  comme  suit  : 

Travail  patronal . .  1,611  mill  ions  de  journées 

Travail  ouvrier.  . .  2,692  millions  de  journées 

Travail  animal 4,552  millions  de  journées 

Travail  vapeur 39,960  millions  de  journées 


Total 48,715  millions  de  journées 

Par  conséquent,  en  1898,  le  travail  de  38,000,000 
de  Français,  en  tenant  compte  des  machines,  équiva- 
lait au  travail  d'une  population  d'environ  175,000,000 
qui  ne  se  servirait  pas  de  machines  mues  par  la 
vapeur  ou  autres  agents  mécaniques.  En  1907,  ces 
chiffres  seraient  beaucoup  plus  élevés,  car  le  nombre 
et  la  puissance  des  machines  augmente  sans  cesse. 

En  appliquant  le  même  calcul  à  la  population 
actuelle  des  Etats-Unis,  on  trouve  que  76,000,000 
d'Américains  pourvus  de  machines  travaillent  autant 
que  282,000,000  de  personnes  qui  n'en  auraient  point, 


196  l'indépendance  économique 


D'après  le  même  calcul,  le  groupe  français  du  Canada, 
à  peu  près  dépourvu  de  grands  agents  mécaniques,  ne 
représente  aujourd'hui  que  le  travail  de  1,600,000 
hommes.  L'établissement  de  la  grande  industrie, 
augmenterait  de  quatre  et  demi  la  puissance  de 
travail,  non  seulement  de  1  a  population  actuelle,  mais 
aussi  celle  que  nous  avons  perdue  et  qui  nous 
reviendrait  rapidement.  Le  travail  qu'accomplirait 
alors  cette  population  équivaudrait  à  celui  de  12,000,- 
000  de  Canadiens-français  travaillant  dans  les 
conditions  actuelles.   (1) 

Ces  calculs  sont  bien  propres  à  faire  comprendre 
l'importance  du  développement  industriel  et  l'infério- 
rité qui  résulte  de  son  absence.  Insistons  pourtant 
sur  ce  point  que  si  la  plupart  de  nos  moteurs 
naturels  étaient  utilisés  comme  ils  devraient  l'être, 
l'avantage  nous  apparaîtrait  beaucoup  plus  considé- 
rable encore.  Il  est  très  probable  que  dans  de  teiies 
conditions,  la  province  de  Québec  contiendrait  dans 
dix  ans  d'ici,  dix  millions  d'hommes  ayant  la 
capacité  productrice  d'une  population  de  100,000,000 
qui  ne  se  serviraient  pas  de  machines  mues  par  la 
vapeur  ou  par  l'électricité. 


(1)  Nous  avons  sans  doute  des  machines  dans  la  province  de 
Québec,  mais  celles  qui  appartiennent  à  la  population  françaises 
sont  peu  importantes. 


DU    CANADA    FRANÇAIS  197 

Les  avantages  d'nn  système  régulier  de  dévelop- 
pement industriel  ne  se  borneraient  pas  là.  Sans  lui 
on  pourra  élaborer  et  promulguer  de  bonnes  lois  pour 
la  protection  des  forêts,  maison  ne  parviendra  jamais 
à  les  mettre  eu  vigueur,  car  le  peuple,  ne  comprenant 
pas  leur  importance  et  ne  voyant  en  elles  que  des 
tracasseries  inutiles,  les  violera. 

Avec  le  développement  industriel,  les  entraves 
qu'une  suite  de  circonstances  malheureuses,  encore 
plus  que  l'apathie  des  gouvernements,  met  à  la 
colonisation,  tomberaient  d'elles-mêmes.  Nous  aurons 
occasion  de  revenir  plus  tard  sur  cette  partie  de  la 
démonstration.  Enfin,  exploiter  les  ressources  de 
son  pays,  c'est  le  seul  moyen  de  le  conserver.  C'est 
pour  ne  l'avoir  pas  fait  que  les  Boers  ont  perdu  leur 
indépendance,  que  la  Chine,  le  Maroc  et  tant  d'autres 
pays  sont  en  danger  d'être  conquis  et  morcelés. 

Le  vieux  dicton  tient  toujours  :  une  vigilance 
éternelle  est  le  prix  de  la  liberté. 

Revenons  maintenant  plus  directement  à  la  ques- 
tion qui  nous  occupe.  Comment  pourrait-on  se 
procurer  sans  retard  les  ressources  immédiatement 
nécessaires  pour  mettre  en  valeur  l'immense  domaine 
industriel  du  Canada  ?  Pour  répondre  à  cette  ques- 
tion il  faut  tout  d'abord  nous  rappeler  ce  que  nous 
disions  au  chapitre  précédent  et  creuser  un  peu  plus 
avant  cette  question  du  capital. 


198  l'indépendance  économique 


Les  doctrinaires  économiques  affirmaient  autrefois 
que  le  capital  industriel  d'un  peuple  ne  se  forme  que 
lentement,  et  par  le  moyen  de  l'épargne.  Sans  doute, 
il  est  vrai  en  principe  que  la  richesse  publique  d'un 
pays  dépend  du  travail  de  ses  habitants.  Cette 
richesse  accumulée  et  appliquée  à  des  tins  industrielles 
peut  à  la  rigueur  s'appeler  épargne,  mais  il  est  faux 
de  dire  que  cette  épargne  soit  toujours  une  richesse 
lentement  accumulée.  Les  métaux  précieux  font 
partie  de  la  richesse  publique.  Dira-t-on  que  celui 
qui  découvre  une  mine  d'or  et  qui  en  extrait  un 
million  en  quelques  mois  ne  possède  pas  un  capital  ? 
Peut-on  dire  que  ce  capital  soit  le  fruit  de  l'épargne? 
La  vérité,  c'est  que  le  concept  de  ce  qui  constitue  un. 
capital  doit  varier  à  l'infini,  suivant  les  conditions 
infiniment  variées  où  peuvent  se  trouver  les  peuples 
et  les  individus  ;  et  qu'il  faut  accepter  les  principes 
de  la  science  économique  comme  on  accepte  ceux 
de  toutes  les  sciences,  en  les  adaptant  toujours  aux 
conditions  particulières  où  l'on  se  trouve  et  en  les 
modifiant  à  mesure  que  l'observation  nous  les  fait 
mieux  connaître. 

En  proclamant  les  avantages  de  l'épargne  les  écono- 
mistes classiques  ont  certainement  raison.  Sans  elle, 
un  peuple  ne  jouira  jamais  du  bien-être  durable  et  de 
la  vraie  prospérité.  L'épargne  c'est  une  des  formes  de 
la  sagesse.     Le  gaspillage  est  un  vice  et  le  vice  porte 


DU    CANADA    FRANÇAIS  199 

toujours  sa  punition  avec  lui.  Il  e*t  encore  vrai, 
mais  en  partie  seulement,  que  le  capital  industriel  de 
l'Europe  s'est  constitué  lentement  et  par  le  moyen  de 
l'épargne.  Dans  le  vieux  monde,  la  progression  a  été 
graduelle  et  l'épargne  longuement  accumulée  a  suffi 
en  partie  à  la  capitalisation. 

Aux  Etats-Unis  tout  s'est  passé  autrement.  Il 
était  impossible  de  créer  lentement  le  capital  indus- 
trielle. Même  le  surplus  du  capital  européen  qui 
venait  chercher  des  placements  en  Amérique  ne 
comblait  pas  la  lacune.  On  eut  donc  recours  au 
système  corporatif,  à  la  concentration  ;  de  là  l'immense 
développement  des  syndicats,  puis  des  trusts. 

Ces  grandes  organisations  industrielles,  qu'il  ne 
faut  pas  confondre  avec  les  combines  et  les  corners, 
dont  notre  public  comprend  suffisamment  le  sens, 
sont  fort  intéressantes  à  étudier,  et,  pour  les  fins  de 
notre  travail,  il  esc  nécessaire  d'en  dire  quelques  mots. 
Un  ancien  gouverneur  du  Massachusetts,  Roswell  P. 
Fiower,  leur  consacrait  un  article  important  dans  le 
Gunters'  Magazine  d'octobre  1897. 

"  L'universalité  de  ce  mouvement,  dit-il,  établit 
qu'il  est  d'ordre  naturel  ;  la  tendance  en  est,  je  crois, 
de  saine  économie.  On  y  trouve  en  somme  le  prin- 
cipe de  la  survivance  du  plus  apte.  Le  capital 
n'a  qu'une  fonction:  aider  à  la  production.  L'existence 
même  d'un  capital  placé  dans  une  industriequelconque 


200  l'indépendance  économique 

dépend  de  sa  capacité  le  produire  la  richesse  à  aussi 
bon  marché  que  ses  concurrents.  A  l'encontre  des 
autres  formes  de  la  richesse,  le  capital  une  fois  placé 
n'est  recouvrable  que  sous  forme  de  profits.  S'il  ne 
produit  pas,  il  est  perdu  ;  son  existence  dépend  donc 
de  son  emploi  profitable,  c'est-à-dire  de  son  efficacité 
relative  par  rapport  à  d'autres  capitaux  mis  concur- 
remment au  service  du  corps  social.  "  Cet  auteur 
croit  fermement  à  l'efficacité  du  capital  ainsi  concentré 
par  les  industries  réunies  en  syndicats,  c'est-à-dire  à 
l'efficacité  de  la  concentration  industrielle.  Il  cite  à 
l'appui  de  son  opinion  certains  chiffres  intéres- 
sants. Les  étoffes  du  coton  se  vendaient,  en  1830,  17c 
la  verge;  aujourd'hui  on  peut  en  acheter  de  meilleures 
pour  4c.  et  5c.  Le  prix  des  objets  de  fer  ou  d'acier 
a  baissé  successivement  de  30,  60  et  80  pour  cent  et 
la  qualité  est  supérieure.  Enfin,  la  concentration  du 
capital,  depuis  1860,  a  augmenté  le  bien-être  public 
de  24  pour  cent  pendant  chaque  décade. 

La  concentration  industrielle  est  donc  une  phase 
dans  l'évolution  économique  des  peuples,  c'est  le 
dernier  phénomène  que  les  économistes  ont  enregistré 
et  le  résultat  général  prouve  qu'elle  indique  en  somme 
un  progrès.  C'est  une  application  nouvelle  des  prin- 
cipes de  l'organisation  et  de  la  division  du  travail, 
dont  nous  admirons  partout  les  merveilleux  résultats. 
Mais    le    principe    de    la    concentration    industrielle 


DU    CANADA    FRANÇAIS  201 

adopté, — il  1  est  aujourd'hui  par  tous  les  grands  éco- 
nomistes et  il  est  reconnu,  en  fait  sinon  en  droit,  par 
tous  les  gouvernements, — il  faut  s'entendre  sur  la 
manière  de  l'appliquer. 

Dans  sa  forme  bienfaisante  elle  n'est  pas  le  trust 
américain.  Celui-ci,  en  général,  est  un  monopole 
industriel  abusif  et  dangereux  qui  a  surgi  sous  la 
pression  de  la  nécessité  ;  il  opère  souvent  par  fraude, 
plus  souvent  encore  par  intimidation.  C'est  la 
première  phase  d'une  révolution  violente,  d'où  il  peut 
sortir  un  principe  vrai,  mais  informe  et  difficile  à 
dégager. 

Les  coalitions  de  capitaux  existent  également 
dans  les  pays  d'Europe,  mais  là  action  leur  est  plus 
douce,  plus  sage  et  plus  bienfaisante.  Le  cartell  et 
le  syndicat  ne  sont  point  des  instruments  de  domina- 
tion, mais  des  ligues  de  producteurs  travaillant  dans 
leur  intérêt  commun  à  tous,  ou  aucun  des  membres 
ne  perd  son  individualité,  où  chaque  allié  conserve 
une  grande  part  de  sa  liberté  d'action.  On  trouve 
dans  toutes  ces  organisations  des  caractères  communs, 
mais  très  distinctement  modifiés  par  le  génie  national 
et  l'organisation  politique  de  chaque  peuple.     (1)  La 


(1)  Grâce  à  l'initiative  récente  des  Allemands,  l'industrie  métal- 
lurgique européenne  ne  forme  plus  qu'un  vaste  cartell  ;  les  établis- 
sements métallurgiques  de  chaque  pays  s'engageant  à  limiter  leur 
production  afin  d'éviter  la  surproduction. 


202  l'indépendance^  économique 


concentration  industrielle  est  donc  au  fond  et  elle 
tendra  de  plus  en  plus  à  devenir  en  fait,  une  forte 
organisation  appliquée  au  travail  industriel,  de  façon 
à  lui  faire  produire  les  meilleurs  résultats  avec  la 
moindre  dépense  de  forces.  Elle  peut  prendre  une 
infinité  de  formes,  mais  la  plus  parfaite  et  la  défini- 
tive sera  sans  doute  une  impulsion  et  une  direction 
régulières  et  calculées,  imprimées  au  développement 
de  tout  une  région,  ou  même  de  tout  un  Etat  lorsque 
les  circonstances  le  permettront.  Cette  méthode 
paraît  surtout  convenir  aux  pays  neufs  ou  le  législa- 
teur avisé  attire  à  1  ui  l'industriel  et  où  tous  les  deux 
conviennent  ensemble  des  conditions  du  travail. 

Ces  nouvelles  manifestations  économiques  sont  de 
l'essence  même  de  l'évolution  moderne,  cela  est  de 
toute  évidence.  Non  seulement  ont-elles  augmenté 
rapidement  la  richesse  industrielle  des  pays  où  elles 
fleurissent,  mais  par  la  nature  même  de  leur  organi- 
sation, les  industries  soumises  à  ces  lois  cherchent  à 
étendre  au  loin  le  champ  de  leurs  opérations.  Elles 
ont  en  effet,  pour  résultats  la  production  scientifique 
et  la  surproduction. 

Que  les  trusts  américains  qui  sont,  nous  l'avons  vu, 
l'ébauche  lamoins  recommandablede  cette  idée, tendent 
à  envahir  le  Canada  et  qu'ils  ont  même  déjà  commencé, 
cela  est  constant.  Or,  cette  invasion  peut  constituer  un 
grave  danger  pour  la  nationalité  canadienne.     Notre 


DU  CANADA   FRANÇAIS  203 


domaine  industriel  est  tellement  riche  et  avantageux 
à  exploiter,  que  le  livrer  sans  condition  à  des  étrangers, 
ce  serait  leur  livrer  notre  pays. 

Il  faut  donc  que  nous  opposions  à  la  nouvelle 
méthode  industrielle  qui  nous  arrive  sous  la  forme  du 
trust,  une  méthode  mieux  conçue,  moins  dangereuse 
et  qui  nous  fournira  en  aussi  grande  abondance  ce 
capital  médiat  dont  nous  avons  besoin.  Si  nous  pou- 
vons faire  cela,  le  trust  se  trouvera  désarmé. 

Les  princes  industriels  de  l'Amérique  raisonnent 
à  peu  prés  comme  suit  :  Le  monde  est  une  mine  qu'ex- 
ploite l'industrie.  Nous  avons  trouvé  une  manière 
d'exploiter  cette  mine  plus  avantageusement  que  nos 
prédécesseurs,  et  tout  en  faisant  nos  affaires,  nous 
trouvons  moyen  d'augmenter  le  bien-être  général 
partout  ou  nous  nous  implantons.  Faites-nous  donc 
place,  nous  sommes  des  civilisateurs.  Nous  devons 
pouvoir  leur  répondre  dans  un  langage  non  moins 
fier  :  Il  est  très  vrai  que  vous  êtes  de  grands  indus- 
triels et  dans  un  sens  des  civilisateurs.  Mais  nous  non 
plus  nous  n'avons  pas  complètement  ignoré  le  progrès. 
Vous  avez  eu,  dès  vos  débuts,  une  nombreuse  popula- 
tion indigène  à  desservir,  vous  avez  pu  vous  protéger 
en  dedaus  au  moyen  de  tarifs  douaniers  prohibitifs 
qui  vous  ont  permis,  sans  trop  de  sacrifices,  d'édifier 
un  vaste  commerce  étranger.  L'industrie  canadienne 
a  dû  faire  face  à  des  conditions  bien  différentes.  Elle 


204  l'indépendance  économique 

ne  possède  pas  de  marché  domestique  ou  elle  puisse 
se  refaire  des  pertes  que  pourraient  lui  causer  ses 
ventes  à  sacrifice  sur  les  marchés  étrangers.  Elle 
doit,  pendant  de  longues  années  encore,  fabriquer 
presque  exclusivement  pour  l'exportation.  Elle  a 
donc  dû  faire  une  application  plus  parfaite  que  vous 
du  principe  de  l'organisation  industrielle.  Vous  verrez 
ici  une  pensée  supérieure  dirigeant  l'action  du  capital 
sans  lui  commander  ni  le  contraindre,  dirigeant  aussi 
l'exploitation  sans  lui  imposer  d'entraves  ;  une  pensée 
qui  s'occupe  spécialement  de  la  question  des  débouchés 
et  de  l'écoulement  des  produits  manufacturés.  Nous 
avons  entin,  ce  que  vous  n'avez  pas,  un?  politique 
industrielle,  c'est-à-dire  une  organisatian  complète 
des  ressources  de  la  nation,  de  façon  à  lui  permettre 
de  faire  face  aux  nouveaux  problèmes  qui  se  présen- 
tent. Nous  reconnaissons  que  la  science  est  nécessaire 
à  l'industrie  et  nous  l'y  appliquons  ;  mais  nous  savons 
aussi  que  notre  politique  serait  sans  valeur  si  elle  ne 
s'occupait  pas  également  du  côté  social  de  l'industria- 
lisme, et  surtout  de  la  permanance  des  ressources  qui 
l'alimentent. 

En  vous  observant,  nous  avons  compris  ce  qu'est 
la  tyrannie  industrielle.  Vous  avez  déclaré  la  guerre 
aux  entreprises  petites  et  moyennes  qui  tombent  les 
unes  après  les  autres  sous  vos  coups.  Voire  concen- 
tration tend  à  former  un  peuple   d'ilotes  sous  le  joug 


DU    CANADA    FRANÇAIS  205 

de  quelques  capitaines  d'industrie  dont  la  richesse  est 
incalculable.  Entre  ces  maîtres  et  ces  esclaves,  il  n'y 
aura  bientôt  plus  aucune  place  pour  les  classes 
moyennes.  Vous  vous  acheminez  rapidement  vers  le 
cataclysme  qui  prédit  le  socialiste  allemand  Karl 
Marx,  car  si  vous  avez  su  produire  la  richesse,  vous 
n'avez  pas  su  la  repartir,  ni  voulu  respecter  les  droits 
des  citoyens.  C'est  en  vain  que  les  hommes  publics 
de  votre  pays,  prévoyant  les  résultats  funestes  d'un 
état  de  choses  auquel  il  n'est  plus  en  leur  pouvoir 
de  remédier,  voudraient  diriger  l'opinion  vers  un  néo- 
impérialisme, qui,  dans  leur  pensée,  pourrait  retarder 
la  catastrophe.  Ces  expédients  blâmables,  les  fantômes 
de  la  gloire  et  de  la  conquête  ne  courberont  pas  un 
peuple  libre  sous  l'oppression.  Et  pour  ce  qui  est  du 
peuple  canadien,  il  n'entend  pas  sacrifier  la  perma- 
nence de  ses  richesses  nationales  à  une  activité  éphé- 
mère qui  le  laisserait  plus  pauvre  qu'auparavant.  Nous 
vous  accueillons  volontiers,  individuellement,  avec 
votie  science,  votre  expérience  et  vos  millions,  parce 
que  l'entrée  de  notre  pays  est  libre  et  non  pas  parce 
que  nous  désirons  votre  venue.  Mais  vous  devrez 
laisser  l'oligarchie  à  la  porte  ;  il  n'y  a  point  de  place 
pour  elle  chez  nous,  car  nous  travaillons,  nous,  pour 
l'avenir  comme  pour  le  présent,  et  si  vous  êtes  des 
civilisateurs  nous  le  sommes  aussi  et  à  meilleur  titre. 
Qu'est-ce  donc  que  cette  politique  industrielle  que 


206  l'indépendance  économique 

nous  voudrions  opposer  au  régime  des  trusts  ?  A-t-elle 
pour  but  de  placer  entre  les  mains  du  gouvernement 
le  contrôle  absolu  ou  même  partiel  des  entreprises 
industrielles  ?  Demandons-nous  l'établissement  au 
Canada  du  paternalism  dont  les  économistes  nous 
signalent  les  dangers  ?  Voulons-nous  nous  rapprocher 
du  socialisme  d'état,  en  formant  un  trust  gigantesque 
dont  le  gouvernement  serait  le  centre  ? 

Non  pas,  car  ce  serait  là  un  état  de  choses  point 
du  tout  désirable. 

Ecoutons  encore  M.  Paul  Leroy-Beaulieu,  que 
nous  avons  déjà  cité,  relativement  au  rôle  légitime 
d'un  gouvernement  dans  l'établissement  d'une  politi- 
que industrielle.  Cet  économiste,  nous  le  savons,  est 
tout  à  fait  hostile  à  l'ingérence  de  l'Etat  dans  les 
affaires  des  particuliers.  Il  a  écrit  tout  un  livre, 
l'Etat  moderne  et  ses  fonctions,  pour  démontrer 
l'importance  économique  pour  les  peuples  contempo- 
rains de  restreindre  le  champ  d'action  des  gouver- 
nants. 

"  La  mission  de  l'Etat,  dit-il ,  dans  cet  ouvrage, 
c'est  de  contribuer  suivant  sa  nature  et  ses  forces, 
sans  empiéter  aucunement  sur  les  autres  forces  ni  en 
gêner  l'action,  au  perfectionnement  de  la  vie  nationale, 
à  ce  développement  de  richesse  ou  de  bien-être,  de 
moralité  ou  d'intellectualité  que  les  modernes  appellent 
le  progrès." 


DU   CANADA    FRANÇAIS  207 


Passant  en  revue  les  différentes  fonctions  des 
gouvernements  modernes,  il  s'attache  à  démontrer  les 
abus  de  pouvoir  et  les  empiétements  qu'ils  commettent. 
Puis  il  énumère  les  cas  ou  l'Etat  doit  intervenir. 
Comme  représentant  de  la  perpétuité  sociale,  l'Etat 
doit  veiller  à  la  conservation  des  conditions  générales 
d'existence  de  la  nation,  Il  doit  s'occuper  de  la 
conservation  du  climat,  du  territoire  cultivable,  des 
forces  hydrauliques,  des  forêts,  des  mines,  de  toutes 
les  richesses  naturelles  qui  ne  se  reproduisent  pas. 
Dans  cette  tâche  l'Etat  doit  être  appuyé  par  les  parti- 
culiers ou  les  associations,  mais  il  ne  doit  pas 
s'abstenir.  Et  l'auteur  ajoute  que  tout  cela  est 
surtout  vrai  pour  l'Etat  démocratique. 

Ne  dirait-on  pas  que  celui  qui  a  écrit  les  pages 
que  nous  venons  ainsi  de  résumer  en  quelques  phrases, 
connaissait  intimement  les  conditions  existant  au 
Canada  ?  Ses  conclusions  ne  sont  pourtant  que  le 
résultat  d'une  observation  générale  de  la  question,  et 
nous  devons  admirer  la  profonde  science  sociale  de 
cet  homme  qui,  guidé  par  la  pure  raison,  a  su  ainsi 
nous  indiquer  avec  précision  où  et  comment  diriger 
notre  effort  gouvernemental. 

Notre  politique  industrielle  doit  viser  à  la  conser- 
vation de  la  propriété  sociale,  d'abord  en  interdisant 
les  dénudations  qui  transformeraient  notre  pays  en 
un  désert,  puis  en  assurant  l'existence  perpétuelle  de 


208  L  INDÉPENDANCE    ÉCONOMIQUE 

nos  ressources  forestières  et  hydrauliques  et  autant 
que  possible  de  nos  ressources  minières.  Ce  sont  là, 
en  effet,  avec  l'agriculture,  les  conditions  mêmes  de 
l'existence  de  la  nation.  Mais  ainsi  que  nous  l'avons 
déjà  dit  et  que  nous  le  répéterons  plusieurs  fois  encore 
au  cours  de  ce  travail,  nos  gouvernements  ne  peuvent 
espérer  conserver  les  conditions  générales  d'existence 
de  la  nation,  surtout  la  forêt  et  les  forces  hydrauli- 
ques, seulement  en  édictant  des  lois.  Nous  savons 
que  ces  lois  resteront  toujours  impuissantes  et 
inefficaces,  si  elles  ne  sont  pas  soutenues  par  la  seule 
sanction  réelle  de  la  loi,  par  l'opinion  publique.  Le 
public  ne  comprendra  l'importance  de  ces  choses  que 
lorsqu'on  lui  en  aura  fait  voir  la  démonstration 
pratique.  Et  cette  démonstration  ne  pourra  jamais 
se  faire  efficacement  que  par  le  développement  indus- 
triel, particulièrement  le  développement  industriel 
forestier. 

Il  faut  donc  inaugurer  une  politique  industrielle 
par  laquelle,  le  gouvernement,  sans  empiéter  aucune- 
ment sur  l'initiative  individuelle  ni  en  gêner  l'action, 
puisse  perfectionner  la  vie  nationale  et  assurer  sa 
permanence,  en  développant  l'intellectualité,la  richesse 
et  le  bien-être  du  corps  social  tout  entier.  Ces  prin- 
cipes ont-ils  jamais  été  appliqués  au  Canada  et 
particulièrement  dans  la  province  de  Québec  ?  Nous 
répondrons  à  cette   question  un  peu  plus  loin.     En 


DU    CANADA    FRANÇAIS  209 


attendant,  ri 'est-il  pas  évident  qu'une  telle  politique 
devrait  commencer  par  l'instruction  industrielle 
générale  du  peuple  à  tous  les  degrés  ;  qu'elle  devrait 
se  continuer  en  décrétant  la  permanence  absolue  de 
la  forêt,  des  forces  hydrauliques  et  des  autres  sources 
de  la  richesse  nationale  ;  qu'enfin  cette  permanence  de 
nos  ressources  devrait  être  rendue  réelle  et  efficace 
par  leur  développement  systématique  et  scientifique 
au  moyen  de  l'industrie  pratique.  Et  pour  atteindre 
ce  but,  il  faut  évidemment  un  système  quelconque 
d'encouragement,  de  propulsion,  qui  permettrait  à  une 
pensée  maîtresse  d'assurer  en  même  temps  la  prospé- 
rité agricole  et  industrielle  d'une  vaste  région  et 
l'avenir  économique  et  national  du  peuple  qui  l'habite. 
De  plus,  en  élaborant  un  tel  système  ne  semble-t- 
il  pas  que  l'on  doive  tenir  compte  du  phénomène  si 
important  de  la  concentration  industrielle,  toujours 
eu  écartant  ses  inconvénients  et  sans  toucher  en  quoi 
que  ce  soit  à  1  initiative  individuelle  ni  à  la  liberté 
légitime  de  chacun  ?  Tout  cela  a  besoin  d'explications 
et  de  développements.  Avant  d'aller  plus  loin, 
cependant,  il  est  important  de  ne  pas  oublier  que  la 
mise  en  œuvre  d'une  telle  idée  n'appartient  par  au 
gouvernement  central,  bien  que  celui-ci  puisse  y 
participer  et  y  aider  indirectement  mais  puissamment. 
Chaque  province  doit- prendre  l'initiative,  en  veillant 
à  la  conservation  et  au  développement  de  ses  ressour- 


210  l'indépendance  économique 


ces,  parceque  ces  ressources  variant  dans  chacune, 
les  mesures  à  prendre  peuvent  être  différentes. 

Voyons  maintenant  ce  que  doit  être  cette  politique 
industrielle  dont  nous  avons  essayé  de  démontrer 
l'urgente  nécessité.  Pour  cela,  il  est  bon  de  déter- 
miner tout  d'abord  ce  qu'elle  ne  doit  pas  être. 

Tout  mouvement  qui  tend  à  dépeupler  les  campa- 
gnes et  à  entasser  la  population  dans  les  villes  est  un 
mouvement  an ti -social  qu'il  faut  enrayer. 

La  crainte  légitime  du  dépeuplement  des  campa- 
gnes, que  l'état  social  de  la  classe  agricole  d'il  y  a 
quelques  années  ne  justifiait  que  trop,  a  retardé 
considérablement  le  mouvement  industriel,  dans  le 
Canada  français  plus  particulièrement.  Un  grand 
nombre  de  personnes  bien  intentionnées  se  sont 
élevées  contre  l'industrialisme,  puisque  l'industrie, 
dans  leur  opinion,  devait  pousser  la  population  vers 
les  villes.  M.  Gigault,  sous-ministre  de  l'agriculture 
de  la  province  de  Québec,  est  un  partisan  de  ces  idées 
que  nous  partageons  en  ce  qui  touche  au  principe 
énoncé  ci-dessus.  Il  vaudrait  bien  mieux  renoncer  à 
la  grande  industrie  que  de  dépeupler  les  campagnes, 
"  N'oublions  pas,  s'écriait  M.  Gigault,  dans  un 
discours  prononcé  à  l'une  des  dernières  réunions  de  la 
société  d'industrie  laitière,  à  Saint-Hyacinthe,  n'ou- 
blions pas  que  nous  devons  avant  tout  travailler  à  la 
diffusion   des  connaissances  agricoles  ;   nous   devons 


DU    CANADA    FRANÇAIS  211 


avant  tout  faire  aimer  la  vie  rurale.  N'allons  pas 
détourner  notre  population  de  l'agriculture  pour 
l'attirer  vers  les  villes.  Nous  commettrions  une 
faute  dont  nous  regretterions  les  déplorables  consé- 
quences. Il  sévit  actuellement  en  Allemagne  une 
crise  financière  des  plus  dangereuse.  Dans  ce  pays, 
les  écoles  techniques  ont  été  multipliées  ;  on  y  a 
formé  un  grand  nombre  d'ouvriers  d'une  grande 
habileté  ;  comme  résultat,  l'industrie  manufacturière 
a  pris  un  grand  développement,  encombrant  le 
marché  et  provoquant  la  crise  dont  ce  pays  est 
aujourd'hui  la  victime.  Aussi  un  économiste  allemand, 
écrivant  sur  ce  sujet,  reproche  aux  autorités  d  avoir 
encouragé  l'industrie  aux  dépens  de  l'agriculture  et 
d'être  les  auteurs  du  lamentable  état  commercial  de 
l'Allemagne.  Si  nous  jouissons  d'une  prospérité  vrai- 
ment enviable,  (1)  c'est  parce  que  nous  avons  évité 
l'erreur  dans  laquelle  est  tombée  l'Allemagne  ;  c'est 
parce  que  nous  avons  avant  tout  encouragé  le  déve- 
loppement de  nos  ressources  agricoles. 

Ce  que  dit  M.  Gigault  de  l'importance  primordiale 
du  développement  agricole  est  absolument  vrai.  Dans 


(1)  La  prospérité  dont  parle  M.  Gigault  est  réelle,  pour  ce  qui 
est  de  l'agriculture,  au  moment  actuel  ;  mais  elle  ne  nous  garantira 
pas  dans  l'avenir  contre  l'absorption  économique  par  les  Américain.'!, 
ce  danger  que  le  révérend  Père  Lalande  signale  avec  tant  d'élo- 
quence et  de  vérité. 


212  l'indépendance  économique 


tous  les  pays  où  Ton  a  souci  de  la  prospérité  publique 
présente  et  à  venir,  l'industrie  agricole  doit  conserver 
la  première  place.  C'est  parce  que  nous  en  avons  la 
conviction  profonde  que  nous  répétons  ici  cet  autre 
principe  déjà  énoncé  au  cours  de  ces  études  : 

La  conservation  du  sol  et  la  prospérité  des  classes 
agricoles  dans  le  Canada  français  sont  intimement 
liées  au  développement ,  d'après  une  méthode  vrai- 
ment nationale,  des  industries  dont  la  région  fournit 
les  matières  premières  et  particulièrement  des  indus- 
tries forestières. 

C'est  pour  cela  que  nous  affirmons  la  nécessité 
d'une  politique  industrielle.  C'est  cette  politique 
précisément  qui  empêchera  le  peuple  d'abandonner  la 
campagne  pour  la  ville,  car  l'un  de  ses  premiers  effets 
sera  de  coloniser  rapidement  les  terres  publiques. 
Prétendrait-on,  par  hasard,  qu'il  est  préférable 
d'attendre  et  de  subir  l'industrialisme  étranger,surtout 
l'industrialisme  américain  ?  C'est  bien  alors  que  nous 
aurions  vraiment  à  craindre  le  dépeuplement  des 
campagnes  qui  est  toujours  la  conséquence  d'un  état 
social  vicieux.  Mais  ne  nous  attardons  pas  à  des 
arguments  déjà  plusieurs  fois  répétés  au  cours  de  ce 
travail.  Passons  aux  autres  points,  qui  sont  intime- 
ment liés  à  celui-ci. 

Le  but  d'une  politique  industrielle  devrait  être  de 
développer  non  pas  les  industries  ex  niques  ni    même 


DU    CANADA    FRANÇAIS  213 


toutes  les  fabrications  dont  on  trouve  la  matière 
première  clans  les  pays,  mais  surtout  celles  ou  le 
Canada  peut  entrer  avantageusement  en  concurrence 
avec  les  autres  pays  du  monde. 

Il  nous  a  toujours  paru  que  sur  ce  point  nous 
avions  fait  fausse  route,  et  le  mouvement  industriel 
que  prétendent  nous  révéler  nos  statisticiens  ne  nous 
a  jamais  semblé  bien  sérieux.  O^ons  dire  toute  notre 
pensée,  nous  croyons  souvent  y  découvrir  un  gaspillage 
inutile  de  forces.  Il  ne  nous  est  pas  facile,  par 
exemple,  de  croire  à  la  'réussite  prochaine  dans  notre 
pays  de  la  grande  industrie  textile.  Nous  entendons 
le  vrai  succès  industriel,  non  pas  l'existence  plus  ou 
moins  chanceuse  de  quelques  fabriques  isolées.  Il  est 
tentant  sans  doute  pour  des  Canadiens  d'essayer 
d'implanter  chez  eux  ces  industries.  Nous  sommes 
en  relations  commerciales  intimes  avec  l'Angleterre  et 
les  Etats-Unis,  les  pays  du  monde  ou  l'on  fabrique  le 
plus  de  tissus  de  laine  et  de  coton.  Les  capitaux 
anglais  surtout  se  prodiguent  volontiers  pour  des 
industries  de  ce  genre  ;  il  est  facile  de  trouver  en 
Angleterre  des  ouvriers  assez  instruits  qui  ne  deman- 
dent pas  mieux  que  d'améliorer  leur  sort  en  émigrant. 
Mais  ces  avantages  du  début  sont  illusoires.  Non 
pas  précisément  à  cause  de  la  matière  première  qu'il 
faut  importer,  car  l'exemple  de  l'Angleterre  prouve 
qu'on  peut  surmonter  ce  désavantage  dans  certaines 


214  l'indépendance  économique 

circonstances.  Cependant  les  conditions  qui  favo- 
risèrent les  débuts  industriels  de  l'Angleterre  dans  le 
tissage,  du  coton,  par  exemple,  n'existent  pas  du  tout 
en  Canada. 

Cela  est  de  notoriété  historique.  Passons  donc  à 
ce  qui  nous  paraît  devoir  être,  pour  nous,  pendant 
longtemps  encore,  une  cause  inévitable  d'insuccès 
dans  ces  branches  d'industrie. 

Cette  cause  c'est  la  concurrence  étrangère  contre 
laquelle,  faute  de  marché  indigène,  il  nous  est 
impossible  de  protéger  ces  industries  au  moyen  de 
tarifs  douaniers.  Se  fait-on  une  idée  de  l'importance 
de  cette  concurrence  ?  Prenons,  par  exemple,  les 
lainages.  Voilà  une  industrie  pour  laquelle  nous 
trouvons  dans  notre  pays  une  excellente  matière 
première.  La  laine  de  nos  moutons  est  de  première 
qualité,  les  étoffes  que  produit  notre  industrie  ména- 
gère en  font  foi,  et  il  serait  facile  de  multiplier  les 
troupeaux.  Mais  on  trouve  des  moutons  partout,  et 
dans  presque  tous  les  grands  pays  on  tisse  la  laine, 
non  seulement  pour  la  consommation  sur  place,  mais 
aussi  pour  l'exportation.  Ces  industries,  longuement 
établies,  y  ont  poussé  des  racines  dont  on  ne  soup- 
çonne pas  la  profondeur.  Ici  il  est  fort  douteux  que 
nous  puissions  obtenir  la  machinerie  nécessaire,  même 
en  la  payant.  L'aurions-nous  que  nous  ne  saurions 
pas  nous  en  servir,  ni  traiter  la  laine   et  la  filure.     Il 


DU    CANADA    FRANÇAIS  215 


nous  faudrait  passer  par  une  période  de  longs  tâton- 
nements. Là-bas  on  sait  tout  ce  qu'il  faut  faire  et 
on  le  fait  dans  la  perfection.  Le  travail  se  subdivise 
entre  de  vastes  établissements  spécialisés  ;  l'on 
n'épargne  ni  le  temps  ni  l'argent  pour  obtenir  une 
fois  pour  toutes  le  résultat  voulu.  Ouvriers  et  ingé- 
nieurs sont  instruits  dans  d'excellentes  écoles  tech- 
nique pour  lesquelles  on  dépense  chaque  année,  en 
Angleterre  seulement,  plus  de  six  millions  de  dollars: 
ils  se  perfectionnent  par  une  pratique  incessante. 
Dans  les  centres  de  l'industrie  des  lainages,  districts 
de  Leeds  et  de  Bradford,on  trouve  d'immenses  usines 
où  l'on  ne  produit  qu'une  seule  espèce,  qu'une  seule 
qualité  de  marchandises.  Depuis  des  siècles  les 
secrets  se  transmettent,  l'expérience  s'accumule  de 
génération  en  génération.  Dans  l'une  on  ne  fabrique 
depuis  cent  ans  que  des  couvertures  blanches  ,  une 
autre  n'a  jamais  fait  qu'une  seule  espèce  de  tricot,  et 
tout  cela  en  quantités  immenses  dont  les  chiffres 
écrits  ne  nous  donnent  aucune  idée.  Le  Yorkshire  à 
lui  seul  possède  cent  mille  métiers  à  laine  et  plus  de 
2,250,000  fuseaux. 

Comment  soutenir  la  concurrence  dans  de  telles 
conditions  ?  Quand  pourrons-nous  espérer  d'atteindre 
le  chiffre  d'affaires  de  la  moindre  des  importantes 
villes  industrielles  d'Angleterre   ? 

Tout  ce  que  nous  disons  des  lainages   s'applique 


216  l'indépendance  économique 


avec  infiniment  plus  de  force  à  la  fabrication  des 
cotonnades.  (1)  Plus  tard  la  compétition  pourra  devenir 
possible,  aujourd'hui  elle  ne  nous  semble  pas  l'être. 
Pourquoi  donc  nous  soumettre  à  cette  concurrence 
ruineuse  lorsqu'il  est  possible  de  nous  enrichir  et  de 
développer  notre  pays  par  des  industries  ou  nous 
ne  rencontrerons  pas  de  rivaux  sérieux  ?  Cultivons 
d'abord  dans  notre  jardin  national  celles  de  nos 
plantes  indigènes  que  les  autres  pays  ne  possèdent 
point  en  quantités  exploitables.  Commençons  par 
les  industries  forestières.  Nous  n'entendrons  plus 
alors,  à  New-York,  les  propriétaires  des  journaux  à 
grand  tirage  prédire  qu'ils  seront  obligés  de  faire  la 
conquête  du  Canada  pour  s'approvisionner  de  papier. 
Cette  prédiction  n'est  pas  une  vaine  menace.  "  Le 
papier,  dit  le  vicomte  G.  d'Avenel,  est  avec  le  fer  la 
marchandise  dont  l'usage  en  notre  siècle  a  le  plus 
augmenté.  A  eux  deux  ces  objets  l'un  si  fragile, 
l'autre  si  solide,  ont  été,  dans  l'ordre  moral  et 
matériel,  les  principaux  agents  du  progrès." 


(1)  Il  est  bien  entei.du  que  ces  remarques  ne  s'appliquent  qu'à 
la  grande  industrie  d'exportation.  Quant  aux  industries  ménagères 
qui  sont  d'une  si  grande  importance  dans  l'économie  d'un  peuple, 
elles  entrent  dans  une  toute  autre  catégorie.  Dans  la  province  de 
Québec  elles  évoluent  et  nous  pourrions  signaler  plusieurs  fabriques 
de  lainages  qui  sont  certainement  les  noyaux  d'une  grande  industrie 
bui  se  développera  dans  l'avenir. 


DU  CANADA   FRANÇAIS  217 


Admettons  nous  l'utilité  et  à  plus  forte  raison 
la  nécessité  et  l'urgence  d'une  bonne  politique  indus- 
trielle? Nous  conviendrons  alors,  qu'il  est  essentiel  tout 
d'abord  qu'elle  repose  sur  autre  chose  que  sur  des 
discussions  académiques  ou  sur  des  combinaisons 
douanières.  Tout  cela,  nous  l'avons  vu,  n'est  pas  le 
point  capital  chez  nous,  et  de  tels  débats  dégénèrent 
trop  souvent  en  un  mot  d'ordre  de  parti.  Cette 
politique  doit  reposer  sur  des  principes  d'une  justesse 
et  d'un  effet  pratique  démontrés. 

Pour  ce  qui  est  de  la  participation  légitime  de 
l'Etat,  nous  croyons  avoir  trouvé  ces  principes 
énoncés  par  M.  Paul  Leroy-Beaulieu.  Quant  à  la 
part  que  doit  y  prendre  l'initiative  individuelle,  nous 
trouverons  certainement  des  indications  utiles  en 
étudiant  l'organisation  de  l'industrie  laitière  telle 
qu'elle  existe  dans  la  province  de  Québec. 

L'industrie  laitière  commença  à  s'implanter  en 
Canada  vers  l'année  1870.  A  cette  époque,  elle  était 
nulle  dans  la  province  de  Québec. 

C'est  dans  le  comté  de  Rouville,  que  s'ouvrit  la 
première  beurrerie,  vers  1870.  Quelques  années 
plus  tard  nous  importions  nos  premières  machines 
centrifuges.  L'une  des  premières  sinon  la  première 
de  toutes  dans  la  province  fut  installée  à  Sainte- 
Marie  de  Beauce  par  feu  le  colonel  Henri  Duchesnay, 
plus  tard   député  de  Dorchester.      Il  sacrifia  à  cette 


218  l'indépendance  économique 


fin  des  sommes  considérables,  à  une  époque  où  le 
succès  était  bien  incertain.  M.  Barré,  qui  avait  été 
envoyé  par  le  gouvernement  provincial,  pour  étudier 
l'industrie  laitière  en  Danemark,  était  le  directeur  de 
cette  fabrique.  Tout  n'était  alors  que  difficultés. 
Les  cultivateurs  étaient  défiants,  le  capital  se  dérobait. 
Les  progrès  étaient  bien  lents.  Mais  en  1882  les 
choses  changèrent  de  face  parce  que  à  cette  époque 
Von  adopta  une  politique  industrielle  laitière.  Le 
gouvernement  de  l'époque  mérite  les  plus  grands  éloges 
pour  le  bienfait  ainsi  conféré.  Son  mérite  cependant 
se  borne  à  avoir  compris  le  rôle  et  l'utilité  de  la 
société  d'industrie  laitière,  que  la  législature  de 
Québec  constitua  en  corporation.  Voici  les  clauses 
fondamentales  de  l'acte  constitutif  : 

"  La  société  d'industrie  laitière,  dans  le  't 
d'obtenir  une  diffusion  plus  prompte  et  plus  com- 
plète des  meilleures  méthodes  à  suivre  pour  la 
pioduction  du  lait,  la  fabrication  des  produits  laitiers 
et  en  général  l'avancement  de  l'industrie  laitier1, 
peut  subdiviser  la  province  en  divisions  régionales, 
dans  lesquelles  des  syndicats,  composés  de  proprié- 
taires de  fabriques  de  beurre  et  de  fromage  et  autres 
établissements  laitiers,  peuvent  être  établis. 

"  La  formation  et  le  fonctionnement  de  ces  syndi- 
cats sont  régis  par  les  règlements  adoptés  par  la 
société  et  approuvés  par  le  lieutenant-gouverneur  en 


DU  CANADA  FRANÇAIS  219 

conseil,  et  tels   syndicats  sont  sous  la  direction  et  la 
surveillance  de  la  société. 

"  A  ces  syndicats,  le  lieutenant-gouverneur  en 
conseil  peut  accorder,  à  même  le  fonds  consolidé  du 
revenu,  une  subvention  égale  à  la  moitié  des  dépenses 
encourues  pour  le  service  d  inspection  et  d'enseigne- 
ment organisé  dans  le  syndicat,  y  compris  le  traitement 
d'inspecteurs,  leurs  frais  de  voyage  et  autres  dépenses 
en  relation  directe  avec  tel  service,  mais  ne  devant 
pas  excéder  $300  pour  chaque  syndicat. 

La  société  d'industrie  laitière  ainsi  créée  prit  l'ini- 
tiative de  tout  le  mouvement,  avec  l'appui  du  gouver- 
nement. Ses  membres  furent  infatigables  dans  leurs 
études  et  leur  surveillance.  Ils  établirent  à  Saint- 
Hyacinthe  une  magnifique  école  de  laiterie  ou  le 
nombre  des  élèves  augmente  d'année  en  année.  Nous 
savons  tous  les  admirables,  les  incroyables  résultats 
obtenus.  Ils  sont  dus  à  l'initiative  éclairée  de  la 
société  d'industrie  laitière.  Mais  celle-ci  n'aurait  pas 
obtenu  ces  résultats  sans  l'appui  et  l'aide  du  gouver- 
nement provincial,  qui  adopta  une  politique  laitière 
et  aida  pécuniairement  à  l'organisation.  Un  concours 
encore  plus  indispensable  vint  des  hommes  à  l'esprit 
vraiment  patriotique,  qui  créèrent  un  mouvement 
d'opinion  publique  favorable  et  aidèrent  à  répandre 
les  idées  qu'émettait  la  société. 

Nous  trouvons  dans  la  société  d'industrie  laitière, 


220  l'indépendance  économique 


dans  l'influence  qu'elle  exerce,  dans  ses  ramifications 
par  toute  la  province,  un  exemple  des  effets  bienfai- 
sants de  l'organisation  et  jusqu'à  un  certain  point  de 
la  concentration  économique,  dont  les  trusts  repré- 
sentent l'usage  abusif.  Nous  trouvons  dans  cette 
organisation,  en  tenant  compte  toutefois  des  diffé- 
rences dans  le  genre  du  travail,  ainsi  que  des  condi- 
tions sociales  et  du  caractère  national,  quelque  chose 
de  celle  des  cartells  allemands.  Elle  s'en  rapprochera 
plus  encore  lorsque  la  société  s'occupera  davantage, 
soit  directement,  soit  indirectement,  en  usant  de  son 
influence  auprès  des  autorités  ou  sur  les  acheteurs, 
de  la  question  des  débouchés  et  de  celle  des  prix. 
Dans  le  cartell,  en  effet,  d'après  M.  Philippovitch,  un 
économiste  allemand,  "  chaque  industriel  conserve  la 
direction  de  l'organisation  intérieure  de  son  exploita- 
tion, mais  il  se  lie  avec  les  producteurs  de  la  même 
branche  pour  régulariser  et  éventuellement,  supprimer 
la  concurrence  et  se  partager  entre  eux  les  débouchés." 
Nous  constatons  donc  en  examinant  le  mouvement 
qui  a  donné  lieu  à  l'organisation  de  l'industrie  laitière 
dans  la  province  de  Québec,  premièrement  la  manifes- 
tation d'un  besoin  social  urgent  ;  le  cultivateur  en 
était  rendu  au  point  qu'il  ne  pouvait  plus  vivre  sous 
les  conditions  existantes.  Nous  voyons,  en  second 
lieu  un  certain  nombre  de  citoyens  adoptant  une 
idée  et  s'engageant    à  en  faire    une  réalité    pratique. 


DU  CANADA  FRANÇAIS  221 

Plusieurs  de  ces  hommes  étaient  désintéressés,  si  ce 
n'est  à  titre  de  patriotes  ;  d'autres  avaient  un  intérêt 
financier  direct  à  la  réussite  du  projet.  Et  ceux-ci 
n'avaient  pas  moins  de  mérite  réel  que  ceux-là,  car  la 
plupart  du  temps  c'est  parmi  les  gens  directement 
intéressés  à  une  réforme  qu'on  trouve  le  moins  de 
clairvoyance  et  de  courage.  En  troisième  lieu  nous 
avons  le  gouvernement  qui  consent  à  intervenir  pour 
seconder  et  appuyer  de  la  sanction  légale  et  admi- 
nistrative la  société  d'industrie  laitière.  Cette  société 
a  donc  accompli  ce  travail  préparatoire  ou  médiat  si 
essentiel,  dont  nous  parle  Rodbertus,  cité  au  chapitre 
précédent. 

Est-il  possible  d'appliquer  les  principes  de  la 
politique  laitière  à  l'établissement  d'une  politique 
industrielle  ?  Pour  notre  part,  nous  ne  croyons  pas 
que  cela  soit  impossible.  Il  est  même  très  important 
que  dans  une  réforme  de  ce  genre  le  peuple  se  trouve 
en  présence  d'une  idée  qu'il  connaît  déjà  et  dont  il  a 
constaté  les  bons  résultats.  Mais  il  ne  faut  pas 
oublier  qu'ici  l'œuvre  à  accomplir  est  beaucoup  plus 
considérable  et  plus  compliquée.  Et  cette  remarque 
reste  vraie  même  si  l'on  s'en  tient  tout  d'abord  à  un 
seul  genre  d'industrie,  à  l'industrie  forestière,  par 
exemple,  qui  produit  principalement  le  bois  d'oeuvre 
travaillé  de  diverses  manières,  la  pâte  et  le  papier. 

Nous  croyons  donc  que  le  premier  pas  à  faire  dans 


222  l'indépendance  économique 

le  sens  d'une  politique  industrielle  serait  la  formation, 
sous  les  auspices  du  gouvernement  provincial,  d'une 
association  qui  prendrait  le  nom  de  La  Société  des 
industries  forestières.  Son  rôle  serait  la  recherche, 
l'instruction  pratique,  la  propagande,  l'inspection  et 
la  surveillance.  Pour  nous  rapprocher  des  termes 
du  statut  qui  a  donné  l'existence  légale  à  la  société 
d'industrie  laitière  :  dans  le  but  d'obtenir  une  diffu- 
sion plus  prompte  et  plus  complète  des  meilleures 
méthodes  à  suivre  pour  assurer  la  protection  et  la 
permanence  de  la  forêt,  des  chutes  d'eau,  de  la 
production  forestière  et  de  la  fabrication  scienti- 
fique des  produits  forestiers,  la  société  des  industries 
forestières  pourrait  établir,  avec  le  concours  du  gou- 
vernement provincial,  un  bureau  de  recherches  indus- 
trielles et  une  école  d'industrie  forestière;  elle  pourrait 
subdiviser  la  province  en  divisions  régionales  pour  les 
tins  de  propagande  et  pour  l'établissement  de  syndicats 
composés  de  propriétaires  d'industries  forestières, 
lesquels  syndicats  seraient  soumis,  dans  l'intérêt  com- 
mun, à  l'inspection,  etc.,  etc. 

Le  bureau  des  recherches  industrielles  serait 
chargé,  comme  son  nom  l'indique,  de  recueillir  toutes 
les  données  scientifiques  pouvant  se  rapporter  aux 
industries  forestières  et  d'en  rechercher  les  applica- 
tions pratiques.     On    pourrait    rendre    publiques  ces 


DU  CANADA  FRANÇAIS  223 


informations  au  moyen  de  bulletins  périodiques  et 
surtout  de  conférences. 

L'instruction  se  donnerait  dans  une  ou  plusieurs 
écoles  d'industrie  forestière  qu'on  établirait  dans  des 
endroits  accessibles,  mais  dans  la  forêt,  afin  de 
permettre  aux  élèves  de  mettre  en  pratique  ce  qu'on 
leur  enseignerait,  et  aussi  afin  de  diminuer  et  même 
peut-être  de  couvrir  complètement  les  frais  d'entretien 
par  la  vente  des  produits  de  ces  écoles-fabriques  qui 
deviendraient  autant  de  centres  de  développement 
industriel  scientifique. 

La  société  se  chargerait  aussi,  toujours  avec 
l'approbation  et  le  concours  du  gouvernement,  de 
subdiviser  la  province  en  divisions  régionales,  ou  l'on 
s'occuperait  de  la  création  d'industries  forestières  de 
toutes  espèces,  et  de  syndicats,  surtout  de  syndicats 
de  colons  chargés  de  fournir  à  une  foule  de  fabriques 
le  bois  d'œuvre,  le  bois  à  pâte  et  d'autres  matières 
premières  plus  ou  moins  préparées. 

L'inspection  des  fabriques  servirait  à  assurer 
jusqu'à  un  certain  point  l'uniformité  et  contribuerait 
certainement  à  hausser  la  qualité  des  produits  défi- 
nitifs. Ce  serait  une  application  bienfaisante  du 
système  nécessaire  dans  l'économie  moderne  de 
l'organisation  et  de  la  centralisation  industrielles, 
suivant  les  principes  déjà  appliqués  à  l'industrie 
laitière.      Et    chose    importante,    ces    principes    de 


224  l'indépendance  économique 


concentration  seraient  conformes  à  l'esprit  de  notre 
peuple,  si  l'on  tient  compte  des  conditions  sociales  ou 
il  est  appelé  à   débuter  dans  la  carrière  industrielle. 

On  comprend  que  dans  l'état  actuel  de  la  loi  et  de 
la  coutume,  surtout  de  l'esprit  qu'on  apporte  à 
l'interprétation  et  à  l'application  de  la  loi,  l'action 
d'une  société  d'industries  forestières,  telle  que  nous 
l'avons  esquissée,  serait  bien  difficile  pour  ne  pas  dire 
impossible.  Il  faudrait,  pour  que  son  action  fut 
utile,  que  l'orientation  même  de  la  politique  forestière 
fut  changée.  Le  gouvernement  devrait  s'occuper, 
indépendamment  de  la  société,  de  l'instruction  indus- 
trielle générale  de  la  population,  et  avec  son  aide,  de 
la  protection  et  de  la  permanence  de  la  forêt.  Il 
devrait  ensuite,  toujours  aidé  de  l'association,  créer  un 
fonds  de  prêts  industriels. 

Tous  ces  points  sont  trop  importants  pour  que 
nous  puissions  les  traiter  dans  les  limites  de  la 
présente  étude.  Nous  nous  occuperons  de  chacun 
d'eux  séparément,  après  quoi  nous  pourrons  entrer 
plus  en  détail  dans  le  véritable  rôle  d'une  société 
des  industries  forestières  et  voir  plus  clairement 
quels  seraient  les  résultats  d'une  telle  politique. 

Arrêtons-nous  donc  ici  pour  aujourd'hui.  Que  le 
lecteur  surtout  ne  se  décourage  pas  à  la  'lecture  de 
ces  pages  trop  arides.  Qu'il  médite  seulement  sur 
l'importance  et  la  grandeur  de  l'œuvre    à  accomplir, 


DU  CANADA  FRANÇAIS  225 


et  dont  l'accomplissement  parait  si  urgent.  Elle  sera 
sienne  comme  elle  sera  nôtre,  comme  elle  sera  celle  de 
tous  les  citoyens  soucieux  du  bonheur  de  leur  pays. 
Pour  qu'elle  s'accomplisse  il  n'est  pas  essentiel  que 
chacun  partage  notre  manière  de  voir;  nous  n'indi- 
quons pas  la  voie,  nous  la  cherchons.  Mais  il  faut 
que  tous  s'y  intéressent  et  qu'il  y  ait  sur  ce  point 
unanimité  des  cœurs  et  des  volontés. 


L'INSTRUCTION  INDUSTRIELLE 


Ce  que  c'est  que  l'instruction  industrielle  popu- 
laire ;   NE    PAS   CONFONDRE    AVEC    L'INSTRUCTION 

technique. — Son  importance  reconnue  dans 
tous  les  pays.  —  ecoles  continuées  de  france 
qui  recueillent  l'élite  de  la  nation. — efforts 
extraordinaires  de  l'allemagne.  comment 
adapter  notre  système  aux  besoins  du  temps 

PRÉSENT. 


L'INSTRUCTION  industrielle  fait  partie,  nous 
l'avons  vu,  de  la  politique  industrielle  nationale 
que  nous  voudrions  voir  s'établir  dans  notre  pays. 
C'est  uniquement  à  ce  point  de  vue  que  nous  écri- 
vons ce  qui  va  suivre,  en  empruntant  largement  à 
nos  études  antérieures  sur  le  même  sujet. 

Il  ne  s'agit  pas  seulement  ici  des  intérêts  des 
industriels,  ni  de  ceux  de  quelques  jeunes  gens  qui 
peuvent  avoir  des  goûts  pour  l'industrie.    Si  la  ques- 


DU    CANADA    FRANÇAIS  227 


tion  se  bornait  là,  on  pourrrait  prétendre — et  ce 
sophisme,  érigé  en  doctrine,  a  longtemps  prévalu  en 
Angleterre — que  chacun  doit  s'arranger  comme  il 
peut,  se  perfectionner  à  ses  propres  frais,  se  plier  à  la 
loi  commerciale  de  l'offre  et  de  la  demande. 

Nous  trouverons  encore  beaucoup  de  personnes 
qui  ne  vont  pas  plus  loin  dans  leur  raisonnement. 
Tel  industriel  constate  que  pour  les  besoins  de  son 
usine,  il  lui  faut  des  ouvriers  ayant  une  certaine 
instruction  technique  ;  mais  il  sait  qu'on  trouve,  non 
loin  de  son  établissement,  des  écoles  où  cette  instruc- 
tion s'acquiert  gratuitement.  Que  voulez-vous  donc 
de  plus,  s'écrie-t-il  ?  A  notre  point  de  vue,  qui  est 
bien  éloigné  du  sien,  il  a  aussi  grandement  tort  que 
celui  qui,  à  l'époque  où  les  Canadiens  cherchaient  à 
obtenir  le  gouvernement  responsable,  aurait  dit  : 
"  Mais  pourquoi  toute  cette  agitation  ?  Nous  avons 
un  souverain  juste  et  bon,  représenté  par  un  gouver- 
neur bien  disposé  ".  Sans  doute,  ces  choses  sont 
bonnes  et  désirables.  Mais  un  peuple  veut  d'autres 
garanties.  Pour  défendre  ses  frontières,  il  organise 
son  armée  ;  s'agit-il  de  sa  liberté  constitutionnelle,  il 
organise  son  parlement.  C'est  ce  que  nous  avons  fait. 
Il  s'agit  maintenant  de  protéger  notre  vie  économique, 
dont  dépend  notre  existence  nationale.  Allons-nous 
donc  nous  abandonner  au  hasard  ou  même  à  la 
bienveillance  des   maîtres  de  la   grande    industrie  ! 


228  l'indépendance  économique 

"  L'homme  dont  la  protection  contre  l'injustice  repose 
entièrement  sur  la  bienveillance  d'un  autre  homme  ou 
d'une  réunion  d'hommes,  est  un  esclave — un  homme 
sans  droits,"  disait  Benjamin  Harrison,  autrefois 
président  des  Etats-Unis.  N'allons-nous  pas  plutôt 
organiser  l'instruction  industrielle  de  notre  peuple, 
afin  qu'il  soit  en  position  de  comprendre  ses  intérêts 
et  ses  droits  dans  l'ère  nouvelle  qui  va  s'ouvrir,  les 
protéger  par  de  sages  lois  et  se  mettre  en  mesure  de 
participer  aux  avantages  de  l'industrie  ?  Voilà  toute 
la  question. 

Mais  organiser  l'instruction  industrielle  dans  la 
province  de  Québec  n'est  pas  une  petite  entreprise.  Il 
est  bien  difficile  d'imaginer  un  système  qui  réponde 
aux  besoins,  et  qui  soit,  en  même  temps,  dans  les 
limites  de  nos  ressources  financières.  Ce  que  nous 
hasardons  ici  n'est  qu'une  ébauche,  mais  elle  s'appuie 
sur  les  plus  hautes  autorités  européennes. 

Sir  G.  W.  Kekewick,  secrétaire  du  Board  of 
Education  d'Angleterre,  et  M.  Michael  E.  Sadler, 
directeur  des  recherches  spéciales  et  rapports,  chargè- 
rent un  certain  nombre  de  spécialistes  d'étudier  les 
systèmes  d'instruction  industrielle  dans  les  différents 
pays  de  l'Europe.  Grâce  à  la  courtoisie  de  lord 
Strathcona,  haut-commissaire  du  Canada  à  Londres, 
nous  avons  pu  nous  procurer  un  certain  nombre  de 
ces  rapports,  qui,  provenant  de  sources  aussi  distin- 


DU    CANADA    FRANÇAIS  229 

guées,  formeront  une  excellente  base  pour  le  présent 
chapitre.  Ce  sont  un  Report  on  technical  and 
commercial  éducation  in  East  Prussia,  Poland, 
Gralicia,  Silesia  and  Bohemia,  par  James  Baker, 
F.R.G.S.  ;  Ths  Realschulen  in  Berlin,  par  Michael 
E.  Sadler  ;  Higher  Commercial  Education  of 
Antwerp,  Leipzig,  Paris  and  Havre,  même  auteur  : 
The  Continuation  Schoots  (Fortbildungsschulen)  in 
Saxony,  par  F.  H.  Dale  ;  The  French  System  of 
higher  primary  S'hools,  par  R.  L.  Morant.  Nous 
avons  aussi  consulté  d'autres  autorités  américaines  et 
anglaises. 

Ces  études  indiquent  clairement  que  depuis  vingt 
ans  l'Europe  continentale  s'est  transformée  sous 
l'impulsion  de  l'instruction  universelle  dirigée  vers 
les  branches  techniques.  Sous  ce  rapport  les  Etats- 
Unis,  mais  surtout  l'Angleterre  et  le  Canada  sont  bien 
en  arrière  de  la  France  et  de  l'Allemagne. 

Ce  qui  distingue  l'œuvre  d'instruction  industrielle 
en  ces  pays  c'est  l'organisation,  le  système,  sous  une 
direction  unique,  mais  d'une  élasticité  suffisante  devant 
les  besoins  locaux.  Les  résultats  ne  se  sont  pas 
encore  entièrement  produits,  surtout  en  France,  mais 
ils  sont  déjà  remarquables.  Dans  ce  dernier  pays,  en 
1886,  dix-neuf  pour  cent  des  gradués  des  écoles 
primaires  supérieures,  qu'on  pourrait  appeler  écoles 
préparatoires  à  l'industrie,  entrèrent  dans  la  carrière 


230  l'indépendance  économique 

industrielle  au  lieu  de  rester  de  simples  journaliers 
connue  ils  eussent  été  autrement.  En  1887,  la  propor- 
tion s'éleva  à  23  pour  100,  en  1889  à  26  pour  100  en 
1892  à  27  pour  100.  Le  pour  cent,  dit  M.  Morant, 
augmente  d'année  en  année. 

Et  pourquoi  ?  C'est  que  dans  ces  écoles  primaires 
et  supérieures, — qui  sont  la  continuation  des  écoles 
élémentaires  et  dont  les  élèves  doivent  être  âgés  d'au 
moins  onze  ans — on  s'attache  non  seulement  à  donner 
à  l'enfant  des  connaissances  générales  indispensables 
dans  les  exploitations  industrielles,  mais  aussi  à  lui 
inspirer  le  goût  de  l'occupation  à  laquelle  il  est  destiné, 
où  il  passera  sa  vie  et  gagnera  son  pain.  Exemple  : 
aux  jeunes  tilles  destinées  à  devenir  femmes  de 
cultivateurs  ou  d'ouvriers,  on  inspirera  le  goût  des 
industries  ménagères,  si  importantes  et  pourtant  si 
négligées  dans  notre  pays,  notamment  dans  la  province 
de  Québec,  où  ces  industries  tendent  souvent  à 
disparaître  plutôt  qu'à  évoluer,  précisément  faute 
d'une  instruction  industrielle  suivant  la  méthode 
moderne. 

Cette  influence  bienfaisante  s'étend  à  toutes  les 
catégories  de  travailleurs.  Comme  le  fait  remarquer 
M.  Morant,  il  ne  faut  pas  confondre  cet  esprit  avec 
la  tendance  purement  utilitaire  qui  domine  dans  la 
plupart  des  efforts  contemporains  vers  l'instruction. 
L'insti  uction  industrielle  est,  sous  plusieurs  rapports, 


DU  CANADA  FRANÇAIS  231 

distincte  de  l'instruction  technique.  Dans  la  pensée 
du  législateur  français,  elle  doit  la  précéder  et  la 
faciliter,  de  même  qu'un  cours  classique  facilite 
l'étude  d'une  profession  libérale.  C'est  là  un  point 
très  important,  que  nous  nous  proposons  de  déve- 
lopper. 

M.  Cohendy,  directeur  des  écoles  primaires  supé- 
rieures de  France,  une  des  autorités  européennes  en 
matière  d'instruction  professionnelle  et  technique, 
nous  expliquera  pour  quelles  conditions  économiques 
on  s'efforce  aujourd'hui  de  préparer  les  peuples  : 
"Comme  le  disait  déjà  Arago,  en  1836,  ce  n'est  pas 
avec  de  belles  paroles  qu'on  fait  du  sucre  de 
betterave  ;  ce  n'est  pas  avec  des  alexandrins  qu'on 
extrait  la  soude  du  sel  marin  ;  ce  n'est  pas  non  plus, 
ajouterons-nous  avec  une  instruction  purement  clas- 
sique que  l'agriculteur  pourra  rendre  son  sol  fécond, 
l'industriel  fabriquer  à  meilleur  compte,  le  commer- 
çant ouvrir  de  nouveaux  débouchés. 

"  Cette  population  si  nombreuse  qui  se  rattache 
au  commerce  et  à  l'industrie  réclame  un  système 
d'éducation  nouveau.  Elle  veut  une  éducation  qui 
réponde  mieux  à  ses  besoins,  qui  la  prépare  plus 
directement  aux  professions  qu'elle  exerce,  qui  forme 
des  négociants  et  des  industriels,  comme  l'enseigne- 
ment classique  forme  des  lettrés  et  des  savants. 
L'enseignement   technique  s'impose   donc  comme  une 


232  l'indépendance  économique 

conséquence  nécessaire  de  la  transformation  de  notre 
état  social  ;  et  cette  nécessité  paraît  encoi'e  plus 
impérieuse  si  l'on  examine  la  situation  nouvelle  de 
de  nos  relations  avec  les  étrangers.  La  lutte  entre 
les  peuples,  qui  était  jadis  l'exception,  devient  la 
règle  et  constitue  l'état  normal  des  rapports  interna- 
tionaux. Cette  lutte,  il  est  vrai,  ne  se  poursuit  pas 
à  coups  de  canon,  et  elle  se  porte  de  plus  en  plus  sur 
le  terrain  de  la  production  et  des  échanges  ;  niais  bien 
qu'on  l'ait  qualifiée,  par  antiphrase  sans  doute,  de 
pacifique,  elle  est  en  réalité  tout  aussi  meurtrière 
pour  les  vaincus  que  les  plus  sanglantes  défaites.  Or, 
on  peut  l'affirmer  sans  crainte  d'être  démenti,  la 
victoire,  ici  comme  ailleurs,  appartiendra  à  celui  qui 
aura  le  mieux  préparé  les  armes  de  combat,  c'est-à- 
dire  au  plus  instruit.  L'organisation  de  l'enseigne- 
ment technique  n'est  donc  pas  une  simple  question 
pédagogique  ;  c'est,  au  premier  chef,  une  question 
vitale  pour  notre  pays.      (1) 

Il  n'est  pas  nécessaire  d'aller  bien  loin  pour 
s'apercevoir  que  le  point  de  vue  auquel  se  place  M. 
Cohendy  est  le  véritable,reconnu  tel  par  les  penseurs 
du  monde  entier,  ainsi  que  par  la  plupart  des 
systèmes  scolaires. 

Examinons  maintenant,  autant   que  l'espace  nous 


(1)  "  Dictionnaire  d'Economie  politique,  p.  882. 


DU    CANADA    FRANÇAIS  233 


le  permet,  quelles  mesures  ont  été  prises  par  différents 
pays  afin  d'armer  leurs  citoyens  pour  la  lutte  indus- 
trielle, nous  appuyant  toujours  sur  les  données  offi- 
cielles fournies  par  le  gouvernement  britannique. 
Nous  nous  occuperons  surtout  du  système  français 
parce  qu'il  nous  paraît  le  mieux  conçu.  En  France,  en 
effet,  le  législateur  a  profité  de  l'expérience  acquise 
dans  d'autres  pays  et  a  pu  éviter  certains  écueils. 
Les  résultats  ne  sont  pas  encore  aussi  visibles  qu'en 
Allemagne,  parce  que  la  mise  en  pratique  du  système 
est  plus  récente. 

Les  écoles  professionnelles,  en  France,  mieux 
connues  dans  notre  pays  sous  le  nom  d'écoles 
techniques,  sont  l'école  navale,  l'école  militaire  de 
fc.  int-Cyr,  l'école  des  Ponts  et  Chaussées,  l'école 
I  olytechnique,  les  écoles  d'Agriculture  ;  puis  au 
second  plan,  les  écoles  commerciales  supérieures,  les 
écoles  primaires  supérieures  professionnelles,  les 
écoles  primaires  supérieures,  les  écoles  pratiques,  les 
écoles  techniques  d'arts  et  métiers.  Nous  n'avons 
pas,  pour  le  moment,  à  nous  occuper  des  grandes 
écoles  scientifiques  qui  forment  la  première  catégorie. 

Comme  nous  pourrons  le  constater,  la  base  du 
système  français  d'instruction  industrielle  se  trouve 
dans  les  écoles  primaires  supérieures  ou  cours  com- 
plémentaires, qui  sont  la  conception  de  Guizot,  mais 
dont  l'idée  n'a  été    définitivement    adoptée    qu'assez 


234  i/lNDÉPENDANCE    ÉCONOMIQUE 

récemment.  Elles  sont  la  base,  d'abord  parce  que 
leur  action  est  générale,  en  ce  sens  qu'elle  s'exerce 
sur  tous  les  enfants  d'un  certain  niveau  d'intelli- 
gence. Cette  action  est  plus  générale  même  que  celle 
des  écoles  primaires,  Celles-là  en  effets,  reçoivent 
aussi  les  gradués  des  écoles  primaires  confessionnelles, 
car  elles  n'offrent  pas,  au  point  de  vue  des  idées  reli- 
gieuses, les  mêmes  inconvénients  que  les  écoles 
primaires.  Ensuite  à  cause  de  la  liberté,  la  variété 
et  l'élasticité  qu'on  y  trouve.  Liberté  :  le  syllabus 
des  études  n'est  pas  immuable  et  fixé  par  la  loi,  qui, 
en  ce  cas,  se  contente  de  certains  conseils  pour  la 
gouverne  des  professeurs.  Variété  et  élasticité  dans 
le  programme,  qui  doit  se  modifier  suivant  les 
besoins  locaux.  L'élève  qui  sort  de  ces  écoles  a  l'intel- 
ligence préparée.  C'est  un  sol  où  la  semence  germera 
facilement. 

Ces  écoles  enfin  étant  des  écoles  diurnes,  et  sur  un 
plan  entièrement  différent  des  écoles  du  soir  fondées 
pour  les  ouvriers,  elles  sont  évidemment  destinées, 
non  pas  à  la  grande  masse  de  ces  derniers,  qui  le 
plus  souvent  entrent  à  l'atelier  en  quittant  l'école 
primaire,  mais  aux  sujets  d'élite,  à  ceux  qui  sont 
destinés  à  devenir  contremaîtres  ou  chefs  d'industries 
agricoles  ou  manufacturières,  à  s'élever  souvent  beau- 
coup plus  haut.  Pour  y  être  admis  il  faut  avoir  au 
moins    onze    ans,    tenir    un    certificat     d'instruction 


DU    CANADA    FRANÇAIS  235 


primaire  obtenu  au  concours,  ou,  clans  le  cas  delèves 
d'écoles  privées  au  confessionnelles,  subir  un  examen. 
Le  but  de  ces  restrictions  est  d'exclure  les  enfants 
qui,  étant  intellectuellement  incapables  de  profiter  de 
l'instruction  qui  s'y  obtient,  donneraient  lieu,  en  y 
entrant,  à  une  dépense  inutile  des  fonds  publics. 

Comme  il  arrive  souvent  que  les  enfants  capables 
appartiennent  à  des  familles  pauvres  qui  ne  pour- 
raient subvenir  à  leur  entretien  pendant  leur  séjour  à 
l'école  primaire  supérieure,  on  a  étalili  un  système 
général  de  bourses  fondées  par  le  gouvernement  et 
souvent  aussi  par  le  département  ou  la  commune. 
Ces  bourses  sont  accordées  aux  candidats  qui,  après 
avoir  subi  un  examen  sérieux  d'aptitude,  établissent 
que  leurs  ressources  pécuniaires  sont  telles  que,  sans 
le  secours  d'une  bourse,  ils  ne  pourront  continuer  à 
s'instruire  ;  et  lorsque  l'un  des  obstacles  provient  de 
la  distance  à  parcourir,  la  bourse  comporte  en  outre 
une  place  dans  un  pensionnat. 

De  cette  façon,  près  d'un  quart  de  la  population 
scolaire  a  l'avantage  de  prolonger  son  éducation  dans 
les  meilleures  écoles  imaginables,  et  d'acquérir,  comme 
nous  l'avons  dit,  non  seulement  des  connaissances 
générales,  mais  la  connaissance  spéciale  et  le  goût  de 
l'occupation  à  laquelle  chacun  se  destine.  Aussi  la 
fréquentation  des  écoles  primaires  supérieures 
augmente-t-elle  notablement  d'année    en  année,  bien 


236  l'indépendance  économique 


que  la  population  des  écoles  primaires  reste  station- 
naire. 

Ces  écoles  sont  maintenues  en  partie  par  l'Etat  et 
en  partie  par  les  départements  ou  les  municipalités. 
La  contribution  du  gouvernement  s'élève  à  environ 
cinq  septièmes  du  montant  nécessaire  au  paiement 
des  instituteurs  et  ne  dépend  nullement  du  nombre 
des  élèves  ni  des  résultats  obtenus.  Quant  aux  détails 
du  programme,  dans  certaines  limites,  la  municipalité, 
qui  fournit  le  reste  des  fonds,  est  à  peu  près  libre 

On  croit  généralement  ici  que  le  système  français 
est  rigide  et  uniforme,  qu'on  y  passe  les  enfants,  pour 
ainsi  dire,  tous  au  même  moule.  Il  n'en  est  certaine- 
ment pas  ainsi  pour  les  écoles  primaires  supérieures. 
Ce  que  le  gouvernement  exige  c'est  la  gratuité,  puis 
un  programme  répondant  aux  besoins  de  la  localité, 
et  en  même  temps  une  certaine  somme  de  connais- 
sances fondamentales  jugées  indispensables. 

Il  faut  lire  l'ouvrage  de  M.  Morant  pour  com- 
prendre combien  cet  admirable  système  d'écoles 
primaires  supérieures  prépare  rapidement  toute  la 
nation  aux  travaux  industriels.  Ces  écoles  forment 
d'excellents  contremaîtres  ou  chefs  d'atelier  pour 
toutes  les  industries  et  envoient  des  sujets  aux 
grandes  écoles  techniques  et  scientifiques.  Tout  cela, 
qu'on  le  remarque  bien,  s'applique  à  l'élite  triée  de  la 
nation. 


DU    CANADA    FRANÇAIS  237 


Câ  système  répond  très  bien  à  l'objection  sérieuse 
ai  souvent  faite,  que  tout  le  monde  n'est  pas  appelé 
aux  emplois  supérieurs  dans  la  société  et  que  c'est 
rendre  un  mauvais  service  à  ceux  qui  sont  dépourvus 
d'aptitudes  que  de  leur  donner  des  aspirations  qu'ils 
ne  pourront  jamais  réaliser.  Rien  de  plus  intéres- 
sant que  de  suivre  la  pensée  de  ces  hommes  illustres. 
Guizot,  Duruy,  Duplan,  Buisson,  Gréard,  Cohendy  et 
d'autres  encore,  à  travers  les  expériences  et  les  appli- 
cations qui  en  ont  été  faites.  On  assiste  à  une  sorte 
d'incubation  artificielle  que  subit  la  nation,  on  voit 
poindre  des  résultats  qui  auront  leur  effet  sur  les 
destinées  du  monde.  (1) 

Si  au  point  de  vue  de  la  généralisation  de  l'ins- 
truction industrielle,  le  sj^stème  français,  plus  récent, 
nous  paraît  le  mieux  conçu,  ce  n'est  pas  à  dire  que 
le  système  allemand  ne  soit  pas  remarquable. 

Dans  les  grandes  écoles  scientifiques  d'Allemagne 
on  donne  probablement  plus  d'attention  aux  applica- 
tions pratiques,  qu'en  France.     On  n'y  trouve  pas,  il 


(1)  Le  fait  suivant  pourra  nous  donner  quelque  idée  des  progrès 
général  de  l'instruction  en  France.  Avaut  1870  l'instruction  secon- 
daire n'était  demandée  que  par  20,000  familles  ;  elle  est  aujourd'hui 
demandée  par  plus  de  200,000  familles.  Cette  grande  demande 
d'instruction  a  donné  heu  à  l'établissement  d'admirables  école? 
indépendantes  d'après  le  système  dit  anglais  ;  mais  elles  sont  >oi.» 
bien  des  rapports,  une  amélioration  sur  les  écoles  anglaises. 


238  l'indépendance  économique 

est  vrai,  ces  écoles  préparatoires  aux  pro  fessions 
industrielles  qui  forment  la  base  du  système  français, 
maison  fait  de  grands  efforts  pour  donner  l'instruc- 
tion technique  à  l'ouvrier.  Pour  comprendre  ce 
système  nous  ne  pouvons  faire  mieux  que  de  suivre 
M.  F.  H.  Dale,  un  des  agents  du  Board  of  Education 
en  voyés  en  Allemagne,  et  qui  dans  son  rapport  nous 
parlera  surtout  de  la  Saxe  et  de  son  système  d'écoles 
continuées  (fortbildungsschulen). 

L'ère  du  développement  allemand  date  de  la 
guerre  de  1870  ;  c'est  aussi  depuis  cette  époque  que 
ce  sont  développées  les  écoles  continuées,  qui  n'exis- 
taient auparavant  qu'à  l'état  d'embryon.  La  loi 
impériale  allemande  décrète  ce  qui  suit  (nous  tradui- 
sons la  traduction  anglaise)  :  "  Les  patrons  de  toutes 
les  branches  d'industrie  sont  tenus  de  donner  à  ceux 
de  leurs  ouvriers  âgés  de  moins  de  dix-huit  ans.  qui 
fréquentent  une  institution  reconnue  par  les  autorités 
de  leur  circonscription  ou  de  leur  Etat,  à  titre  d'école 

continuée,  le  temps  nécessaire  pour  cela,  tel  que  fixé, 

pour  cette  institution,  par  les  autorités. 

"  Par  ordonnance  du  conseil  de  la  circonscription 
ou  du  conseil  communal,  l'assistance  à  l'école  conti- 
nuée peut  être  rendue  obligatoire  pour  tous  les 
ouvriers  du  sexe  masculin  âgés  de  moins  de  dix-huit 
ans.     Des  mesures  seront  prises  pour  assurer  la  mise 


DU    CANADA    FRANÇAIS  239 

en  vigueur  de  l'ordonnance  et    l'assistance    régulière 
des  élèves. 

L'objet  principal  de  ces  écoles  est  d'établir  un 
certain  minimum  de  culture  pour  tous  les  habitants 
du  pays  ;  et  puisque,  dit  M.  Pache,  directeur  des 
écoles  continuées  de  Saxe,  "  des  enfants  de  la  classe 
pauvre,  à  l'âge  de  quatorze  ans,  qui  sortent  des 
écoles  élémentaires,  ne  peuvent  comprendre  eux- 
mêmes  la  nécessité  de  continuer  et  de  perfectionner 
leurs  études,  on  les  y  oblige.  "  Il  en  est  ainsi,  en 
Saxe,  non  seulement  pour  les  jeunes  ouvriers,  mais 
aussi  pour  tous  les  jeunes  gens  sortant  des  écoles  élé- 
mentaires. On  s'efforce  de  rendre  les  études  aussi 
utiles  que  possible  à  la  branche  spéciale  d'industrie  à 
laquelle  le  jeune  ouvrier  est  occupé. 

Ici  se  présentent  certaines  difficultés. 

D'abord,  dans  les  villes,  il  y  a  toujours  des  indus- 
tries plus  ou  moins  variées,  nécessitant,  par  consé- 
quent, des  études  différentes.  Puis  de  quel  oeil  le 
patron  verra-t-il  l'absence  forcée  de  son  ouvrier  ?  On 
s'y  prend  d'une  façon  ingénieuse.  Les  ouvriers  sont 
divisés  en  classes  suivant  leurs  métiers,  et  l'on  déter- 
mine avec  les  patrons  le  jour  le  plus  commode  pour 
chaque  classe  :  lundi  pour  les  tisserands,  mardi  pour 
les  fondeurs,  mercredi  pour  les  boulangers  et  ainsi 
de  suite.  Bien  plus,  l'on  consulte  les  patrons  non 
seulement  sur  le  jour  qui  leur  convient,  mais  aussi  sur 


240  l'indépendance  économique 


la  nature  des  études  à  développer.  Ils  prennent 
place  dans  les  commissions  scolaires,  ils  assistent 
aux  examens  et,  naturellement,  ils  finissent  par  porter 
un  vif  intérêt  aux  écoles  et  aux  élèves,  intérêt  qui  les 
engage  souvent  à  offrir  des  prix  ou  autres  encourage- 
ments. Les  jeunes  ouvriers,  de  leur  côté,  outre  les 
connaissances  qu'ils  acquièrent,  s'accoutument  à  l'idée 
de  solidarité  entre  eux  et  avec  leurs  patrons.  De 
cette  façon  tout  le  monde  y  trouve  des  avantages  réels. 

Il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  que  cette  organisa- 
tion de  l'enseignement  industriel  en  Europe  comprend 
aussi  les  écoles  techniques  proprement  dites,  et  les 
écoles  d'apprentissage  qui,  dans  bien  des  cas,  consti- 
tuent de  véritables  fabriques  dont  on  vend  les 
produits.  Ces  écoles  sont  la  conséquence  naturelle 
d'un  système  d'instruction  industrielle  et  deviennent 
un  besoin  réel  pour  des  sujets  ainsi  préparés.  Si 
nous  n'en  parlons  pas  spécialement,  on  en  compren- 
dra facilement  la  raison.  C'est  que  de  telles  institu- 
tions ne  peuvent  donner  un  résultat  qu'avec  un 
terrain  préparé.  Il  faut  bêcher  son  jardin  avant  d'y 
jeter  la  semence.  Cette  dernière  opération,  pour 
essentielle  qu'elle  soit,  n'en  est  pas  moins  facile  quand 
le  reste  est  fait. 

Pour  la  description  de  quelques  bonnes  écoles 
techniques  en  Europe,  l'on  pourra  consulter  le  rapport 
de    Jules    Helbronner,     section    d'économie    sociale, 


DU    CANADA    FRANÇAIS  241 

exposition  de  1889,  à  Paris.  Aussi  le  rapport  du 
Department  of  Agriculture  de  Washington,  1892. 

En  Allemagne  et  en  France,  à  l'inverse  de  ce  qui 
s'est  pratiqué  jusqu'à  ce  jour  en  Angleterre  et  au 
Canada,  on  reconnaît  en  .principe  que  l'instruction 
industrielle  de  la  jeunesse,  non  seulement  élémentaire, 
mais  à  tous  les  degrés,  est  un  devoir  public  qui  ne 
doit  pas  être  laissé  à  la  merci  des  hasards  de  l'offre  et 
de  la  demande.  C'est  là  la  différence  fondamentale. 
On  a  donc,  en  ces  pays,  organisé  scientifiquement 
l'instruction  industrielle,  on  lui  a  donné  l'unité  de 
direction,  puis  au-dessus  des  écoles  industrielles  à 
tous  les  degrés,  on  a  établi  les  grandes  écoles  supé- 
rieures d'Etat,  foyers  d'où  rayonne  sur  le  pays  tout 
entier  la  science  pure,  productive  de  toutes  les 
richesses.  Il  faut  lire  à  ce  sujet  l'ouvrage  de  M. 
James  Baker  et  celui  de  M.  E.-E.  Williams,  Made  in 
Germany. 

Nous  n'avons  pour  ainsi  dire  fait  qu'indiquer 
quelques-unes  des  autorités  qu'il  faut  consulter  en 
matière  d'instruction  industrielle.  C'est  tout  au  plus 
si  nous  avons  essayé  d'en  extraire  certains  principes 
généraux^  qui  pourraient  être  utiles  à  ceux  qui  vou- 
draient se  servir  de  ces  études  pour  fonder  un 
système  d'instruction  pratique  dans  la  province  de 
Québec.  Il  nous  a  semblé  remarquable  qu'en  y 
regardant    de    près,    les   difficultés    d'adaptation    ne 


242  l'indépendance  économique 

paraissent  plus  aussi  insurmontables  qu'on  pourrait 
d'abord  le  supposer.  Sans  toucher  au  cadre  de  notre 
système  d'instruction  primaire,  secondaire  et  supé- 
rieure, tel  qu'il  existe,  nous  avons  sous  la  main  les 
éléments  qu'il  faut  pour  établir,  non  pas  à  bon  marché 
— si  nous  tenons  compte  de  nos  maigres  ressources — 
mais  sans  frais  excessifs,  un  système  d'instruction 
industrielle. 

Nos  universités  sont  le  siège  tout  indiqué  des 
écoles  de  science  et  de  recherches  industrielles  supé- 
rieures. Les  faire  régner  plus  grandes  dans  une 
patrie  agrandie,  comme  dirait  ïhiers,  telle  devrait 
être  notre  ambition,  comme  c'est  notre  devoir.  Que 
nos  autorités  soient  prodiques  pour  l'installation  des 
laboratoires  les  plus  complets  et  les  plus  modernes, 
qu'elles  s'assurent  le  concours  de  savants  et  de  pro- 
fesseurs distingués,  de  façon  à  créer  dans  la  province 
de  Québec  un  véritable  centre  de  science  industrielle. 
Ils  auront  alors  fait  une  œuvre  essentielle,  sans 
grever  outre  mesure  le  budget. 

Cependant,  pour  recueillir  le  fruit  des  sacrifices 
que  nécessiteront  ces  choses,  il  faudra  faire  plus 
encore.  Avoir  une  lampe,  c'est  fort  bien,  mais  si 
nous  voulons  qu'elle  nous  éclaire,  il  faut  trouver  de 
l'huile  pour  l'alimenter. 

Qui  dit  système,  organisation,  indique  un  -  chose 
complète  où    tout    s'emboîte  et  se    tient.     Sans    cela 


DU    CANADA    FRANÇAIS  243 

tous  les  efforts  restent  stériles  ou  donnent  lieu  tout 
au  moins  à  un  gaspillage  considérable  de  forces. 
Pourquoi  l'école  polytechnique  de  Montréal  éprouve- 
t-elle  une  certaine  difficulté  à  recruter  des  sujets 
vraiment  aptes  aux  hautes  études  du  génie  ?  Comment 
se  fait-il  que  dans  bien  des  localités  les  écoles  d'arts 
et  métiers  languissent  ?  C'est  là  la  manifestation  d'un 
vice  radical  aux  degréb  inférieurs  de  l'enseignement. 
C'est  la  lampe  qui  s'éteint  faute  d'huile.  La  tête 
souffre  parce  que  le  corps  est  malade. 

Une  compagnie  de  chemin  de  fer  perdrait  son 
argent  si,  après  avoir  construit  sa  voie,  elle  ne 
s'occupait  pas  de  trouver  des  voyageurs,  et  du  trafic 
pour  l'alimenter.  Quelquefois  ces  voyageurs,  qui, 
dans  notre  cas,  sont  la  population  étudiante,  viennent 
d'eux-mêmes  ;  c'est  qu'alors  la  voie  traverse  une 
région  déjà  riche  et  peuplée.  Souvent,  dans  un  pays 
nouveau,  le  chemin  de  fer  précède  le  mouvement  colo- 
nisateur et  devient  par  là  une  œuvre  de  développe- 
ment national.  Dans  ce  dernier  cas,  il  ne  suffit  pas 
de  choisir  soigneusement  son  tracé,  il  faut  de  plus 
déployer  les  plus  grands  efforts  pour  attirer  vers  cette 
région  la  population  et  le  commerce.  Nous  avons  à 
nous  ouvrir  une  voie  dans  la  région  non  développée  de 
l'industrie.  Le  courant  du  trafic  y  est  à  créer.  Pour 
cela  nous  avons  tout  d'abord  absolument  besoin  non 
pas  seulement  de  grandes  institutions  universitaires, 


244  l'indépendance  économique 


mais  d'écoles  primaires  supérieures  ou  de  quelque 
chose  de  semblable. 

Nos  jeunes  gens  sont  admirablement  doués.  Pour 
les  intéresser  aux  choses  industrielles  il  suffira  de  les 
leur  faire  connaître.  Ils  voudront  alors  voyager 
jusqu'au  bout  de  la  ligne. 

Ici  nous  trouvons,  ce  nous  semble,  une  ressource 
précieuse  dans  nos  écoles  modèles  et  nos  académies. 
Ce  sont  déjà,  dans  un  sens,  des  écoles  primaires  supé- 
rieures. Mais  pour  les  rendre  vraiment  utiles  au  but 
que  nous  avons  en  vue,  il  faudrait  les  modifier  consi- 
dérablement ;  d'abord,  pour  ce  qui  est  du  programme 
des  études,  de  façon  à  en  faire  de  véritables  écoles 
préparatoires  aux  industries  ;  ensuite  en  les  rendant 
absolument  gratuites,  au  moins  pour  les  sujets  choisis 
au  concours  ;  enfin,  en  instituant  un  certain  nombre 
de  bourses  pour  les  sujets  d'élite  qui,  faute  de 
moyens  pécuniaires,  ne  pourraient  autrement  conti- 
nuer leurs  études. 

Nous  croyons  qu'un  tel  système,  dirigé  par  des 
hommes  compétents  et  profondément  imbus  et  animés 
de  l'esprit  qui  aurait  présidé  à  la  création  de  l'œuvre, 
ferait  naître  en  peu  d'années  la  nécessité  d'écoles 
techniques  de  toutes  espèces,  et  finirait  par  assurer 
notre  supériorité  en  fait  d'instruction  industrielle. 
Nous  aurions,  en  effet,  pour  continuer  notre  image, 
deux  têtes  de  ligne  :  écoles  industrielles  préparatoires 


DU    CANADA    FRANÇAIS  245 


à  une  extrémité  de  la  voie,  écoles  de  haute  science  à 
l'autre.  Entre  ces  deux  points  viendraient  s'éche- 
lonner les  statious  :  écoles  d'arts  et  métiers,  écoles 
techniques,  écoles  continuées  pour  les  jeunes  ouvriers 
et  cultivât  eurs,  lesquelles  surgiraient  au  fur  et  à 
mesure  des  besoins. 

Le  courant  une  fois  établi,  aucune  de  ces  écoles 
ne  manquerait  d'élèves.  A  la  condition  toujours  qu'il 
y  ait  organisation  du  haut  en  bas.  De  plus,  notre 
chemin  de  fer  parcourant  un  pays  nouveau  où  les 
avantages  qu'il  apporte  sont  peu  connus,  il  faudra 
non  seulement  préparer  des  facilités  au  public 
voyageur,  mais  aussi  l'accoutumer  à  s'en  servir.  Dans 
certains  pays  cette  question  serait  vite  réglée,  on 
ferait  prendre  aux  gens  le  train  de  vive  force.  Ici 
un  procédé  aussi  radical  étonnerait  un  peu  trop,  il 
vaudrait  peut-être  mieux  recourir  à  la  propagande,  à 
la  réclame  :  il  faudrait  en  un  mot  le  concours  actif  et 
zélé  de  tous  les  hommes  dirigeants  de  notre  pays,  tant 
ecclésiastiques    que  laïques. 

Nous  avons  raison  de  croire  ce  concours  absolu- 
ment assuré,  et  nous  en  trouvons  une  preuve  dans 
l'initiative  prise  par  le  séminaire  Saint-Charles- 
Borromée,  de  Sherbrooke,  qui  a  établi  un  cours 
industriel  et  retenu  les  services  de  bons  professeurs. 
C'est  un  exemple  à  imiter.  Du  reste,  les  modifications 
que  nous  proposons  pour  les  écoles  modèles  et  acadé- 


24H  l'indépendance  économique 


mies  sont  si  simples,  si  peu  coûteuses,  elles  s'imposent 
tellement  qu'il  n'est  pas  nécessaire  d'insister  bien 
longuement.  Le  Conseil  de  l'instruction  publique 
pourrait  les  accomplir  presque  d'un  trait  de  plume. 
Il  suffirait  de  changer  la  distribution  des  crédits  sans 
augmenter  sensiblement  la  somme  totale  et  d'exiger 
l'engagement  de  certains  professeurs  spéciaux. 

Occupons-nous  maintenant  de  la  question  capitale 
de  la  protection  et  de  l'exploitation  des  forêts. 


XI 
L'EXPLOITATION  DES  FORETS 


La  question  forestière. — Son  importance  et  les 
difficultés  sociales  et  économiques  qu'elle 
pbésente. — Etat  actuel  de  nos  forets. — Opi- 
nion de  Mgr  Laflamme  sur  la  manière  de  les 
conserver  et  de  les  exploiter. — Ce  que  de- 
mande  l'opinion  publique. — Ce  que  font  les 

GOUVERNEMENTS. — Ce  QU'ILS  DEVRAIENT  FAIRE. 


A  LA  base  même  de  tout  projet  de  développement 
industriel  dans  notre  pays,  se  trouve  la  question 
de  la  protection  et  de  l'exploitation  des  forêts,  c'est- 
à-dire  de  l'économie  forestière.  Nous  ne  pouvons 
donc  pas  nous  dispenser  de  l'aborder.  Si  nous  cons- 
tatons au  début  qu'elle  est  difficile  à  traiter,  ce  n'est 


248  l'indépendance  économique 

pas  parce  qu'elle  est  nouvelle  pour  le  public.  (1)  On 
a  publié  sur  les  questions  forestières  un  grand 
nombre  de  livres  excellents  et  une  masse  énorme 
d'ouvrages  d'une  valeur  plus  di  scutable.  Rien  ne 
serait  donc  plus  facile  que  de  faire  ici,  à  bien  peu  de 
frais,  un  traité  très  savant  sur  cet  important  sujet. 
Mais  cela  nous  entraînerait  trop  loin  et  ne  serait 
guère  utile. 

Nous  savons  tous  à  peu  près  les  généralités  essen- 
tielles. Aux  points  de  vue  climatérique,  agricole, 
industriel  et  social  la  forêt  permanente  est  une  des 
conditions  nécessaires  à  la  vie  des  nations.  Sa  dispa- 
rition n'est  pas  étrangère  à  la  ruine  des  grands 
empires  anciens.  La  Grèce,  autrefois  très  fertile,  est 
aujourd'hui  dévastée  par  les  torrents  qui   se  précipi- 


(1)  Mentionnons  à  titre  de  curiosité  qu'en  1701  le  grand  ingé- 
nieur Vauban  écrivit  un  "  Traité  de  la  culture  des  forêts.  "  Il 
s'occupe  de  la  question  de  l'exploitation  par  coupe  réglée  et  donne 
d'excellents  conseils  dont  nos  sylviculteurs  modernes  pourraient 
profiter.  Le  sujet  est  donc  loin  d'être  nouveau.  Vauban  pose  en 
principe  que  la  conversation  des  anciennes  forêts  et  la  création  de 
forêts  nouvelles  sont  d'intérêt  public  et  devraient  être  dirigées  par 
l'Etat. 

Cet  illustre  et  savant   soldat   s'est  aussi     beaucoup  occupé   dans 
ses  écrits   de  la   colonie   du  Canada   et  si  son    gouvernement  avait 
écouté  ses  conseils,  l'histoire  de  notre  pays  eût  été  bien  différente 
Mais  il  prêchait  dans  le  désert. 


DU    CANADA    FRANÇAIS  249 


tent  des  cimes  dénudées.  En  Europe,  notamment  en 
France,  le  même  phénomène  a  commencé  à  se  produire 
dans  les  régions  avoisinants  les  Alpes,  les  Pyrénées 
et  le  Plateau  central.  On  s'efforce,  avec  succès, 
d'arrêter  la  destruction  au  moyen  de  vastes  planta- 
tions. On  a  même  fait  de  la  forêt  un  puissant  rem- 
part contre  les  empiétements  de  l'océan,  rempart 
plus  efficace  que  les  fameuses  digues  de  la  Hollande. 

Personne  n'ignore  aujourd'hui  que  la  forêt  peut 
être  cultivée  de  façon  à  lui  faire  donner  chaque 
année  sa  moisson,  de  même  que  les  champs  où  vien- 
nent les  légumes  et  le  blé,  sans  qu'elle  s'épuise  ni 
s'amoindrisse.  Tenons  donc  pour  admises  toutes  ces 
belles  vérités  et  contentons-nous,  pour  le  moment, 
d'en  tirer  cette  conclusion  :  protéger  la  forêt  et  tout 
ce  qui  tient  de  la  forêt,  ce  n'est  pas  laisser  en  repos 
la  hache,  la  scie  et  le  broyeur,  mais  c'est  la  cultiver, 
afin  de  lui  faire  rendre  la  plus  riche  moisson  possible, 
sans  qu'elle  s'amoindrisse  quant  à  son  étendue,  et  de 
manière  à  la  rendre  plus  riche  en  essences  d'une 
valeur  industrielle. 

On  dit  tout  cela  bien  souvent  dans  de  fort  belles 
phrases.  Les  sylviculteurs  officiels  deviennent 
lyriques.  La  forêt  n'est  plus  seulement  un  élément 
économique  et  social,  c'est  un  organisme  doué  d'une 
vie  collective  distincte  de  chaque  arbre  qui  la  compose. 
L'on  s'apitoie    sur  les    blessures  que    l'ignorance    lui 


250  l'indépendance  économique 


inflige,  l'on  enseigne  comment  il  faut  s'y  prendre 
pour  les  guérir.  Mais,  et  c'est  là  la  vraie  difficulté, 
dès  que  quelqu'un,  s'avisant  de  prendre  les  belles 
phrases  au  sérieux,  parle  de  mettre  en  pratique  ces 
excellents  conseils  et  de  panser  les  plaies  de  ce 
précieux  organisme  blessé,  il  s'élève  aussitôt  un 
concert  de  récriminations  et  de  menaces. 

Halte-là  !  crie  d'une  voie  tonnante  le  commerçant 
de  bois.  Ces  arbres  m'appartiennent  ;  je  les  ai  payés, 
je  dois  pouvoir  en  faire  ce  qu'il  me  plaît. 

Pitié  !  supplie  le  colon  d'un  ton  plus  faible,  vous 
voulez  donc  m'enlever  le  plus  clair  de  mon  gain,  me 
ruiner  complètement,  priver  ma  famille  de  pain. 
Allez,  vous  n'êtes  qu'un  barbare  et  un  mauvais 
patriote. 

Mon  ami,  vous  êtes  un  peu  naïf,  disent  à  leur 
tour  les  gouvernements,avec  un  sourire  de  supériorité 
indulgente.      Vos  propositions   sont  vraiment   recom- 

mandables  et  nous  y  applaudissons en  principe. 

Si  nous  gouvernions  en  théorie,  ce  serait  parfait. 
Malheureusement,  il  n'en  est  point  ainsi  et  nous 
avons  besoin  de  revenus  pour  administrer  la  chose 
publique.  Où  donc  voulez-vous  que  nous  en  trou- 
vions si  nous  cessons  de  concéder  des  coupes  de  bois  ? 
Comment  trouverions-nous  des  acheteurs  pour  ces 
bois  si  nous  imposions  des  conditions  trop  onéreuses  ? 
Vouloir  que  nous    renoncions  à  tout  cela  !  mais  c'est 


DU  CANADA  FRANÇAIS  251 

absolument  impossible.      Dans   l'intérêt  public  nous 
devons  continuer. 

Mais  l'avenii  !  l'avenir  !  répond  le  réformateur,  à 
ces  trois  puissances. 

Dame,  ripostent-elles  en  chœur,  l'avenir  fera  ce 
qu'il  pourra.  Nous  ne  nous  en  soucions  qu'en  second 
second  lieu.  Franchement,  pour  tout  dire,  nous 
vivons  dans  le  présent  et  nous  n'avons  que  faire  des 
théoriciens  et  des  rêveurs.  Si  vous  savez  concilier 
les  réformes  que  vous  prônez  avec  les  besoins  urgents, 
les  intérêts  divers  et  les  droits  acquis  qui  se 
coudoient,  vous  êtes  assurément  plus  habile  que 
nous  et  que  tous  nos  devanciers.  Faites-nous  part 
de  votre  recette. 

Voilà  comment  la  question  se  présente  à  une 
foule  d'esprits  dans  notre  pays,  qui  est  pourtant,  au 
dire  des  experts,  la  principale  réserve  forestière  du 
globe  !  Voilà  ce  qui  justifie  ces  graves  paroles  pronon- 
cées par  M.  Mélard  au  congrès  international  de  sylvi- 
culture, à  Paris,  en  1900  :  "  Nous  consommons  en  ce 
moment  non  pas  le  revenu,  mais  trop  souvent  le 
capital  des  forêts  étrangères  qui  alimentent  l'énorme 
importation  de  l'Angleterre,  de  la  France  et  de 
l'Allemagne.  " 

L'humble  individu  qui  écrit  ces  lignes  est  bien 
loin  de  se  croire  de  force  à  saisir  et  à  résoudre  ces 
multiples    difficultés.     Il    n'a    rien    du    preux    de  la 


252  l'indépendance  économique 


légende  qui  frappait  d'estoc  et  de  taille  les  monstres 
qui  surgissaient  dans  la  forêt  enchantée.  Mais  tout 
en  voulant  raisonner,  autant  que  possible,  froidement 
et  méthodiquement,  il  est  de  ceux  qui  ont  la  foi  ;  il 
est  convaincu  que  le  temps  aura  raison  de  ces 
sophismes,  car  ce  «ont  des  sophismes  :  il  a  aussi  cons- 
cience d'être  appuyé  par  un  fort  mouvement  d'opi- 
nion. On  pourrait  les  comparer,  lui  et  ses  amis,  à  ces 
explorateurs  qui  vont  un  peu  au  hasard  à  la  recherche 
d'un  métal  précieux.  Ils  lavent  sans  se  lasser  les 
sables  des  rivières  jusqu'à  ce  qu'entin  ils  trouvent  au 
fond  de  la  sébille  la  paillette  étincelante  qui  les 
guidera  jusqu'à  la  mine  qu'ils  ouvriront.  Agitons 
donc  les  sables,  cherchons  sans  cesse  l'or  des  idées. 
Une  recherche  consciencieuse  nous  le  fera  trouver. 
C'est  dans  cet  esprit  que  nous  écrivons  ce  qui  suit. 

Rappelons  tout  d'abord  pour  plus  de  clarté,  que  la 
forêt  canadienne  appartient  en  général  aux  gouver- 
nements fédéral  ou  provinciaux.  Les  rares  forêts  des 
provinces  et  territoires  du  Nord-Ouest  sont  pour  la 
plupart  du  domaine  fédéral.  Dans  les  provinces 
comme  dans  les  territoires,  il  existe  une  certaine 
étendue  forestière  appartenant  à  des  particuliers. 
Notre  étude  s'occupera  surtout  des  premières.  Mais 
celles  de  la  seconde  catégorie  ne  doivent  pas  échapper 
à  certaines  lois  promulguées  dans  l'intérêt  public. 

Un      gouvernement    peut    s'occuper   des    forêts 


DU   CANADA  FRANÇAIS  253 


comme  un  propriétaire  qui  les  met  en  valeur. 
Il  peut  en  diriger  plus  ou  moins  directement 
l'exploitation,  dans  le  but  d'en  tirer  des 
revenus  immédiats  ou  à  venir.  Ou  encore,  n'étant 
pas  propriétaire  du  domaine  forestier,  et  consta- 
tant que  l'intérêt  public  souffre  d'une  exploita- 
tion vicieuse  ou  imprudente,  il  peut,  aa  moyen  de 
lois  générales,  en  réglementer  l'exploitation. 

C'est  ce  que  devront  faire  la  plupart  des  légis- 
latures aux  Etats-Unis,  où  l'on  vend  au  commerçant 
non  seulement  les  arbres  de  la  forêt,  mais  la  terre 
même  qui  les  nourrit,  en  pleine  prepriété. 

Le  système  canadien,  malgré  ses  graves  défauts, 
est  moins  nuisible.  Dans  notre  pays,  il  est  vrai,  les 
gouvernements  ne  se  sont  jamais  occupés  directement 
ou  indirectement  de  l'exploitation  scientifique  de  la 
forêt.  On  s'est  contenté  de  vendre  le  bois  à  des 
commençants  qui,  bien  souvent,  ont  abusé  d'un  régime 
qui  leur  était  déjà  trop  favorable, pour  dévaster  notre 
patrimoine  national.  Parfois  aussi  le  colon  de  bonne 
foi  et  très  souvent  le  spéculateur  illicite,  dans  leur 
rivalité  sourde  ou  ouverte  avec  le  commerçant,  n'ont 
pas  hésité  à  le  détruire,  par  haine  ou  par  vengeance. 
La  propriété  forestière  s'en  est  trouvée  dépréciée 
d'autant  et  la  richesse  publique  diminuée  dans  la 
même  proportion. 

Voilà  une    des    funestes    conséquences  d'une   loi 


254  l'indépendance  économique 

vicieuse,  tant  en  principe  que  dans  la  manière  dont 
on  l'a  appliquée.  Le  lecteur  en  trouvera  de  nombreux 
exemples  en  parcourant  les  travaux  de  la  dernière 
commission  de  colonisation  de  la  province  de  Québec. 
Il  est  donc  nécessaire  d'examiner  tout  d'abord 
jusqu'à  quel  point  les  gouvernements  et  particulière- 
ment les  gouvernements  can  adiens  doivent  intervenir 
dans  les  questions  forestières. 

En    parlant,    dans    une    étude   antérieure,    de    la 
nécessité  d'une  politique  industrielle,  nous  avons  cité 
l'opinion    de    M.    Paul    Leroy-Beaulieu.     Selon    cet 
économiste,    l'Etat,    dans    les    pays    nouveaux,    doit 
conserver  la    propriété  du    domaine  forestier  et  des 
forces    hydrauliques    qui    en    tiennent.     C'est    à    ce 
prix  qu'il   évitera   aux    peuples    du  nouveau  monde 
toutes  les  grandes  difficultés  économiques  dont  souf- 
frent   aujourd'hui    les     peuples    plus    anciens.       Ce 
principe  suppose  un   certain   entretien  et  même  une 
sage  exploitation    par  l'Etat    même.     Cet    écrivain, 
une  autorité  en  matière  d'administration  h'nnancière, 
(1)    ne  proposerait  certes  pas  à  un  peuple  d'éviter 
des  difficultés  économiques  en  laissant  sa  principale 
source  de  richesse  improductive.     Mais  n'ayant  pas  à 


(1)    Il   fut   consulté   par   les   banques   françaises   au    sujet  des 
derniers  emprunts  russes  qu'on  a  lancés  à  Paris. 


DU    CANADA    FRANÇAIS  255 

écrire    un    traité     spécial    sur    la    question,    il    s'est 
borné  à  l'énoncé  du  principe. 

M.  Ernest  Brunken,  secrétaire  de  la  commission 
forestière  du  Wisconsin,  entre  plus  avant  dans  la 
question.  Son  livre  North  American  Forests  and 
thiir  relation  to  the  National  Life  of  the  American 
P^ople,  publié  en  1900,  fait  autorité  sur  notre 
continent.  "  Evidemment,  dit-il,  l'Etat  pourrait  agir 
comme  un  propriétaire  particulier,  il  pourrait  exploiter 
ses  forêts  d'après  de  bonnes  méthodes  de  sylviculture 
et  en  tirer  le  plus  fort  revenu  possible.  C'est  ce  que 
font  beaucoup  de  pays  européens  où  la  sylviculture 
est  florissante.  L'on  Sait  que  plusieurs  pays  de 
l'empire  Allemand  aussi  bien  que  la  France  tirent  de 
leurs  forêts  publiques  une  part  considérable  de  leur 
revenu. 

"  Les  objections  tant  politiques  qu'économiques 
qu'on  peut  offrir  à  l'encontre  d'une  telle  méthode 
sont  faciles  à  énoncer.  Ce  sont  celles  que  l'on  fait 
valoir  contre  toute  entreprise  commerciale  conduite 
par  les  autorités  publiques.  Cultiver  la  forêt  pour 
en  vendre  le  produit  n'est  pas  une  fonction  qui 
convient  à  un  gouvernement.  Cela  sent  le  paterna- 
lism,  le  socialisme;  la  politique  généralement  acceptée 
du  peuple  américain  s'y  oppose.  Nier  la  valeur  de 
ces  objections  serait  folie.  Sans  discuter  l'opportunité 
de  ces  mesures  socialistes,  nous  dirons  seulement  que 


256  l'indépendance  économique 


nul  gouvernement  américain,  d'ici  à  de  longues 
années,  ne  deviendra  commerçant  forestier  dans  le 
seul  but  de  se  créer  des  revenus. 

"Mais  pour  d'autres  raisons  il  peut  être  opportun 
de  maintenir  la  permanence  des  forêts  publiques,  et 
alors  la  question  du  revenu  ne  sera  que  secondaire,  à 
côté  de  considérations  plus  importantes.  Si  un  Etat 
ou  le  gouvernement  fédéral  constatait  que  l'existence 
permanents  de  forêts  capables  de  produire  du  bois  de 
commerce  et  autres  produits  forestiers  était  absolu- 
ment nécessaire  dans  l'intérêt  public,  et  que  l'on  ne 
pouvait  s'en  rapporter  à  des  particuliers  pour  la 
conservation  de  ces  forêts,  alors  la  politique  du 
maintien  des  forêts  par  le  public  pourrait  être  adoptée, 
malgré  les  objections  ci-dessus -mentionnées. 

"  J'ose  dire  que  seuls  les  partisans  outrés  d'Adam 
Smith  voudraient  contester  qu'il  e:-st  du  devoir  de 
tout  gouvernement  d'empêcher,  s'il  est  possible,  la 
disparition  de  tant  d'industries  importantes  qui  tirent 
de  la  forêt  leur  matière  première.  La  majorité  du 
peuple  américain,  qui  favorise  le  système  d'un  tarif 
protecteur,  ne  s'opposerait  pas  à  un  système  raison- 
nable de  protection  intérieure  pour  la  conservation 
de  cette  source  vitale  de  la  richesse  nationale,  et  si  le 
peuple  se  convainc  que  l'administration  gouverne- 
mentale seule  peut  assurer  la  permanence  de  la  forêt, 


DU  CANADA    FRANÇAIS  257 

les  fantômes  du  paternalixm  et   du    socialisme  ne  les 
effraieront  pas." 

Nous  avons  cité  tout  au  long  ce  passage  du  livre 
de  M.  Brunken,  parce  qu'il  y  pose  d'autorité  les 
principes  qui  nous  paraissent  devoir  guider  les  gouver- 
nements dans  l'œuvre  de  la  protection  des  forêts. 
Le  gouvernement  doit  intervenir  lorsqu'il  constate 
que  leur  permanence  est  menacée.  Ne  l'oublions  pas, 
il  ne  s'agit  pas  ici  seulement  de  la  conservation  d'un 
appoint  économique,  c'est  l'existence  même  de  la 
nation  qui  est  mise  en  question  par  l'amoindrissement 
de  la  forêt.  Or  quelle  est  la  situation  du  Canada 
sous  ce  rapport  ?  Nous  la  trouverons  résumée  dans 
un  document  officiel  d'une  haute  importance.  En 
1894,  le  gouvernement  fédéral  rit  une  enquête  sur  les 
richesses  forestières  du  Canada.  Elle  fut  conduite 
par  M.  George  Johnson,  statisticien  fédéral.  Le 
rapport  est  volumineux  ;  mais  les  conclusions  sont 
courtes,  claires  et  désolantes.   Les  voici  textuellement: 

lo  Le  pin  de  première  qualité  a  presque  entière- 
ment disparu. 

2o  II  reste  une  quantité  considérable  de  pin  de 
qualité  inférieure. 

3o  11  reste  beaucoup  de  bois  d'autres  essences. 

4o  Le  moment  approche  rapidement  où,  si  l'on 
excepte    l'épinette.    pour   ce   qui  est  du  bois,   et    la 


258  l'indépendance   ÉCONOMIQUE 

Colombie-Britannique  parmi  les  provinces,  le  Canada 
cessera  detre  un  pays  exportateur  de  bois. 

Telle  était  la  situation  officiellement  constatée  en 
1894.  Ce  rapport  a  eu  pour  résultat  l'établissement 
d'un  service  de  garde-forestiers,  ce  qui  est  déjà 
quelque  chose,  mais  pas  assez  puisqu'on  n'a  pas 
encore  reconnu  la  nécessité  d'un  régime  forestier, 
essentiel,  dit  M.  G.  Huffel,  "  par  la  difficulté,  toute 
particulière  aux  forêts,  de  distinguer  le  capital,  qui 
doit  rester  intact,  du  revenu  qui  doit  être  livré  à  la 
jouissance  du  présent.  Cette  distinction,  aussi  délicate 
qu'indispensable,  ne  peut  être  faite  que  par  des 
hommes  intéressés  et  compétents."  Une  société  des 
industries  forestières  serait  en  mesure  de  fournir  au 
pays  de  tels  hommes. 

Depuis  cette  époque  la  situation  s'est  modifiée, 
puisqu'on  a  découvert,  grâce  aux  études  d'un  savant 
alleu  nid,  la  valeur  immense  de  l'épinette.  M.  John- 
son a  lui-même  signalé  ce  changement  dans  un 
rapport  subséquent.  Nous  avons  causé  avec  lui  à  ce 
sujet  et  il  nous  a  fait  remarquer  combien  il  serait 
facile  et  avantageux  d'exploiter  l'épinette  au  moyen 
de  la  coupe  réglée.  La  chose  se  fait  déjà  par  des 
compagnies  d'exploitation  opérant  dans  nos  forêts  et 
dirigées  par  des  Européens.  Les  directeurs  de  ces 
exploitations  ont  déclaré  à  M.  Johuson,  ainsi  qu'à 
l'auteur, que  leurs  concessions  de  cou^e  seront  pour  eux 


DU    CANADA    FRANÇAIS  259 

* 

une  source  perpétuelle  de  revenu.  C'est  là,  malheureu- 
sement, une  exception.  Au  point  de  vue  national  de  la 
permanence  de  la  forêt,  au  point  de  vue  économique 
de  la  réaction  contre  les  inutiles  sacrifices,  la  situation 
générale  reste  la  même.  Nous  sommes  toujours,  en 
tant  que  nation,  menacés  des  conséquences  ruineuses 
des  anciennes  méthodes  ;  comme  l'humus  de  nos 
coteaux  qui  se  dénudent,  nous  nous  laissons  avec 
insouciance  emporter  par  le  courant. 

Il  n'y  a  pas  à  se  le  dissimuler,  le  moment  est 
venu  où  le  peuple  du  Canada,  et  plus  particulière- 
ment celui  de  la  province  de  Québec,  est  appelé  à 
prendre  de  sérieuses  déterminations. 

Sa  position  n'est  pas  sans  analogie  avec  celle  du 
peuple  de  la  Grande-Bretagne  à  la  veille  de  l'abolition 
des  corn-laws.  Cette  réforme  qui  a  exercé  une 
influence  si  puissante  sur  la  destinée  des  peuples 
Anglo-Saxons,  battait  en  brèche  un  système  tradi- 
tionnel. On  demandait  aux  pouvoirs  publics  d'adopter 
un  principe  fondamental  de  gouvernement  compor- 
tant une  orientation  toute  nouvelle  de  la  politique 
économique  et  fiscale  du  royaume.  Chose  grave, 
difficile,  impossible  même,  en  apparence.  Cependant 
cette  chose  impossible  est  devenue  une  réalité  vivante 
qui  a  contribué  à  faire  de  l'empire  britannique  le  plus 
puissant  des  empires. 

C'est  d'un  changement  aussi  radical  que  dépend 


2t  0  l'indépendance  ÉCONOMIQUE 


l'avenir  industriel  du  Canada  oriental.  Mais  personne 
ne  doit  s'en  effrayer,  car  dans  la  pensée  de  ceux  qui 
partagent  cette  manière  de  voir,  ce  changement 
n'aurait  rien  de  révolutionnaire.  Il  s'agit  d'une 
évolution  saine,  et  aussi  graduelle  que  le  veut  la 
prudence,  évolution  qui  ne  toucherait  en  rien  aux 
droits  acquis,  qui  n'entraînerait  même  pas  nécessai- 
rement des  règlements  commerciaux  prohibant  direc- 
tement l'exportation  du  bois  de  commerce  et  du  bois 
d'œuvre.  Le  succès,  suivant  nous,  doit  dépendre 
d'autres  causes  plus  puissantes.  On  a  donc  eu  tort 
de  citer,  comme  à  l'encontre  de  notre  raisonnement,  les 
arguments  de  M.  Dubuc,  dont  la  récente  brochure  a 
été  fort  commentée  par  les  journaux.  La  thèse  que 
soutient  cet  écrivain,  qui  est  en  même  temps  le 
secrétaire  d'une  compagnie  industrielle,  c'est  qu'il  ne 
faut  pas  prohiber  l'exportation  du  bois  de  pulpe, 
parce  que  : 

lo  La  forêt  d'épinette  se  renouvelle  en  vingt- 
cinq,  trente,  ou  au  plus  cinquante  ans. 

2o  La  richesse  forestière  est  périssable  ;  elle  peut 
être  détruite  par  le  feu  ou  par  les  insectes. 

3o  Des  changements  économiques  peuvent  annuler 
la  valeur  de  nos  forêts 

L'on  pourrait,  sans  doute,  invoquer  certaine? 
considérations  à  l'encontre  de  ces  trois  propositions  : 

lo  Que  les  forêts  ne  se  renouvelleront  que  si  on  a 


DU    CANADA    FRANÇAIS  261 

recours  à  la  coupe  réglée,  ce  que  le  régime    actuel 
rend  très  difficile. 

2o  Que  la  surveillance  et  la  culture  diminuent 
les  dangers  de  la,  destruction,  mais  qu'il  faut  que 
le  peuple  tout  entier  y  soit  intelligemment  intéressé 
pour  que  l'on  puisse  surveiller  et  cultiver  la  forêt. 

3o  Qu'il  n'est  pas  probable  qu'un  changement 
industriel  quelconque  puisse  jamais  sérieusement 
diminuer  la  valeur  économique  et  commerciale  du 
bois.  Au  contraire,  comme  il  est  admis  par  les 
savants  que  le  développement  industriel  du  monde 
n'est  qu'à  son  début,  il  est  plus  probable  que  cette 
matière  première  de  tant  d'industries  deviendra  plus 
précieuse  avec  les  années.  Cependant,  même  si  ces 
propositions  restaient  debout  et  intactes,  elles  ne 
diminueraient  en  rien  la  force  de  notre  raisonnement, 
lequel  repose  sur  des  bases  tout  autres,  comme  le 
lecteur  a  pu  déjà  le  constater. 

Mais,  lorsque  nous  examinons  les  conclusions  qui 
semblent  découler  naturellement  du  plaidoyer  de  M. 
Dubuc,  il  faut  mettre  de  côté  les  réserves.  De  ce  que 
notre  domaine  forestier  soit  périssable  et  qu'il  faille 
de  grands  soins  pour  le  conserver,  il  ne  s'ensuit 
nullement  que  nous  devions  le  sacrifier  au  plus  vite 
et  compléter  à  brève  échéance  un  désastre  national 
afin  de  nous  débarrasser  des  soucis  que  nous  cause 
notre  richesse.     Ce  serait  là  le  comble  de  la  déraison. 


262  l'indépendance  économique 

La  saine  raison  ne  veut-elle  pas  que,  dans  de  telles 
circonstances,  le  Canada  oriental  et  plus  particulière- 
ment la  province  de  Québec,  adopte,  aussi  rapidement 
que  possible,  une  vraie  politique  industrielle,  scienti- 
fique, énergique  et  progressive,  qui  assurera  et  la 
permanence  de  notre  richesse  forestière  et  son  exploi- 
tation intelligente  pour  le  plus  grand  bien  de  tous 
les  Canadiens  ? 

Ces  conclusions  sont  tellement  logiques  que  nous 
osons  dire  que  personne  ne  réussira  jamais  à  les 
réfuter.  Elles  s'imposent.  Nous  devons,  nous  montrer 
aussi  sages  et  aussi  courageux  que  se  montra  le 
peuple  anglais,  et  ne  pas  craindre  de  changer  l'orien- 
tation générale  de  notre  politique  forestière  indus- 
trielle. C'est  là  la  véritable  voie  où  il  faut  faire 
entrer  le  peuple.  Les  pouvoirs  publics  peuvent  y  aider 
puissamment  en  lui  ouvrant  en  haut  les  portes  du 
développement  industriel,  tandis  que  la  science  sociale 
et  l'instruction  industrielle  pénétrant  dans  ses  masses 
profondes  feront  tourner  tous  les  yeux  vers  cette 
terre  promise  de  l'avenir. 

Osons  dire  toute  notre  pensée.  Nous  croyons 
qu'il  serait  sage  de  promulguer  des  lois  fondamentales 
avant  même  que  ce  travail  préparatoire  soit  terminé. 
Dans  la  grande  majorité  des  cas,  la  civilisation  et  les 
mœurs  devancent  la  loi,  mais  l'on  peut  citer  des 
exemples  du  contraire  et  le  plus  éclatant  se  trouve 


DU    CANADA    FRANÇAIS  263 

dans  l'Ecriture  même.  L'histoire  des  Hébreux  nous 
enseigne  qu'un  devoir  sacré  s'impose  aux  conducteurs 
des  peuples  lorsqu'ils  se  trouvent  en  présence  d  une 
de  ces  questions  exceptionnelles  dont  peut  dépendre 
la  force  et  la  vie  même  de  la  nation  dont  la  Provi- 
dence leur  a  confié  la  direction. 

Ces  raisonnements  ne  viennent  pas  de  nous.  En 
une  matière  aussi  grave  nous  préférons  nous  appuyer 
à  chaque  pas  sur  une  autorité  dont  tout  le  monde 
admettra  la  valeur  C'est  ainsi  que  nous  avons  cité 
M.  Paul  Leroy-Beaulieu,  MM.  Ernest  Brunken, 
Mélard  et  Huffel  lorsqu'il  s'est  agi  de  poser  les 
principes  généraux,  et  M.  George  Johnson  pour 
montrer  l'état  actuel  de  nos  forêts,  en  tenant  compte 
des  changements  survenus  depuis  son  rapport.  Un 
savant  canadien  va  nous  indiquer  les  remèdes  prati- 
ques et  urgents  qu'il  importe  d'appliquer.  Voici 
comment  s'exprimait  récemment  monseigneur  Laflam- 
me,  dans  un  journal  de  Montréal.  Son  langage  clair, 
simple  et  modéré,  joint  à  la  grande  autorité  dont 
il  jouit,  donne  à  cette  pièce  une  très  haute  importance. 

"  La  Providence,  dit  Monseigneur  Laflamme,  a 
donné  a  la  province  de  Québec  deux  grandes  sources 
naturelles  de  richesse  :  l'agriculture  et  l'exploitation 
des  forêts.     Comment  devons-nous  en  user  ? 

"  La  réponse  vient  d'elle-même.  En  effet,  il  ne 
s'agit  pas  ici  de  mines,  ou  l'intérêt  consiste  à  produire 


264  l'indépendance  économique 

le  plus  possible  et  dans  le  moins  de  temps  possible, 
les  dépôts  devant  nécessairement  s'épuiser  un  jour, 
sans  espoir  de  régénération.  Et,  dans  ces  conditions, 
du  moment  que  le  marché  n'est  pas  exposé  à  de  trop 
fortes  fluctuations,  l'intérêt  de  l'exploiteur,  comme 
l'intérêt  public,  est  de  faire  produire  au  capital  placé 
un  rendement  aussi  rapide  que  iaire  se  peut,  afin  de 
le  consacrer  ensuite  à  autre  chose. 

"  Mais  il  en  est  autrement  de  l'agriculture  et  des 
forêts.  Si  on  leur  demande  un  rendement  excessif, 
on  l'aura  peut-être,  mais  ce  sera  au  risque  d'un  épui- 
sement à  peu  près  irréparable.  Et  ces  deux  grands 
facteurs  de  la  fortune  publique  disparaîtront  ou 
seront  très  gravement  compromis. 

"  L'intérêt  général  demande,  exige  donc  une  utili- 
sation rationnelle  de  ces  richesses.  A  tout  prix,  il 
faut  en  assurer  la  perpétuité.  Et,  pour  nous  borner 
exclusivement  à  la  très  importante  question  des 
forêts,  notre  province  doit  tenir,  envers  et  contre 
tous,  à  les  conserver  dans  toute  leur  intégrité,  partout 
où  les  intérêts  bien  compris  de  la  colonisation  et  de 
l'agriculture  n'en  demandent  pas  la  disparition. 

"  Est-ce  à  dire  que  nous  devions  ne  pas  en 
permettre  l'exploitation,  ne  plus  vendre  aux  mar- 
chands de  bois  ce  que  nous  appelons  les  "  limites  " 
forestières,  et  révoquer  les  ventes  qui  ont  déjà  été 
faites  ?  Pas  le  moins  du  monde.     Il    y  a,  de  ce  côté, 


DU    CANADA    FRANÇAIS  265 


une  source  abondante  de  revenu  que  nous  aurions 
bien  tort  de  ne  pas  utiliser.  Continuons  donc,  si  nous 
voulons,  à  vendre  des  "  limites  "  ;  mettons-y  seule- 
ment une  grande  discrétion.  Traitons  cette  vente 
comme  une  question  d  'affaires.  Et,  comme  on  le  fait 
dans  tout  marché  bien  entendu,  imposons  à  l'ache- 
teur des  conditions  qui  garantissent  cette  richesse 
nationale  contre  tout  danger  de  destruction,  contre 
tout  gaspillage. 

"  La  valeur  des  produits  forestiers  augmente  d'un 
jour  à  l'autre.  Tout  dernièrement,  un  journal  amé- 
ricain disait  que,  dans  vingt -cinq  ans  cette  augmen- 
tation atteindra  cinquante  pour  cent  de  la  valeur 
actuelle.  Alors,  sachons  exiger  des  acheteurs  une 
rente  foncière  qui  s'accroisse  en  proportion  de  la 
valeur  du  profit  qu'ils  retirent.  Forçons-les  à  exploiter, 
dans  un  laps  de  temps  raisonnable,  la  propriété  qu'ils 
ont  acquise,  et  sachons  ainsi  les  empêcher  d'immobi- 
liser, dans  un  but  de  spéculation  privée,  des  valeurs 
qui.  en  tin  de  compte,  font  partie  du  domaine  public. 
'•  Avant  de  vendre,  que  les  autorités  se  renseignent 
consciencieusement  sur  les  "  limites  "  qu'elles  mettent 
en  vente.  Qu'elles  sachent  la  quantité,  la  qualité  des 
bois  qui  la  recouvrent,  et,  pour  cela,  qu'elles  en  fas- 
sent faire  l'exploration  par  des  hommes  entendus, 
indépendants  de  toute  influence  et  de  toute  coterie. 
"  Puis,  une    fois  la    "  limite  "  vendue,  on    devra 


266  l'indépendance  économique 

surveiller  de  très  près  l'exploitation  qui  en  est  faite. 
Les  règlements  du  département  des  Terres  devraient 
être  suivis  à  la  lettre,  à  propos  de  la  dimension  des 
arbres  à  abattre.  Il  y  aurait  lieu  de  les  compléter 
en  obligeant  les  bûcherons  à  ne  pas  briser,  dans 
l'abatage  des  arbres,  les  tiges  encore  jeunes,  et  à  ne 
pas  en  retarder  la  croissance.  C'est  l'avenir  de  la 
forêt  qui  est  en  jeu.  Pourquoi  encore  ne  pas  exiger 
que  l'on  coupe  les  menues  branches,  que  l'on  dépèce 
les  têtes,  de  façon  que  tous  ces  déchets  reposent  immé- 
diatement sur  le  sol  où  ils  auront  bientôt  fait  de 
pourrir  ?  Actuellement,  d  après  ce  que  l'on  dit,  rien 
de  tel  ne  se  pratique.  On  laisse  têtes  et  branches 
comme  elles  se  sont  trouvées  à  la  chute  de  l'arbre  ;  le 
tout  se  dessèche,  et,  après  un  an  ou  deux,  une  "limite" 
exploitée  de  cette  façon  est  idéalement  préparée  à 
devenir  la  proie  d'un  incendie  désastreux,  qui  aura 
été  allumé  par  l'imprudence  d'un  passant  ou  le  feu 
du  ciel. 

•'  Tout  cela  demande  de  la  surveillance,  et  cette 
surveillance,  ne  peut  être  exercée  que  par  des  gens 
bien  au  fait,  capables  d'y  consacrer  tout  le  temps 
nécessaire. 

"  Cela  relève,  dit-on,  des  gardes  forestiers.  Très 
bien,  mais  alors  ayons  des  employés  qui  soient  abso- 
lument compétents,  et,  pour  cela,  payons-les  convena- 
blement, afin  qu'ils    trouvent  dans  leurs    professions 


DU    CANADA    FRANÇAIS  267 


ou  métiers,  le  moyen  de  vivre  honnêtement,  sans 
être  exposés  à  se  laisser  influencer  par  les  pots-de- 
vin des  marchands  intéressés. 

"  Et  ces  gardes  forestiers,  on  ne  peut  les  impro- 
viser. Parce  que  M.  A.  ou  M.  B.  est  rouge  ou  bleu, 
ce  n'est  pas  une  raison  pour  lui  confier  des  intérêts 
publics  aussi  importants.  Sachons  regarder  plus 
haut  que  ces  mesquines  parti sanneries.  Nos  gardes 
forestiers  devraient  être  en  dehors  de  tout  parti  poli- 
tique, tout  comme  le  Conseil  de  l'Instruction  Publique. 
Enfin,  si  ces  employés  doivent  être  instruits — ce 
dont  personne  ne  doute — sur  tous  les  points  qui 
regardent  l'accomplissement  de  leurs  fonctions, 
instruisons-les  en  fondant  une  école  forestière. 

"  On  parle  beaucoup  à  l'heure  actuelle  d'écoles 
techniques  ;  on  voudrait  en  voir  surgir  à  droite  et  à 
gauche.  Assez  souvent,  ceux  qui  crient  le  plus  fort 
restent  tout  interloqués  lorsqu'on  leur  demande 
quelle  espèce  d'école  ils  veulent  avoir,  car  il  y  en  a 
de  plusieurs  sortes.  Ces  institutions,  quel  que  soit 
leur  but,  sont  assez  coûteuses,  et  s'il  fallait  en  créer 
pour  chaque  industrie,  pour  chaque  métier,  le  budget 
provincial  en  serait  lourdement  taxé. 

"  Eh  bien  !  parmi  toutes  ces  écoles,  celle  qui  presse 

le  plus,  et  d'un  grand  bout,  c'est  une  école  forestière 

— une  école    où    l'on    enseignerait    la  technologie  de 

nos  forêts,  puisqu'on  semble  tant  tenir  à  l'expression 


268  l'indépendance  économique 

On  y  étudierait  comment  nos  arbres  poussent  et  se 
multiplient,  à  quel  âge  les  différentes  essences  attei- 
gnent leur  maturité,  quelles  sont  les  maladies  qui 
peuvent  leur  faire  tort,  quelle  en  est  la  valeur  com- 
merciale, en  quels  endroits  de  la  province  chacune 
d'elles  est  localisée,  quelle  en  est  la  quantité,  etc. 

"  Ces  connaissances  une  fois  acquises,  on  pourra 
faire  des  règlements  qu'on  ne  sera  pas  obligé  de 
modifier  tous  les  deux  ou  trois  ans.  On  commencera 
à  voir  clair  dans  cette  souverainement  importante 
question  de  nos  bois,  ou,  si  l'on  aime  mieux,  on  y 
verra  plus  clair. 

"  Sans  doute,  nous  ne  pouvons  pas  songer  à  faire 
ici  tout  ce  qui  se  fait  ailleurs,  en  Europe,  par 
exemple.  Les  conditions  différentes  où  nous  nous 
trouvons  devront  amener  des  modifications  dans  la 
manière  de  traiter  nos  forêts.  Mais  il  serait  bon  tout 
de  même  de  commencer  par  connaître  ce  qui  se 
pratique  dans  les  autres  pays  civilisés  au  sujet  de 
l'exploitation  des  forêts.  On  trouvera  que  partout 
cette  industrie  est  sévér  ement  réglementée,  que  rien 
n'est  laissé  au  caprice  ou  à  la  rapacité  des  exploi- 
teurs, sur  lesquels,  d'ailleu  rs,  les  employés  du  service 
forestier  ont  constamment  les  yeux.  Cette  enquête 
nous  mettra  en  mesure  d'étudier  plus  méthodique- 
ment nos  propres  forêts  et  d'en  assurer  une  exploita- 
tion,   rémunératrice,  je    le    veux    bien,  mais    surtout 


DIT    CANADA    FRANÇAIS  269 


scientifique,  qui  en  assurera  la  perpétuité,  et  ce  sera 
énorme. 

"  Tout  cela,  certes,  n'est  pas  l'œuvre  d'un  an  ou 
deux  ;  les  bois  croissent  lentement,  le  régime  des 
forêts  ne  se  modifie  qu'à  la  longue.  Il  faudra  savoir 
attendre.  De  plus,  les  nouveaux  règlements  feront 
peut-être  crier  bien  fort  les  intéressés,  eux  qui  pensent 
plus  volontiers  au  présent  qu'à  l'avenir.  Il  n'y  aura 
qu'une  chose  à  faire  :  laisser  crier  et  s'avancer  lente- 
ment mais  sûrement  vers  le  but  qu'on  se  sera  proposé. 
Dans  ces  conditions,  nous  serons  certains  d'avoir 
travaillé  efficacement  pour  le  bien  public  et  d'avoir 
assuré  pour  toujours  une  des  grandes  ressources  de 
notre  richesse  nationale." 

Personne  ne  peut  douter  que  monseigneur 
Laflamme  n'exprime  ici  l'opinion  de  toute  la  portion 
saine  et  modérée  de  la  province  de  Québec.  Cette 
opinion,  qui  s'affermit  et  se  recrute  tous  les  jours, 
demande  qu'on  proclame  en  principe  et  qu'on  accepte 
comme  base  de  toute  l'administration  forestière  la 
permanence  de  la  forêt  et  de  tout  ce  qui  tient  de 
la  forêt.  Il  faut  qu'elle  reste  intact  quant  à  son 
étendue,  sauf  pour  ce  qui  est  des  défrichements 
légitimes  faits  par  les  colons  de  bonne  foi  ;  intacte 
surtout  quant  à  sa  valeur  économique,  commerciale 
et  industrielle. 

L'opinion   demande  qu'on  cesse  de    concéder    le;- 


270  LINDÉPENDANCE  ÉCONOMIQUE 

coupes  de  bois  et  les  chûtes  d'eau  aux  conditions 
actuelles  ;  que  les  coupes  et  les  forces  motrices, 
naturelles  concédées  à  l'avenir,  le  soient  à  charge  de  la 
coupe  réglée,  d'une  culture  et  d'une  exploitation,  qui 
assureront  le  maintien  intégral  de  l'étendue  territoriale 
en  forêt  et  de  la  valeur  économique  en  essences;  que 
toute  concession  forestière  ou  hydraulique  consentie 
par  les  pouvoirs  publics,  le  soit  pour  un  temps  tixe  et 
limité,  par  bail  emphytéotique  qui  deviendra  nul  de 
plein  droit  dès  que  le  locateur  négligera  d'en  accomplir 
les  conditions. 

Et  l'on  aurait  raison  de  demander  cela  quand 
même  il  serait  vrai  que  la  forêt  fut  inépuisable, 
ou  qu'il  en  restât  encore,  comme  l'aflirme  M.  Alex. 
Girard,  de  quoi  fournir  au  gouvernement  "  un  revenu 
en  droits  de  coupe,  de  $4,214,594  par  année  pendant 
cent  ans,  pour  la  première  coupe  seulement,"  ce  qui 
est  fantaisiste.  Car,  encore  une  fois,  de  ce  que  notre 
forêt  fut  inépuisable,  il  ne  s'en  suivrait  jamais  que 
nous  ne  devrions  pas  l'utiliser  au  profit  des  Canadiens. 
Emparons-nous  de  l'industrie  !  voilà  la  thèse  que 
nous  soutenons  dans  ces  études,  et  nous  ne  devons 
pas  nous  en  écarter. 

L'Ontario  est  déjà  entrée  dans  ia  voie  de  ces 
réformes,  qui  sont,  en  effet,  la  base  nécessaire  de 
toute  bonne  politique  forestière  et  industrielle  dans 
notre  pays.    Cette  province  procède  peut-être  un  peu 


DU  CANADA   FRANÇAIS  271 


lentement.  Elle  désire,  sans  doute  laisser  à  l'opinion 
le  temps  de  s'affirmer.  Ses  hommes  publics,  comme 
les  nôtres,  savent  bien  que  de  tels  changements,  loin 
de  diminuer  les  revenus  des  gouvernements  provin- 
ciaux, les  augmenteront  au  contraire  énormément,  à 
la  longue,  pourvu  qu'on  ait  soin  de  s'occuper  attenti- 
vement et  systématiquement  du  développement  des 
vraies  industries  forestières.  Mais  bien  que  rassurés 
pour  ce  qui  est  des  revenus  à  venir,  on  semble 
craindre  de  part  et  d'autre  que  les  revenus  présents 
soient  dangereusement  affectés  par  un  changement 
trop  brusque  dans  la  politique  forestière. 

Tout  en  ne  partageant  pas  cette  opinion,  tout  en 
croyant  sincèrement  que  les  réformes  que  nous 
exposons  ici,  loin  de  diminuer  les  revenus  immédiats 
de  la  province,  les  augmenteraient  au  contraire  consi- 
dérablement, nous  devons  la  respecter.  Ne  demandons 
donc  pas  que  l'on  change  de  système  du  jour  au 
lendemain.  Qu'on  procède  lentement  et  avec  circons- 
pection, qu'on  étudie  un  projet  de  réforme,  qu'on 
l'applique  graduellement  et  d'abord  sur  un  espace 
restreint  du  territoire.  Nous  ne  demandons  pa^ 
autre  chose  pour  agir  sur  l'opinion. 

"  Il  importe  de  noter,  dit  M.  de  Lanessan,  un 
ancien  membre  du  cabinet  français,  que  l'évolution 
de  l'opinion  individuelle  est  toujours  en  avance  sur 
celle  de  la  morale  sociale  et  gouvernementale."     Il 


272  l'indépendance  économique 

est  très  vrai,  sauf  les  grandes  exceptions  que  nous 
avons  signalées  plus  haut,  que  les  gouvernements  ne 
peuvent  entreprendre  d'importantes  réformes  que  lors- 
que l'opinion  publique  les  y  pousse  ;  mais  tous  les 
hommes  éclairés  peuvent  aider  à  former  l'opinion  ; 
mais  les  pouvoirs  publics  ne  demandent  certes  pas 
mieux  que  de  voir  se  produire  une  saine  orientation 
de  cette  opinion.  Et  tout  le  monde  sait  bien  que 
lorsque  le  public  a  vraiment  accepté  en  principe 
quelque  réforme  importante,  nulle  difficulté  adminis- 
trative ne  peut  en  empêcher  la  réalisation. 

Depuis  que  cette  étude  a  paru  dans  la  Revue  Ca- 
nadienne, il  n'est  déjà  produit  des  changements 
favorables.  Le  gouvernement  d'Ontario  a  confié 
les  forces  hydrauliques  à  une  commission  dont  le 
devoir  est  de  les  protéger  et  de  distribuer  l'énergie 
électrique  qu'elles  produisent  aux  municipalités  qui 
lui  en  font  la  demande.  Le  gouvernement  de  Québec 
a,  cette  année,  (1906),  loué  les  chutes  d'eau  à  bail 
emphytéotique,  au  lieu  de  les  vendre.  Il  a  de  plus 
établi  une  vaste  réserve  forestière  dans  le  nord. 
Cela,  à  notre  avis,  n'est  pas  encore  assez,  mais  c'est  un 
progrès  énorme  qui  doit  réjouir  tous  ceux  qui  s'inté- 
ressent à  l'avenir.  C'est  une  preuve  nonseulement 
du  bon  vouloir  des  autorités,  mais  aussi  d'un  mouve- 
ment sérieux  de  l'opinion  publique  dans  la  bonne 
direction. 


DU    CANADA    FRANÇAIS  273 


Que  tous  les  cœurs  patriotiques  s'appliquent  donc 
à  former  l'opinion.  Le  jour  où  cette  opinion  sera  née, 
l'expérience  que  nous  esquissons  dans  ces  études 
n'offrira  absolument  aucune  difficulté  pratique.  Et  si 
au  bout  d'une  décade,  l'on  constatait  qu'elle  n'avait 
pas  réussi,  rien  n'empêcherait  que,  de  consentement 
unanime,  on  l'abandonnât. 

Cette  éventualité  n'est  pas  à  craindre.  Qu'on 
vienne  donc  aujourd'hui  proposer  aux  cultivateurs 
du  Canada  oriental  de  renoncer  à  l'industrie  laitière  ! 
Après  dix  ans  du  système  réformé  que  nous  propo- 
sons, il  serait  tout  aussi  impossible  d'induire  la 
population  à  renoncer  à  l'industrie  forestière.  Après 
vingt  ans  la  face  du  pays  sera  changée,  la  province 
de  Québec  contiendrait  dix  millions  d'âmes  et  ses 
exportations  dépasseraient  de  beaucoup  le  chiffre 
actuel  de  toutes  les  exportations  canadiennes.  La 
réserve  forestière  du  monde  serait  en  exploitation 
scientifique.  Il  est  évident  que  les  revenus  provin- 
ciaux auraient  augmenté  dans  les  mêmes  proportions 
d'une  façan  permanente  et  sans  aucun  sacrifice  du 
domaine  public. 

Quoique  nous  fassions,  du  reste,  les  capitaux 
industriels  viendront  bientôt  se  déverser  sur  notre 
pays.  Leur  effet  sur  notre  avenir  dépendra  en  partie 
de  leur  provenance.     Ceux  qui  nous  viendront  des 


274  l'indépendance  économique 


Etats-Unis  s'accommoderont  assez  facilement  du  désor- 
dre économique  actuel  lequel  ressemble  à  la  condition 
où  se  trouvait  leur  propre  pays  à  l'époque  peu  éloignée 
où  l'on  disait,  dans  la  grande  république,  comme 
nous  disons  maintenant  ici  :  la  forêt  est  inépuisable  ! 
Ces  capitaux  seront  moins  puissants,  comme  chiffre, 
que  le  seraient  les  capitaux  européens  ;  ils  les  exclu- 
raient néanmoins/si  nous  leur  donnions  carte  blanche, 
parce  que,  étant  moins  stables  et  moins  conserva- 
teurs, ils  établiraient  la  fabrication  intensive,  recher- 
cheraient les  profits  invraisemblables,  cueilleraient 
rapidement  ce  que  nous  avons  de  meilleur  ;  puis, 
dans  quelques  années,  ils  s'en  iraient  en  ne  nous 
laissant  que  des  ruines.^ 

Ce  serait  la  répétition,  sur  une  plus  grande 
échelle,  de  la  ruine  des  pays  antiques,  la  répétition  de 
ce  qui  s'est  passé  aux  Etats-Unis,  mais  avec  des 
conséquences  infiniment  plus  désastreuses,  puisque 
nos  forêts  sont  notre  tout,  tandis  que  les  Etats-Unis 
ont  d'autres  ressources  et  un  climat  qui  ne  dépend 
pas  aussi  absolument  de  la  permanence  de  la  forêt. 
Nous  ne  pourrions  jamais  leur  imposer  des  taxes  ni 
les  forcer  à  l'observance  des  lois,  car  le  caractère 
particulier  de  ceux  qui  manient  ce  capital  est  la 
domination  quasi  brutale.£_De  sages  lois  faites  main- 
tenant lui  rendront  l'accès  difficilg^  Il  est  important 
pour  l'avenir  que  nous  les  inscrivions    sans    retard 


DU    CANADA    FRANÇAIS  275 


sur  nos  statuts  et  que  nous  les  mettions  rigoureuse- 
ment en  vigueur. 

Ces  mêmes  lois  décourageront  beaucoup  moins  le 
capital  anglais  et  européen  accoutumé  à  opérer  dans 
un  milieu  mieux  ordonné.  Des  lois  protégeant  la 
forêt,  loin  de  repousser  ce  capital,  l'attireraient,  au 
contraire.  Il  y  trouverait  la  garantie  de  permanence 
qu'il  recherche  ;  il  s'établirait  au  Canada,  et  seconde- 
rait puissamment  l'effort  des  autorités.  Il  ne  viendrait 
pas  non  plus,  comme  le  capital  américain,  par  bribes 
isolées.  Il  s'implanterait  en  masses  imposantes,  ou  il 
ne  viendrait  pas  du  tout.  Il  est  bien  connu,  en  effet, 
que  le  capital  belge  et  français  se  prodigue  par 
centaines  de  millions,  là  où  quelques  millions  isolés 
ne  se  risqueraient  pas.  C'est  ce  qui  fait  sa  force. 
C'est  pour  cela  qu'on  le  retrouve  dans  toutes  les 
parties  du  monde,  notamment  en  Russie,  en  Chine.au 
Congo.  Il  ne  s'isole  pas,  il  se  groupe  et  il  s'organise. 
Cette  observation  n'est  pas  de  nous.  Elle  résulte  de  nos 
conversations  avec  une  foule  d'Européens  éminents 
qui  tous  tiennent  le  même  langage. 

Ce  qu'il  vous  faut,  nous  disent-ils,  ce  ne  sont  pas 
tant  des  immigrants  agricoles,  bien  que  cette  classe 
d'hommes  soit  toujours  très  utile,  ce  sont  surtout 
des  capitaux  entre  les  mains  d'industriels  savants  et 
expérimentés  qui  créeront  dans  votre  pays  une  classe 
dirigeante  industrielle. 


276  l'indépendance  économique 

Nous  ne  sommes  pas  hostiles  à  l'entrée  du  cajiital 
étranger  dans  notre  pays  ;  et  aux  conditions  que 
nous  venons  de  définir,  nous  croyons  même  qujl 
sprait_saw  dp  faire  dus  efforts  pour  l'attirer.  N 'ou- 
blions pas  cependant  que  cette  ressource  ne  dépend 
pas  de  nous  et  qu'en  dernière  analyse_ngiia  ne  devons 
mmpuai-j|iip,  sur  nous-mêmes.  Aussi  croyons-nous 
pouvoir  démontrer  qu'il  nous  est  très  possible 
d'atteindre  le  développement  industriel  sans  aucun 
secours  étranger.  C'est  à  cette  œuvre  que  devrait 
travailler  une  société  des  industries  forestières.  Au 
chapitre  prochain,  nous  examinerons  plus  en  détail 
quel  pourrait  être  son  mode  de  fonctionnement. 


XII 

ORGANISATION  DES  INDUSTRIES 
FORESTIÈRES 


Rôle  essentiel  d'une  société  des  industries 
forestières. — son  action  dans  le  pays  et  à 
l'étranger. — Formation  de  syndicats  de 
colons. — Etablissement  de  grandes  fabriques 
— Perfectionnement  du  système  de  crédit 
industriel. — effets  presque  certains  d'une 
telle  organisation. 


L'OEUVRE  d'une  société  des  industries  forestière» 
,  doit  reposer  sur  l'instruction  industrielle  du 
peuple, — chose  qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  l'ins- 
truction technique, — sur  l'exploitation  scientifique  des 
forêts  et  sur  le  prêt  ou  plutôt  le  crédit  industriel.  Les 
études  précédentes  ont  touché  brièvement  aux  deux 
premiers  points.  Pour  rester  fidèle  au  canevas  que 
nous  avons  adopté  celle-ci  devrait  traiter  du  crédit 
industriel,  c'est-à-dire  de  cette  organisation  financière 
absolument  indispensable  au  succès  d'une  politique 


278  l'indépendance  économique 


industrielle,  même  dans  les  pays  où  les  capitaux 
disponibles  sont  plus  abondants  qu'ils  ne  le  sont  ici. 
Nous  n'y  consacrerons  cependant  que  quelques  pages, 
non  pas  faute  de  matériaux,  mais  parceque  nous  ne 
nous  sentons  pas  de  force  à  traiter  ce  sujet  à  fond, 
comme  pourrait  le  faire  un  spécialiste  en  la  matière. 

Nous  avons  dit  qu'une  bonne  organisation  du 
crédit  industriel  est  indispensable.  S'il  était  besoin 
de  prouver  que  c'est  bien  là  le  mot  dont  il  faut  se 
servir,  l'histoire  nous  offrirait  en  abondance  des 
exemples  et  des  arguments.  Même  au  Moyen-âge, 
qu'on  prétend  avoir  été  si  barbare,  la  banque  était 
déjà  l'auxiliaire  obligé  du  fabricant. 

L'idée  d'une  caisse  nationale  prit  naissance  en 
Angleterre  vers  1651,  au  moment  où  le  peuple  anglais 
commençait  à  ressentir  le  besoin  d'un  plus  ample 
développement  économique.  On  voulut  alors  encou- 
rager de  toutes  les  façons  la  manufacture  et  le  com- 
merce du  drap.  L'un  des  principaux  intéressés  était 
un  certain  sir  Balthazar  Gerbier.  Il  était  de  l'école 
de  ces  négociants  de  Londres  dont  l'histoire  a  immor- 
talisé le  patriotisme  assez  machiavélique.  Quelques 
années  auparavant,  ceux-ci  avaient  induit  les 
banquiers  génois  à  manquer  de  parole  envers  le  roi 
d'Espagne,  ce  qui  retarda  de  plus  d'une  année  le 
départ  de  l'Armada  dite  invincible  et  sauva  probable- 
ment l'Angleterre   d'une  seconde  conquête.     Gerbier 


DU  CANADA  FRANÇAIS  279 

proposa  à  son  gouvernement  l'exemple  de  la  France, 
qui,  à  cette  époque,  fournissait  de  drap  la  moitié  de 
l'Europe  et  dont  les  principales  filatures  se  groupaient 
autour  de  Sedan.  Et  afin  d'imprimer  une  plus  grande 
activité  à  la  fabrication  anglaise  qui  languissait,  il 
émit  l'idée  de  la  création  d'une  banque  de  paiements 
dans  la  cité  de  Londres.  La  banque  fut  établie,  et  à 
partir  de  cette  époque  l'industrie  anglaise  se  déve- 
loppa rapidement,  au  détriment  graduel  de  celle  delà 
Flandre  et  des  autres  parties  de  la  France  manufac- 
turière. 

Ce  résultat,  qui  contient  pour  nous  un  précieux 
enseignement,  s'explique  en  partie  par  la  supériorité 
manifeste  de  la  jeune  banque  d'Angleterre,  sur  les 
autres  institutions  de  crédit  existant  à  cette  époque, 
tant  en  France  qu'en  Italie,  en  Suède  et  en  Hollande, 
dont  la  fondation  était  plus  ancienne  et  le  système 
moins  parfait.  Celles-ci  cependant,  chacune  en  son 
temps,  furent  pour  les  pays  où  elles  prirent  naissance, 
une  source  puissante  de  prospérité  commerciale  et 
industrielle  ;  chacune  successivement  fut  la  manifes- 
tation d'un  progrès  qui  s'est  continué  depuis  et  se 
continue  encore. 

Aujourd'hui,  tous  les  pays  du  monde  ont  leur 
système  de  banque  et  de  crédit  de  plus  en  plus  perfec- 
tionné. Sous  ce  rapport,  le  Canada  est  loin  de  tenir 
le  dernier  rang  :  malheureusement,  au   point  de  vue 


280  l'indépendance  économique 

particulier  qui  nous  occupe,  on  ne  peut  non  plus  lui 
accorder  le  premier.  Pour  le  crédit  industriel,  il 
semble  que  ce  soit  encore  sur  l'Allemagne  qu'il  faille 
nous  orienter.  Le  système  de  caisses  allemandes  est, 
en  effet,  admirable  ;  s'il  faut  en  juger  par  ses  fruits 
c'est  le  plus  parfait  qui  existe.  Favorisées  de  toute 
manière  par  la  loi  et  par  les  pouvoirs  publics,  ces 
caisses  ont  fait  la  prospérité  économique  de  ce  pays. 
En  Allemagne,  la  banque  offre  aujourd'hui  au  négo- 
ciant et  à  l'industriel  une  aide  qui  ne  lui  fait  jamais 
défaut  :  elle  lui  ouvre  la  voie,  le  soutient  et  l'accom- 
pagne jusqu'à  la  fin  de  sa  carrière.  Elle  commandite 
les  grandes  entreprises,  mais  elle  se  met  aussi  à  la 
porté  des  petites  et  même  des  individus  sans  autres 
ressources  que  leurs  connaissances  et  leur  intégrité. 
Elle  fait  des  avances  pour  la  fondation  d'usines  et 
d'exploitations  industrielles  et  commerciales  ;  pour  les 
missions,  les  recherches  et  les  études  ;  elle  coopère  à 
la  formation  des  fonds  d'exploitation  ;  et  lorsque  le 
capital  se  trouve  entraîné  au  loin,  souvent  elle  le  suit 
au  moyen  de  ses  succursales,  pour  le  surveiller  et  le 
soutenir. 

Sans  doute,  la  plupart  des  rouages  inférieurs  d'un 
pareil  système  ne  peuvent  manquer  de  se  constituer 
par  l'initiative  individuelle  dans  tous  les  pays  où  le 
besoin  s'en  fait  sentir.  Ce  fut  le  cas  en  Allemagne. 
Nous  avons  même  signalé  dans  notre  pays  et  non  loin 


DU    CANADA    FRANÇAIS  281 

de  Québec  certaine  caisse  populaire  constituée  d'après 
le  système  coopératif  qui  ne  peut  manquer  de  rendre, 
dans  le  champ  de  ses  attributions,  de  très  grands 
services.  Mais  au  début,  l'influence  de  telles  caisses 
est  nécessairement  limitée. 

Pour  exercer  une  action  générale  dans  un  pays 
comme  le  nôtre,  au  moins  aussi  dépourvu  de  capital 
actif  que  l'était  l'empire  allemand  au  milieu  du 
dix-neuvième  siècle,  il  faudrait  qu'on  fondât,  par 
l'initiative  des  intéressés,  mais  avec  l'appui  des 
pouvoirs  publics,  une  institution  se  rapprochant  par 
son  organisation  de  la  Caisse  centrale  prussienne. 
L'objet  de  cette  institution  est  "  de  venir  en  aide  aux 
syndicats  d'associations  par  des  prêts  à  intérêt 
C'est  une  institution  dirigée,  surveillée  et  dotée  par 
l'Etat  d'un  capital  initial  de  cinq  millions  de  marcs, 
élevé  successivement  à  cinquante  millions;  elle  est 
sous  la  dépendance  du  ministère  des  Finances,  tout 
en  gardant  son  autonomie."  L'intention  de  ses 
fondateurs  fut  de  venir  en  aide  à  l'industrie  ; 
intention  qui  s'est  réalisée  au  delà  de  toutes  les 
espérances.  Les  associations  d'industriels  qui  profitent 
de  ces  prêts  comptent  environ  800,000  membres. 
L'intérêt  exigé  est  de  3  p.  c.  sur  environ  155  millions 
de  marcs  prêtés. 

Ces  renseignements  sont  puisés  pour  la  plupart 
dans  un  rapport  présenté  en  1903  à  la  fédération  des 


282  l'indépendance  économique 


industriels  et  commerçants  français,  par  M.  F.  de 
Ribes  Christofle  et  reproduit  par  M.  Maurice  Schwob 
dans  son  récent  et  très  remarquable  ouvrage  :  Avant 
la  bataille.  Nous  les  résumons  ici  pour  prouver  la 
nécessité  d'un  système  scientifique  de  crédit  industriel. 

Le  succès  si  extraordinaire  des  caisses  allemandes 
devrait  être  pour  nous  une  leçon  inoubliable,  car, 
nous  l'avons  dit,  à  l'époque  de  leur  fondation, 
l'Allemagne  n'était  guère  plus  riche  en  capitaux, 
toute  proportion  gardée,  que  n'est  aujourd'hui  le 
Canada.  Il  y  aurait  beaucoup  à  dire  à  ce  sujet  et  il 
serait  important  qu'on  le  dise  à  notre  public.  Cepen- 
dant, nous  évitons  à  dessein  d'entrer  dans  les  détails, 
parceque  nous  ne  nous  sentons  pas  de  force  à  aborder 
sérieusement  une  question  de  cette  importance, 
laquelle  ne  saurait  être  traitée  avec  autorité  et  fruit 
que  par  un  financier  de  grande  expérience. 

Une  société  des  industries  forestières  serait  en 
situation  de  s'occuper  de  cette  grave  question  ,  elle 
saurait  trouver  des  hommes  et  recommander  les 
mesures  nécessaires.  Pareille  réforme,  si  jamais  elle 
s'accomplissait,  ne  menacerait  en  aucune  façon  nos 
institutions  actuelles  de  crédit  ni  notre  système 
de  banque.  Elle  aurait  au  contraire  pour  effet  de 
produire  une  coopération  constante  entre  le  commer- 
çant, l'industriel  et  le  banquier  et  tous  trois  en 
profiteraient  largement,  puisqu'ils  se  mettraient  par 


DU  CANADA   FRANÇAIS  283 

là  au  niveau  du  progrès  industriel  et  financier.  En 
cette  matière,  il  faut  constamment  aller  de  l'avant 
sous  peine  de  rétrograder  ;  l'histoire  économique  du 
monde  le  prouve.  Les  grandes  périodes  de  cette 
histoire  ont  été  énoncées  par  M.  Bûcher,  l'économiste 
allemand,  et  avec  plus  de  clarté  encore  par  M.  Maurice 
Ansiaux,  professeur  à  l'université  libre  de  Bruxelles. 
Il  ne  sera  pas  inutile  pour  l'intelligence  du  sujet,  de 
les  rappeler  au  lecteur. 

La  première  période  est  celle  de  l'économie 
familiale.  L'échange  n'existe  pas  ;  le  producteur 
consomme  lui-même  le  fruit  de  son  travail.  Cet  état 
économique  fut  longtemps  celui  du  Canada  français. 
Nous  souffrons  encore  beaucoup  de  l'habitude  que 
nous  en  avons  contractée- 
La  seconde  période  est  celle  de  l'économie  urbaine, 
pendant  laquelle  l'échange  s'opère  directement  du 
producteur  au  consommateur,  la  circulation  des  biens 
est  à  peu  près  inconnue.  Ce  celle-là  aussi  il  reste 
encore  de  nombreuses  traces  parmi  nous. 

La  troisième  période  est  celle  de  l'économie 
nationale.  Remarquons  bien  ce  mot  ;  économie 
nationale  ;  il  n'est  pas  de  nous,  mais  des  économistes 
dont  nous  suivons  la  pensée.  C'est  la  période  où  se 
trouvent  aujourd'hui  tous  les  grands  peuples  civilisés. 
Elle  repose  sur  l'échange  et  sur  la  circulation  des 
biens,  rendues  possibles  par  la  facilité  des  moyens  de 


284  l'indépendance  économique 

transport.  Le  producteur  ne  travaille  plus  seulement 
pour  ses  voisins  immédiats,  ni  même  exclusivement 
pour  le  pays  où  il  s'est  établi.  Son  regard  s'étend 
loin  au  delà  de  ses  frontières,  car  son  œuvre  n'est 
pas  simplement  économique.  Pour  qu'il  puisse  remplir 
sa  destinée,  il  faut  que  cette  œuvre  soit  mondiale  et 
conquérante  ;  il  lui  faut  conquérir  sa  place  sur  les 
marchés  du  monde  ou  succomber.  Lutter  victorieu- 
sement contre  toute  l'humanité  en  habileté  et  en 
science,  produire  plus,  mieux  et  à  meilleur  compte 
que  ses  rivaux,  voilà  sa  tâche.  C'est  donc  une 
véritable  guerre  que  soutient  constamment  la  grande 
industrie.  Aussi  a-t-elle  bientôt  compris  qu'il  lui 
était  nécessaire  de  s'organiser  fortement  dans  chaque 
centre  de  grande  production.  Les  pays  qui  ont 
compris  cette  vérité  ont  vu  augmenter  leur  fortune 
et  leur  puissance  ;  ceux  qui  ne  l'ont  pas  comprise 
subissent  la  loi  du  vainqueur. 

Dans  cette  guerre  industrielle  comme  dans  la 
guerre  à  coups  de  canon,  en  dehors  de  l'organisation 
proprement  dite,  l'armée  industrielle  d'un  pays  peut 
occuper  certaines  positions  avantageuses  qui  assurent 
la  victoire  à  ceux  qui  savent  en  tirer  un  bon  parti. 
C'est  ainsi  que  l'Angleterre  doit  en  partie  sa  prospérité 
industrielle  à  l'usage  intelligent  de  la  houille  généra- 
trice de  la  vapeur.  Cet  avantage,  dont  elle  a  su 
profiter,    lui    a  permis  de  conquérir  les  marchés  de 


DU  CANADA  FRANÇAIS  285 


l'univers.  C'est  là  le  grand  exemple,  mais  si  nous 
voulions  étudier  l'histoire  des  principales  nations 
modernes,  nous  trouverions  partout  de  nouvelles 
preuves  de  la  vérité  de  cet  avancé. 

Tout  cela  étant  acquis,  nous  comprendrons  mieux 
la  situation  et  le  rôle  de  notre  société  des  industries 
forestières.  Elle  aurait  à  remplir  les  devoirs  d'un 
conseil  de  généraux  au  début  d'une  campagne.  Son 
premier  soin, — non  pas  par  l'initiative  de  l'Etat,  mais 
en  profitant  de  son  concours  et  de  son  appui — devrait 
être  d'occuper  et  de  rendre  inexpugnables  les  positions 
économiques  que  la  nature  a  mises  à  notre  portée  ; 
son  second,  d'organiser  l'armée  industrielle,  de  la 
préparer  et  de  la  diriger.  Ceux  qui  n'entendent  pas 
la  chose  ainsi  ne  comprendront  pas  la  thèse  que  nous 
soutenons.  Ils  trouveront  aussi  qu'en  affirmant 
l'absence  presque  complète  de  la  grande  industrie  au 
Canada,  nous  tenons  trop  peu  de  compte  de  certaines 
activités  industrielles  que  nous  révèle  la  statistique, 
ainsi  que  de  l'existence  de  quelques  fabriques  qui  ont 
surgi  ici  et  là  sur  notre  territoire.  Nous  proclamons 
avec  un  orgueil  légitime  que,  en  égard  au  chiffre  de  la 
population,  le  Canada  est  le  pays  du  monde  ou  le 
mouvement  commercial  est  le  plus  considérable. 
D'après  les  statistiques  son  commerce  extérieur 
atteindra  en  1907  environ  $580,000,000.  Le  ministre 
des  finances    constate  que  pendant  les  dix  mois  se 


286  l'indépendance  économique 

terminant  le  30  avril  1806,  les  principales  exporta- 
tions se  chiffraient  comme  suit  :  mines  $27,500,000  ; 
pêcheries  $13,100,000  ;  produits  de  la  forêt  $28,500,- 
000  ;  animaux  et  leurs  produits  $56,600,000  ;  agricul- 
ture $44,100,000  ;  manufactures  $20,000,000.  Certes, 
ce  sont  là  de  beaux  résultats,  mais  il  est  bien 
évident  que  les  produits  fabriqués  de  la  forêt,  qui 
devraient  être,  avec  l'agriculture,  notre  principale 
industrie,  tiennent  peu  de  place  dans  ee  tableau. 
Quelques  pionniers  seuls  nous  montrent  la  voie.  Leurs 
efforts  isolés  sont  à  la  grande  industrie  organisée  ce 
que  serait  une  guerre  de  pa  rtisans  à  la  grande  guerre 
faite  par  des  armées  régulières  et  bien  disciplinées. 
C'est  un  instrument  infiniment  moins  puissant  et 
moins  redoutable,  avec  lequel  nous  tenterions  vaine- 
ment de  soutenir  longtemps  la  lutte. 

Il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  ces  diverses  considé- 
rations ;  ce  sont  les  seules  qui  nous  poussent  à  écrire. 
Nous  n'avons  pas  l'expérience  pratique  qui  nous 
permettrait  d'entrer  dans  les  détails  ;  nous  ne  pou- 
vons en  somme  que  dire  à  nos  compatriotes,  comme 
jadis  le  philosophe  grec  :  Cultivez  vos  champs,  car 
ceux  que  vous  laisserez  en  friche  tomberont  aux 
mains  de  l'ennemi.  Ces  réflexions  nous  feront  aussi 
comprendre  que  le  rôle  d'une  société  des  industries 
forestières  serait  plus  difficile  et  plus  compliquée  que 
celui  de   la  société    d'industrie    laitière,  bien    que  le 


DU    CANADA    FRANÇAIS  287 


principe  des  deux  associations  doive  être,  dans  notre 
pensée,  le  même. 

Supposons  donc  le  terrain  déblayé  et  préparé  par 
la  promulgation  de  bonnes  lois  forestières  fondamen- 
tales, par  une  éducation  nationale  soignée  et  par 
l'instruction  industrielle  popularisée.  Toutes  ces 
choses  pourraient  être  menées  de  front  et  simultané- 
ment ;  toutes  produiraient  en  peu  de  temps  des 
résultats  utiles  et  donneraient  un  appui  de  plus  en 
plus  solide  à  l'œuvre  de  la  Société,  en  faisant  cons- 
tamment appel  aux  forces  vives  de  la  nation  et  à 
l'effort  de  toutes  les  institutions  nationales. 

En  même  temps  que  tout  cela -se  prépaierait,  la 
Société  commencerait  son  œuvre  par  l'établissement 
d'une  grande  école  théorique  et  pratique  des  industries 
forestières.  Dans  le  but  d'obtenir  une  diffusion  plus 
prompte  et  plus  complète  des  meilleures  méthodes  à 
suivre  pour  assurer  la  protection  de  la  forêt  et  la 
production  forestière,  la  fabrication  des  produits 
forestiers  et  en  général  l'avancement  de  l'industrie 
forestière,  elle  établirait  dans  un  endroit  favorable 
du  domaine  public,  une  école  d'industrie  forestièie  et 
une  fabrique  modèle.  Avec  le  temps  on  pourrait 
établir  plusieurs  de  ces  institutions.  Dans  ces  écoles 
on  donnerait  aux  élèves  une  connaissance  pratique  de 
toutes  les  espèces  d'exploitations  forestières,  dont  un 
bureau  de  recherches  industrielles,  attaché  à  l'établis- 


288  l'indépendance  économique 

sèment,  augmenterait  sans  cesse  le  nombre.  On 
s'efforcerait  aussi  de  perfectionner  constamment  les 
procédés  et  l'on  créerait  par  ce  moyen  des  foyers  de 
développement  industriel  forestier.  Au  bout  de  peu 
d'années  les  produits  des  fabriques  exploitées  par  le 
personnel  des  écoles,  paieraient  la  plus  grande  part 
des  dépenses  de  ces  établissements. 

Les  membres  de  la  Société  des  industries  forestières 
se  recruteraient  dans  toutes  les  professions,  mais  on  y 
trouverait  sans  doute  en  grand  nombre  des  industriels 
éclairés  et  patriotiques,  soucieux  du  succès  général  de 
l'œuvre  et  dont  l'autorité  contribuerait  à  étendre  son 
influence  sur  tout  le  territoire  où  elle  opérerait. 
Pour  comprendre  quelle  devrait  être  son  œuvre, 
il  faut  d'abord  constater  où  nous  en  sommes  au  point 
de  vue  du  développement  des   industries  forestières. 

Au  chapitre  précédent,  nous  avons  dit  quelques 
mots  de  l'état  actuel  de  la  forêt.  Nous  avons  constaté, 
en  le  déplorant,  combien  peu  le  public  s'intéresse  à 
cette  chose  vitale.  Voyons  maintenant  où  en  est 
l'exploitation.  Pour  plus  de  clarté,  laissons  de  côté 
tous  les  produits  de  la  forêt  qui  n'entrent  pas  dans  la 
catégorie  des  véritables  industries  forestières.  Ainsi, 
en  1903,  le  Canada  a  exporté  pour  841,000,000 
de  bois  brut  ou  à  demi  fabriqué.  C'est  là  exporter 
notre  capital, notre  matière  première  et  nous  appauvrir 
d'autant.     Il    n'entre    pas    dans    notre    projet    de 


DU  CANADA    FRANÇAIS  289 

demander  qu'on  prohibe  cette  exportation  ;  nous 
voudrions  seulement  qu'on  rende  l'exportation  du 
bois  moins  avantageuse  que  la  fabrication  dans  le 
pays,  au  moyen  d'une  politique  industrielle  bien 
conçue. 

Pour  avoir  une  idée  du  peu  de  fabrication 
forestière  réelle  qui  se  fait  au  Canada,  il  faut  s'arrêter 
à  l'industrie  de  la  pâte  de  bois,  qui  est  à  la  base  de 
la  vraie  industrie  forestière.  En  1903,  le  Canada 
tout  entier  ne  comptait  que  trente-neuf  moulins 
à  pâte  dont  le  produit  total  s'élevait  à  215,619 
tonnes,  soit  une  moj^enne  de  7,067  tonnes  par  moulin. 
Sur  la  valeur  totale  de  cette  pâte,  c'est-à-dire  de 
cette  matière  première  ainsi  produite  ($5,219,892)  on 
n'en  a  conservé  que  $2,206,451  pour  alimenter  l'indus- 
trie canadienne.  Tout  le  reste  a  été  envoyé  à  l'étranger 
pour  nous  revenir  sous  diverses  formes.  En  1903, 
en  effet,  le  Canada  importait  pour  $2,210,364  de 
papier  seulement,  et  l'importation  de  ces  marchan- 
dises à  base  de  bois,  que  nous  pourrions  pourtant 
produire  nous-mêmes  avec  tant  d'avantage,  augmente 
d'année  en  année.  Nous  savons  de  plus  que  le 
Canada  n'exporte  pas  seulement  de  la  pâte  ;  il 
exportait,  en  1903,  pour  $1,558,563  de  bois  à  pâte 
aux  Etats-Unis  seulement.  Comme  c'est  la  province 
de  Québec  surtout  qui  produit  et  qui  produira  à 
l'avenir  la  pâte  et  le  bois  à  pâte,  il  s'en  suit  que  c'est 


290  l'indépendance  économique 


la  population  française  qui  s'appauvrit  le  plus  en 
exportant  une  matière  première  qu'elle  pourrait 
fabriquer  dans  le  pays.  Pour  se  faire  une  idée  de 
l'étendue  de  cette  perte  il  ne  suffit  pas  de  savoir  que 
le  papier  le  plus  grossier  valait,  en  1903,  à  peu  près 
$46.  la  tonne,  tandis  que  la  pâte  n'en  valait  guère 
plus  de  $20.  Il  ne  suffit  pas  non  plus  de  constater 
que  le  bois  à  pâte  vaut  beaucoup  moins  encore 
proportionnellement.  Il  faut  encore  calculer  la  perte 
économique  qu'entraîne  l'absence  des  industries 
forestières  dont  la  pâte  et  le  bois  à  pâte  forment  la 
matière  première.  Nous  n'avons  pas  devant  nous  les 
données  nécessaires  pour  en  faire  le  calcul,  même 
approximatif,  mais  la  perte  annuelle  est  quelque 
chose  d'incroyable.  Il  ne  faut  pas  oublier  non  plus 
que  l'exportateur  des  matières  premières  est  presque 
toujours  socialement  inférieur  à  celui  qui  les  fabrique 
et  que  cette  sorte  de  déchéance  sociale  est  plus  fatale 
à  un  peuple  que  le  serait  un  désastre  militaire  ou 
financier. 

Ce  n'est  là  qu'une  seule  des  sources  de  richesse 
que  nous  gaspillons.  Il  faudrait  être  aveugle  pour 
ne  pas  les  voir  de  tous  les  côtés.  Une  des  industries 
forestières  les  plus  lucratives  de  l'avenir  sera  certai- 
nement celle  de  l'érable.  Il  est  établi  par  des  expé- 
riences que  la  sève  d'érable  se  distille  très  bien,  que 
l'on  peut  en  extraire  une  boisson  saine  et  délicieuse 


DU    CANADA    FRANÇAIS  291 

qui  se  vendrait  mieux  que  le  rhum  et  dont  nous 
aurions  à  peu  près  le  monopole.  Nos  érablières  sont 
en  plein  rapport,  et  le  produit  en  sucre  et  en  sirop 
s'exporte  en  grandes  quantités  aux  Etats-Unis. 
Cependant,  comme  tout  ce  qui  ne  s'améliore  pas  par 
les  procédés  scientifiques,  ce  produit  est  un  peu 
déprécié,  et  si  nous  n'y  prenons  pas  garde,  bientôt  les 
forêts  d'érable  seront  rasées  et  le  bois  expédié  en 
Angleterre.  La  statistique  établit  que,  pour  le  moment, 
nos  érablières  diminuent  peu  et  qu'il  serait  facile  de 
trouver  en  elles  la  matière  première  d'une  industrie 
vaste  et  vraiment  nationale.  Pour  cette  industrie 
spéciale,  il  serait  nécessaire  de  modifier  quelque  peu 
les  lois  d'accise  existantes,  et  jusqu'à  présent  le 
ministère  du  Revenu  n'a  pas  crû  pouvoir  le  faire, 
surtout  parceque  ceux  qui  lui  en  faisaient  la  propo- 
sition ne  jouissaient  pas  d'une  autorité  suffisante.  Une 
société  des  industries  forestières  serait  en  mesure  de 
faire  des  expériences  sur  une  grande  échelle  ;  elle 
pourrait  négocier  dans  des  conditions  avantageuses  et 
avec  une  entière  responsabilité.  Il  ne  faut  pas 
oublier,  en  effet,  qu'un  service  comme  celui  de  l'accise 
ne  saurait  être  facilement  dérangé  et  que  le  ministre 
est  souvent  obligé  d'éconduire  des  solliciteurs  de 
bonne  foi  à  cause  de  la  multitude  des  tentatives 
frauduleuses  qu'il  est  de  son  devoir  de  décourager. 
Les  industries  dites   ménagères   ne   peuvent  pas 


292 


l'indépendance  économique 


être  classées  directement  parmi  les  industries  fores- 
tières. Cependant  elles  s'y  rattachent  de  plusieurs 
manières,  surtout  à  cause  de  leur  caractère  éminem- 
ment national  et  des  perfectionnements  qu'on  peut  y 
apporter  par  l'usage  des  machines  électiûques  mues 
par  les  cours  d'eau,  qui  sont  du  domaine  de  la  forêt. 
L'importance  sociale  et  économique  de  ces  industries 
est  immense.  Elles  assurent  de  l'emploi  rémunéra- 
teur à  tous  les  membres  de  nos  nombreuses  familles 
agricoles.  Leurs  produits  sont  encore  fort  estimés. 
Nous  connaissons  tous  le  prix  et  la  qualité  de  ces 
étoffes  de  toile  et  de  laine  que  chacun  s'arrache. 
Voilà  certes  une  source  de  richesse  publique  qu'il 
importe  de  ne  point  laisser  se  tarir.  Et  cependant  la 
production  semble  être  devenue  si  peu  importante 
que  le  dernier  recensement  la  néglige  complètement. 
Voici  le  résumé  de  la  statistique  préparée  par  M.  J.  A. 
Doyon,  pour  la  province  de  Québec  : 


1841 
vgs. 

1851 
vgs. 

1801 
vgs. 

1871 
vgs. 

1881 
vgs. 

1891 
Vga. 

1901 
vgs. 

Etoffe  du  pays  . . . 
Flanelle  du  pays. 

746,685 
655,019 
857,623 

734,533 
856,445 
929,043 

902,191 
1,231,975 
1,021,443 

3,339,766 

2,958,180 

2,205,014 

1,559,410 

1,130,301 

568,359 

Ici  cependant  il  faut  nous  entendre.     De  ce  que 


DU  CANADA   FRANÇAIS  293 

le  recensement  ne  tient  pas  compte  de  ces  industries 
domestiques,  il  ne  faudrait  pas  en  conclure  qu'elles 
ont  complètement  disparu.  Dans  bien  des  endroits, 
sans  doute,  on  fabrique  encore  l'étoffe  et  la  toile  à  la 
maison,  et  la  statistique  aurait  dû  le  constater.  Mais 
dans  la  plupart  des  localités,  cette  industrie  évolue  et 
cette  évolution  indique  un  progrès.  Dans  plusieurs 
paroisses  on  a  établi  des  fabriques  considérables  où 
les  cultivateurs  envoient  leur  laine.  On  la  file  et  on 
la  leur  renvoie  sous  forme  d'étoffes  de  différentes 
espèces,  en  conservant  une  certaine  quantité  comme 
prix  de  fabrication.  Dans  d'autres  fabriques,  on 
achète  la  laine.  Le  produit  est  sans  doute  inférieur, 
quant  à  la  solidité  et  à  la  durée,  à  la  vraie 
production  domestique,  mais  il  est  supérieur  pour  ce 
qui  est  de  l'apparence  et  du  fini.  Il  y  a  là  des 
éléments  importants  à  recueillir  et  à  encourager.  Du 
reste,  nous  le  répétons,  le  travail  à  la  maison,  malgré 
certains  inconvénients  que  la  .science  signale,  est 
devenu  non  seulement  possible  mais  lucratif,  au 
moyen  des  installations  peu  dispendieuses  qui  fonc- 
tionnent en  France  et  qu'une  société  des  industries 
forestières  pourrait  introduire  ici.  Ce  serait  surtout 
un  puissant  encouragement  à  la  colonisation  et  une 
source  de  richesse  pour  le  colon. 

Ce  sont  ces  pertes  économiques  constantes  que 
nous  constatons    de    tous  côtés   que  notre  Société  se 


294  l'indépendance  économique 


chargerait  de  diminuer,  sinon  de  faire  cesser  complè- 
tement. Tout  en  formant,  au  moyen  de  ses  écoles,  de 
bons  contre-maîtres  et  des  entrepreneurs  d'industrie, 
dont  on  faciliterait  l'établissement  et  le  groupement 
au  moyen  du  crédit  industriel,  elle  devrait  rechercher 
dans  la  province  où  elle  opère,  les  endroits  favorables 
à  la  fondation  d'industries  forestières. 

Il  faudrait,  bien  entendu,  distinguer  entre  les 
régions  favorables  à  l'agriculture  et  celles  qui  ne 
le  sont  pas.  Dans  ces  dernières,  le  gouvernement 
pourrait  concéder,  pour  une  période  déterminée,  des 
coupes  considérables  et  des  forces  hydrauliques,  à 
des  individus  et  à  des  compagnies  industrielles,  mais 
à  la  condition  de  la  pratique  de  la  coupe  réglée 
et  de  l'inspection  par  des  officiers  soumis,  comme  le 
sont  aujourd'hui  les  inspecteurs  laitiers,  à  la  direction 
de  l'association  forestière.  On  exigerait,  naturelle- 
ment l'établissement  d'une  fabrique  et  l'on  stipulerait 
la  nullité  absolue  des  concessions  au  cas  d'inexécution 
des  conditions  du  bail. 

Dans  les  endroits  jugés  propres  à  l'agriculture, 
c'est-à-dire  dans  la  grande  majorité  des  cas,  la 
manière  de  procéder  serait  différente.  Là  on  ne 
concéderait  pas  de  coupes  de  bois,  au  sens  ordinaire 
de  ce  mot.  Le  devoir  de  la  Société,  appuyée  par  le 
gouvernement,  serait  de  provoquer  des  groupements 
de  colons  sur   les  points   avantageux,  surtout   aux 


DU  CANADA  FRANÇAIS  295 

endroits  où  peuvent  se  trouver  des  chûtes  d'eau  de 
puissance  suffisante. 

Les  colons  de  chacun  de  ces  groupements  s'enga- 
geraient d'avance  à  pratiquer  une  exploitation  fores- 
tière sur  le  plan  suivant  :  chaque  colon,  après  avoir 
accompli  les  conditions  ordinaires  d'établissement  et 
de  défrichement,  recevrait  un  titre,  disons  à  deux 
cents  acres  de  terre  au  lieu  de  cent  acres,  dans  les 
circonstances  ordinaires,  et  dont  il  s'engagerait  à 
tenir  une  portion  déterminée  en  coupe  réglée.  C'est 
toujours  le  principe  de  la  permanence  de  la  forêt. 

Les  bois  provenant  de  cette  coupe,  lesquels  feraient 
partie  de  leur  récolte  annuelle,  les  colons  s'enga- 
geraient à  ne  pas  les  vendre  directement,  mais  à 
les  porter  à  la  fabrique  qui  serait  établie  dans  leur 
voisinage  et  dont  ils  seraient  les  actionnaires.  Cette 
fabrique,  conduite  par  un  homme  entendu  et  soumise 
aussi  à  l'inspection,  ne  fabriquerait,  la  plupart  du 
temps,  que  le  bois  à  pâte  et  ses  produits  secondaires. 
Ce  ne  serait,  à  propre  ment  parler,  dans  bien  des  cas, 
qu'une  scierie,  dont  les  colons  ainsi  groupés  seraient 
conjointement  les  propriétaires  ou  les  patrons,  pour 
une  époque  déterminée. 

On  pourrait  limiter  les  baux,  lorsqu'il  s'agirait 
d'une  chute  d'eau,  à  trente,  cinquante  ou  quatre- 
vingt-dix-neuf  ans,  comme  on  le  jugerait  à  propos; 
mais  il  faudrait  que,  dans  un    temps    déterminé,  la 


296  l'indépendance  économique 


force  hydraulique  fit  retour  au  domaine  public  ; 
après  quoi  le  gouvernement  serait  libre  de  renouveler 
le  bail  aux  conditions  que  dicterait  l'intérêt  général. 
Seules  les  terres  agricoles  doivent  faire  exception  à 
cette  règle,  et  encore  à  la  condition  immuable  qu'une 
proportion  déterminée  de  ces  terres  reste  en  forêt  et 
en  coupe  réglée.  Sans  doute,  la  loi  de  ce  chef  devra 
avoir  une  certaine  élasticité  ;  il  faut  prévoir  les 
mutations  et  surtout  les  divisions  de  la  propriété. 
L'essentiel,  dans  1  intérêt  des  individus  comme  du 
public,  c'est  que  la  permanence  de  la  forêt  et  de  la 
production  forestière  soit  maintenue  ;  que  l'industrie 
forestière  soit  active  et  une  source  de  prospérité 
générale. 

Au  bout  de  quelques  années  et  lorsque  l'éducation 
populaire  en  la  matière  serait  faite,  cette  loi  mainte- 
nant la  permanence  de  la  forêt  fonctionnerait  partout 
d'elle-même,  par  la  force  de  l'opinion,  comme  toutes 
les  lois  fondamentales  du  pays.  On  ne  songerait  pas 
plus  à  détruire  ou  à  voler  la  forêt  qu'à  tuer  ou  voler 
les  bestiaux  et  les  moutons  dans  les  champs. 

La  tâche  de  la  société  des  industries  forestières, 
très  pénible  au  début,  parce  qu'il  lui  faudrait  s'occuper 
d'une  foule  de  détails  élémentaires  et  lutter  contre 
l'ignorance  publique, deviendrait  bientôt  plus  agréable. 
Elle  resterait  libre  de  s'occuper  des  autres  branches 
du  développement  industriel  et  sa  surveillance  gêné- 


DU    CANADA    FRANÇAIS  297 

raie  ne  serait  plus  qu'une  question  d'administration 
régulière.  Elle  pourrait  dès  lors  donner  toute  son 
attention  à  l'industrie  proprement  dite. 

Si  une  pareille  méthode  venait  à  se  généraliser 
dans  notre  pays,  les  résultats  en  seraient  certainement 
merveilleux.  On  comprend  quel  élan  donnerait  à  la 
colonisation  ce  système  de  colons  industriels  proprié- 
taires. Les  terres  publiques  se  peupleraient  très 
rapidement  ;  chaque  colon,  en  etf'et,  trouverait  dès  le 
début,  la  vie  assurée  et  même  une  aisance  relative. 
Il  pourrait,  l'été,  s'occuper  exclusivement  de  son  travail 
agricole,  étant  assuré  d'avance  de  trouver  un  marché 
pour  ses  produits  forestiers  et  du  crédit  dont  il  pourra 
vivre  en  attendant  la  moisson.  Les  matières  en  partie 
fabriquées,  il  pourrait,  si  cela  lui  en  était  avantageux, 
les  exporter.  Rien  dans  la  loi  ne  l'empêcherait  de  le 
faire.  Mais  ici  encore  la  Société  interviendrait  pour 
lui  trouver,  au  Canada,  des  marchés  plus  avantageux, 
soit  en  surveillant  les  taux  de  transport  sur  les  voies 
ferrées,  lesquels,  présentement,  n'offrent  aucun  avan- 
tage à  la  fabrication  domestique,  soit  par  d'autres 
moyens  qui  seraient  à  sa  disposition. 

Cette  matière  première,  produite  en  abondance  et 
à  des  prix  raisonnables  et  stables,  par  les  sjmdicats 
de  colons,  serait  donc  dirigée  vers  les  fabriques  cana- 
diennes qui  trouveraient  un  grand  avantage  à  n'avoir 
pas  à  s'occuper  elles-mêmes  de  la  coupe  du  bois.     Le 


298  l'indépendance  économique 


directeur  d'une  de  nos  plus  grandes  exploitations  nous 
faisait  précisément  cette  remarque,  il  y  a  peu  de 
temps.  Il  se  plaignait  qu'il  était  obligé  de  concéder 
la  coupe  du  bois  à  pâte  à  forfait,  et  que  cela  détério- 
rait ses  "  limites.  "  L'industrie  y  trouverait  donc 
aussi  son  compte.  Elle  pourrait  se  lancer  dans  des 
entreprises  plus  considérables,  étant  assurée  d'une 
source  intarissable  de  matière  première.  Tout,  en 
effet,  serait  systématisé  et  régularisé. 

La  Société  des  industries  forestières,  dans  son 
effort  pour  écouler  avantageusement  les  produits  des 
syndicats  agricoles  de  bois  à  pâte  et  d'autres  matières 
premières,  serait  naturellement  portée  à  donner  une 
attention  spéciale  aux  pulperies  proprement  dites 
et  aux  établissements  de  fabrication  supérieure. 
Encouragées  par  cet  immense  avantage  d'une  matière 
première  abondante  et  régulière  et  par  les  autres  qu'on 
leur  offrirait,  et  qui  découleraient  du  système  même,ces 
fabriques  surgiraient  probablement  en  grand  nombre. 
Les  unes  proviendraient  de  l'initiative  de  capitalistes 
indépendants,  les  autres  seraient  les  créations  des 
élèves  sortant  des  écoles  d'industrie  forestière  et 
ayant  accepté  les  avances  des  caisses  de  crédit 
industriel,  ainsi  que  les  conditions  qui  y  seraient  atta- 
chées. Ces  conditions  n'auraient  pour  but  que  d'assurer 
l'excellence  de  la  fabrication,  la  permanence  de 
l'industrie    et     aussi,     naturellement,     une    garantie 


DU    CANADA    FRANÇAIS  299 


raisonnable  pour  les  sommes  avancées.  Mais  toutes 
profiteraient  également  des  incessantes  recherches  de 
la  Société  des  industries  forestières,  toutes  bénéficie- 
raient de  la  publicité  et  des  avantages  généraux  que 
cette  organisation  donnerait  à  l'industrie  entière  (1). 
A  côté  de  l'industrie  forestière  surgiraient  bientôt 
une  foule  d'autres  industries,  particulièrement  celle 
de  la  métallurgie  électrique.  Nous  verrions  de 
nouveau  les  chantiers  de  construction  maritime  pros- 
pérer sur  les  bords  du  Saint-Laurent.  Grâce  à  elle, 
la  marine  commerciale  canadienne, — sans  parler  des 
avantages  qui  en  résulteraient  pour  la  marine 
militaire — prendrait  rang  parmi  les  plus  importantes 
du  monde,  et  nos  marins,  les  plus  robustes  et  les  plus 
hardis  de  l'univers,  transporteraient  sur  nos  vaisseaux, 
aux  quatre  coins  du  monde,  les  produits  de  notre 
industrie.  Et  ces  produits  seraient  supérieurs  aux 
autres  produits  du  même  genre  fabriqués  ailleurs, 
parce  que  nous  aurions  au  Canada  le  monopole  d'une 
matière  première    abondante  et  à   bon    marché,    un 


(1)  Il  semble  presque  oiseux  défaire  remarquer  combien  tout 
cela  serait  avantageux  pour  le  trésor  public.  Le  gouvernement  qui 
serait  en  partie  le  créateur  de  cette  richesse,  aurait  acquis  le  droit 
de  détourner  un  filet,  bien  mince  relativement  aux  résultats  géné- 
raux, mais  immense  dans  la  pratique,  vers  l'école,  vers  les  chemins 
de  colonisation,  vers  l'encouragement  des  arts,  etc. 


300  l'indépendance  économique 


système  de  production  scientifique  et  économique  et 
enfin  une  population  ouvrière  d'élite  combinant  les 
qualités  artistiques  du  génie  français  avec  les  qualités 
pratiques  du  génie  anglo-saxon. 

Le  système  d'organisation  industrielle  que  nous 
venons  ainsi  d'esquisser  offre  l'avantage  de  ne  rien 
déranger  de  ce  qui  existe  actuellement  et  de  ne  léser 
aucun  droit  acquis.  Personne  ne  pourrait  s'en  plain- 
dre, ni  le  cultivateur,  ni  le  colon,  ni  le  commerçant  de 
bois.  La  loi  n'aurait  pas  d'effet  rétroactif.  Le  colon 
déjà  établi  au  moment  de  sa  promulgation  ne  serait 
pas  tenu  à  la  coupe  réglée  sur  son  lot.  S'il  adoptait 
ce  système  par  la  suite,  ce  serait  parce  qu'il  en  aurait 
compris  les  avantages.  De  même,  rien  ne  l'empêche- 
rait de  continuer  à  vendre  son  bois  précieux  aux 
Américains,  si  tel  était  son  bon  plaisir.  Il  cesserait 
graduellement  de  le  faire,  sans  doute,  mais  ce  serait 
pour  la  raison  qu'il  trouverait  un  meilleur  marché  à 
sa  porte. 

De  même,  le  commerçant  continuerait  de  régner 
dans  ses  coupes  de  bois,  diminuées  cependant  par  les 
progrès  rapides  de  la  colonisation.  Il  ne  faut  pas 
oublier,  en  effet,  que  les  groupements  de  colons 
pourraient  se  faire  légalement  sur  les  terres  concédées 
pour  la  coupe,  et  que  même  l'enlèvement  du  bois 
d'oeuvre  par  le  commerçant,  si  celui-ci  se  conforme 


DU  CANADA  FRANÇAIS  301 


à  la  lettre  de  la  loi,  ne  pourrait  retarder  que 
de  quelques  années  la  mise  en  coupe  réglée  des  terres 
ainsi  prises  par  des  groupes  de  colons  aux  conditions 
nouvelles.  Chaque  année  donc,  le  commerçant  ferait, 
comme  par  le  passé,  sa  dispendieuse  récolte  et  paierait 
les  droits  de  coupe  au  trésor  public.  Mais  sur  lui 
aussi,  le  nouveau  système  produirait  bientôt  un 
bienfaisant  effet.  Alors  qu'il  avait  la  certitude  de 
pouvoir  acquérir  à  vil  prix,  parceque  le  public  n'en 
connaissait  pas  la  valeur,  des  coupes  de  bois  d'une 
étendue  illimitée,  il  agissait  en  prodigue.  Mais 
lorsqu'il  s'apercevrait  qu'il  lui  est  désormais  impos- 
sible d'obtenir  de  nouvelles  concessions  aux  conditions 
anciennes,  il  cornm  encerait  à  exploiter  avec  plus 
de  précaution,  il  aurait  plus  soin  de  la  forêt,  source 
de  sa  fortune,  il  prendrait  la  peine  de  l'entretenir 
quelque  peu.  Avec  l'ingénuité  qui  nait  de  la  nécessité, 
il  suppléerait  à  la  diminution  de  ses  revenus  par 
des  économies  dans  l'exploitation,  qu'il  avait  jusqu'a- 
lors jugées  inutiles.  Peu  à  peu  il  s'apercevrait 
qu'avec  des  soins  sa  propriété  lui  rapporte  davantage 
et  qu'à  tout  prendre  sa  situation  s'est  améliorée. 
Dans  bien  des  cas,  il  se  hâterait  de  profiter  des 
avantages  offerts  par  la  Société  des  industries 
forestières  ;  il  aurait  la  sagesse  de  ne  pas  vouloir 
s'isoler  du  mouvement  général  ;  il  deviendrait  lui-même 
manufacturier. 


302  l'indépendance  économique 


Mais,  même  si  le  commerçant  de  bois  se  contentait 
de  son  ancienne  exploitation,  il  cesserait  bientôt 
d'être  dangereux.  Grâce  au  nouvel  esprit  qui  prési- 
derait à  la  mise  en  force  de  la  loi  qui  le  régit  et  par 
suite  de  la  diminution  rapide  de  ses  concessions 
envahies  par  les  syndicats  de  colons,  son  influence  se 
trouverait  très  amoindrie. 

S'il  est  vrai,  comme  nous  le  croyons,  que  le 
commerçant  de  bois,  dans  la  province  de  Québec  du 
moins,  est,  économiquement  parlant,  un  obstacle  au 
progrès,  ce  n'est  pas  sur  lui  que  doit  en  retomber  la 
faute.  Le  commerçant  ne  s'est  jamais  piqué  d'être 
patriote,  il  n'a  pas  prétendu  travailler  pour  l'avenir. 
Il  a  acheté  nos  forêts  puisque  nous  voulions  bien  les 
lui  vendre,  il  les  a  revendues  en  détail  le  plus 
avantageusement  possible  pour  lui-même.  La  marche 
des  choses  est  seule  responsable  de  la  situation 
actuelle  et  il  serait  injuste  d'en  faire  peser  la  respon- 
sabilité sur  les  hommes,  les  partis  ou  les  institutions. 
Au  moment  où  l'on  a  commencé  à  concéder  des 
coupes  de  bois,  personne  ne  pouvait  prévoir  l'impor- 
tance que  prendrait  par  la  suite  l'industrie  forestière. 

Ce  n'est  que  récemment  que  l'opinion  a  commencé 
à  s'émouvoir  à  ce  sujet,  dans  nos  anciennes  provinces. 
Elle  se  trouve  en  présence  d'un  système  depuis 
longtemps  établi  et  qu'il  est  difficile  de  changer 
brusquement.et  d'un  groupe  de  privilégiés  qui  exercent 


DU  CANADA   FRANÇAIS  303 

naturellement  une  grande  influence.  C'est  un  état 
de  choses  malheureux,  il  est  vrai,  mais  en  somme, 
normal  et  légal.  Cette  influence  des  commerçants  de 
bois  peut  nous  sembler  regrettable  au  point  de  vue  de 
la  forêt  et  de  la  colonisation,  mais  on  peut  déjà  en 
voir  le  terme.  Aussi  n'est-ce  pas  de  ce  côté  que  se 
trouve  le  plus  grand  danger.  L'influence  illégale 
qu'exercent  les  trusts  aux  Etats-Unis  et  qu'ils  com- 
mencent à  exercer  ici,  est  bien  autrement  redoutable. 
Nous  savons  tous  que  de  l'autre  coté  de  la 
frontière,  ces  grandes  combinaisons  de  capital  tiennent 
dans  leurs  mains  les  pouvoirs  publics.  Elles  corrom- 
pent les  fonctionnaires  et  réduisent  le  peuple  en 
servage.  Vingt-sept  Etats  et  territoires  dans  la 
république  des  Etats-Unis  ont  promulgué  des  lois 
spéciales  pour  détruire  les  combinaisons  industrielles 
existantes  et  pour  en  empêcher  la  formation  de 
nouvelles.  Quinze  autres  Etats  y  ont  pourvu  dans 
leur  constitution  même.  Outre  ces  mesures  spéciales 
dans  chaque  Etat,  il  y  a  les  lois  fédérales  contre  les 
trusts,  le  Sherman  Act,  1890,  la  Interstate  Commerce 
Law,  1887,  et  autres  encore.  Cela  fait  en  tout  une 
cinquantaine  de  lois  promulguées  aux  Etats-Unis 
contre  les  trusts,  les  déclarant  illégaux,  infligeant  des 
pénalités,  etc.  Cela  n'empêche  pas  ces  organisations 
d'opérer  en  toute  liberté,  de  commettre  sans  cesse  de 
grandes  injustices,  de  tyranniser  le  public  enfin.    Les 


304  l'indépendance  économique 

trusts,  en  effet,  se  moquent  de  la  ioi  ;  ils  passent 
outre  sans  difficulté,  et  les  législateurs  sont  accom- 
modants. Comment  résister  à  de  telles  puissances  ! 
Nous  comprendrons  combien  cela  est  difficile  en 
examinant  ce  qui  se  passe  chez  nous.  Parcourez 
nos  statuts  et  vous  vous  demanderez  pourquoi 
l'on  s'avise  de  demander  des  réformes  en  face  de 
dispositions  aussi  sages  et  aussi  justes.  Ces  sages 
et  justes  lois  ont-elles  jamais  protégé  efficacement 
la  forêt  et  le  colon  ?  Des  lois  de  cette  nature 
restent  sans  valeur  si  ceux  qui  doivent  en  profiter  ne 
s'organisent  pas  aussi  puissamment  que  ceux  qui  ont 
intérêt  à  les  rendre  inopératives.  Pour  protéger  nos 
forêts  et  les  ouvrir  à  l'exploitation  nationale,  pour 
protéger  nos  terres  publiques  et  les  ouvrir  au  colon, 
il  nous  faut  donc  une  organisation  plus  puissante  que 
le  trust. 

Mais  si  d'un  côté  le  trust  entrave  les  libertés 
publiques  et  individuelles,  l'évolution  économique 
dont  il  est  la  manifestation  ne  s'arrêtera  pas,  parce 
qu'elle  est  nécessaire.  Nous  l'avons  vu  dans  une 
étude  précédente,  le  trust,  malgré  ses  griffes,  est  à 
tout  prendre  et  au  point  de  vue  purement  économique, 
un  progrès  ;  c'est  ce  qui  fait  sa  force.  Il  faut  donc, 
pour  lui  résister,  le  combattre  avec  ses  propres  armes. 
Nous  pourrons  le  faire  en  adoptant  ce  qui  est  vrai- 
ment bon    et    progressif   dans  le    système    du  trust, 


DU    CANADA    FRANÇAIS  305 

c'est-à-dire  sa  puissante  organisation  industrielle,  mais 
en  écartant  ce  qui  est  dangereux.  Or  la  combinaison 
industrielle  qui  nous  paraît  le  plus  propre  à  atteindre 
ce  but  serait  celle  qui  aurait  pour  base  une  Société 
des  industries  forestières  telle  que  nous  la  concevons. 

Qu'on  ne  s'imagine  pas  nous  voulons  ici  remplacer 
un  mal  pour  un  mal  plus  grand,  en  supprimant  parmi 
nous  l'initiative  individuelle  et  la  concurrence.  L'on 
verra  par  la  suite  que  la  mise  en  œuvre  de  l'idée  que 
nous  développons  ne  nuirait  en  rien  à  la  liberté 
individuelle  des  personnes  et  des  sociétés  qui  feraient 
partie  de  l'organisation.  Entendons-nous  cependant. 
Il  est  vrai  que  les  combinaisons  industrielles,  même 
les  meilleures,  ont  un  effet  considérable  sur  la  concur- 
rence. Le  trust  s'efforce  de  la  supprimer,  le  cartell 
la  modifie  et  la  régularise,  ce  qui  est  bien  différent. 

Il  n'est  pas  prouvé  que  la  concurrence  intense  et 
dépassant  certaines  limites  est  un  bienfait  pour 
l'industriel  ou  même  pour  le  public.  On  pourrait 
même  soutenir  le  contraire.  La  concurrence  outran- 
cière  donne  lieu  à  d'énormes  gaspillages  et  à  une 
déperdition  considérable  de  la  force  productive.  Elle 
augmente  les  frais  de  fabrication  et  de  vente  et  fait, 
par  conséquent,  hausser  les  prix  que  paie  le  consom- 
mateur. Expliquons  notre  pensée  par  quelques  faits. 
Dans  le  commerce  de  liqueurs,  aux  Etats-Unis,  on  a 
calculé  qu'il  se  dépense  $40,000,000  par  année,  en  sus 


306  l'indépendance  économique 

des  frais  de  fabrication  et  des  droits  d'accise,  pour 
mettre  la  marchandise  sur  le  marché.  Que  dire  des 
dépenses  qu'entraîne  la  publicité  !  il  est  impossible 
d'insérer  une  annonce,  page  pleine,  dans  une  magazine 
ou  une  revue  pour  moins  de  $200,  et  cependant  l'on 
ne  peut  ouvrir  une  revue  américaine  ou  anglaise  sans 
y  trouver  ces  annonces  par  centaines. 

La  fonction  réelle  des  combinaisons  de  capitaux 
c'est  d'éviter  en  grande  partie  les  gaspillages  de  la 
concurrence,  en  organisant  le  plus  avantageusement 
possible  l'énergie  industrielle.  Elles  y  parviennent 
en  assurant  les  arrivées  r  égulières  des  matières 
premières,  en  perfectionnant  la  fabrication,  et  en 
se  ménageant  des  débouchés  stables  et  suffisants.  On 
pourra  lire  à  ce  sujet,  le  livre  de  M.  J.  W.  Jenks, 
The  trust  problem.  M.  Jenks  est  une  autorité.  Il 
est  professeur  de  science  politique  à  l'université 
Cornell  et  membre  de  la  commission  industrielle  des 
Etats-Unis. 

M.  Paul  de  Rousiers,  dans  son  ouvrage  :  Les 
syndicats  industriels  de  producteurs  en  France  et 
à  l'étranger,  résume  avec  une  grande  clarté  la  situa- 
tion économique  dont  les  trusts  sont  une  des  mani- 
festations. Nous  citerons  quelques  passages  de  son 
livre  :  ils  aideront  à  faire  comprendre  l'idée  qui  a 
présidé  au  projet  que  nous  essayons  d'expliquer  dans 
cet  ouvrage  : 


DU    CANADA    FRANÇAIS  307 

"  Quel  que  soit  le  pays  où  s'est  portée  notre 
observation  ;  quelle  que  soit  la  nature  des  syndicats 
de  producteurs  que  nous  y  avons  rencontrés  ;  partout, 
une  cause  déterminante  générale  nous  est  apparue 
comme  leur  origine  commune.  C'est  la  concentration 
industrielle  et  commerciale  nécessitée  par  l'évolution 
économique  moderne  qui  contraint  en  quelque  sorte 
les  industriels  à  se  rapprocher  les  uns  des  autres,  à 
unir  leurs  efforts  pour  se  mettre  à  la  hauteur  des 
circonstances  nouvelles. 

"  Là  même  où  les  syndicats  industriels  donnent 
lieu  aux  abus  les  plus  graves  ;  là  où  ils  excitent  les 
méfiances  les  plus  justifiées  :  là  où  la  loi  elle-même 
cherche  à  empêcher  leur  création,  aux  Etats-Unis, 
nous  voyons  leur  marche  triomphante  se  poursuivre 
avec  un  caractère,  pour  ainsi  dire,  fatal.  Bon  gré, 
malgré,  les  usines  indépendantes  sont  obligées  de  se 
soumettre  à  la  domination  des  trusts  ou  de 
disparaître. 

"  L'ancienne  organisation  industrielle  et  commer- 
ciale se  prêtait  bien  à  l'isolement  des  producteurs  : 
chacun  travaillait  pour  soi  et  uniquement  pour  soi, 
cherchant  à  se  créer  puis  à  se  réserver  une  clientèle, 
luttant  avec  quelques  concurrents  placés  dans  des 
conditions  analogues,  mais  sans  grande  préoccupation 
de  l'équilibre  général  entre  la  production  et  la 
consommation. 


308       l'indépendance  économique 


'•  Il  était  difficile  aussi  d'atteindre  des  marchés 
éloignés  ;  par  suite  la  sphère  d'écoulement  des 
produits  fabriqués  d'une  usine  donnée  était  forcément 
restreinte  ;  par  suite  aussi  chacune  de  ces  sphères  se 
trouvait  isolée  de  la  sphère  voisine. 

"  Aujourd'hui  le  machinisme  permet  une  produc- 
tion dépassant  de  beaucoup  la  demande  et  la  facilité 
des  communications  rend  possible  la  distribution  des 
objets  fabriqués  sur  des  territoires  très  éloignés  les 
uns  des  autres. 

"  Le  besoin  de  concentration  se  manifeste  par 
d'autres  traits.  Au  point  de  vue  industriel,  les  grands 
établissements  ont  sur  les  établissements  modestes 
des  avantages  marqués  ;  le  machinisme  s'y  développe 
dans  des  conditions  plus  favorables  et  d'une  manière 
plus  complète  ;  mais  des  usines  peu  éloignées  peuvent 
quelquefois  s'assurer  des  avantages  en  s'unissant,  en 
se  fusionnant.  Au  point  de  vue  commercial,  des 
usines  même  très  distantes  les  unes  des  autres  ont 
intérêt  à  se  syndiquer,  pour  la  vente  de  leurs 
produits ...  Ce  n'est  pas  tout  :  les  grands  pays 
industriels  pourvus  de  moyens  de  production  très 
supérieurs  à  leur  consommation  personnelle,  cherchent 
des  débouchés  au  dehors.  CTest  l'intérêt  commun  de 
tous  les  fabricants  d'un  même  objet  de  trouver  ces 
déboùclTé^r^trcomTrre-^^opT^rirtaôn  est  coûteuse,  comme 
elle  exige    des   sacrifices  et  comporte    des    aléas,  un 


DU  CANADA   FRANÇAIS  309 

syndicat  puissant  sera  mieux  en  mesure  de  la  conduire 
qu'un  industriel  isolé . .  . 

"  L'évolution  économique  moderne,  en  donnant 
à  la  production  une  élasticité  inconnue  jusqu'alors,  en 
élargissant  les  anciennes  sphères  d'écoulement  des 
produits,  a  créé  des  intérêts  communs  à  de  grandes 
catégories  de  fabricants.  Elle  a  fait  de  la  concentra- 
tion industrielle  une  nécessité.  Elle  a  porté  la 
concentration  commerciale  à  un  degré  encore  plus 
élevé.  Elle  est  bien  la  cause  universelle  des  syndicats 
de  producteurs.  " 

De  tout  ce  qui  précède,  et  c'est,  croyons-nous,  un 
résumé  impartial  de  toutes  les  opinions  autorisées,  il 
découle  les  conséquences  que  voici  : 

L'union  des  producteurs—ponr  Aa  défense  de  leurs 
intérêts  communs  est  une  nécessité  démontrée  de 
l'industrie  moderne  ;  sans  elle  l'industrie  se  trouverait 
affaiblie  et  compromise. 

Cette  union  entre  ceux  qui  exercent  un  même 
genre  d'industrie,  doit  porter  sur  lo  L'obtention 
avantageuse  des  matières  premières  ;  2o  l'excellence 
de  la  fabrication  ;  3o  la  facilité  des  débouchés. 

Cette  union,  cette  discipline  volontaire  à  laquelle 
se  soumettent  ces  producteurs  ne  nuit  pas  essentielle- 
ment à  leur  initiative  et  à  leur  liberté  individuelle. 

Cette  union  est  bienfaisante  pour  les  ouvriers 
autant   que    pour   les    patrons,  puisqu'elle    la  assure 


KS 


310  l'indépendance  économique 


stabilité  du  travail  et  du  salaire,  et  favorise  l'organi- 
sation légitime  des  ouvriers,  laquelle  devient  aussi 
nécessaire  que  l'organisation  de  l'industrie  elle- 
même.  (1) 

Cette  union,  ces  concentrations  de  capitaux  :  trusts, 
jLcartells  ou  syndicats,  forment  des  corporations 
j  puissantes  qui  peuvent  constituer  de  graves  dangers 
pour  la  société  ;  qui,  de  fait,  sont  un  danger  réel  en 
Allemagne  et  surtout  aux  Etats-Unis,  où  elles  se 
développent  de  plus  en  plus,  en  dépit  des  lois  dont 
elles  ne  tiennent  aucun  compte. 

Ce  danger  disparaît  lorsque  l'autorité  de  l'Etat 
n'est  pas  confisquée  au  profit  des  organisations  indus- 
trielles, en  d'autres  termes,  quand  celles-ci  nepeuvent 
pas  se  rendre  coupables  d'abus  politiques  et  d'actes 
oppressifs  a  l'encontre  de  l'intérêt,  des  .ritoyensjgn 
génjéral. 

Or  nous  disons  que  le  projet  que  nous  avons 
esquissé  dans  ces  pages,  offre  la  plupart  des  avantages 
de  la  concentration  industrielle,  tout  en  évitant  la 
plupart  de  ses  inconvénients. 


(1)  Il  n'est  pas  nécessaire  de  dire  que  l'organisation  vraiment 
utile  à  l'ouvrier  et  à  l'industrie  n'est  pas  celle  qui  existe  trop  sou- 
vent de  nos  jours  et  dans  notre  pays.  M.  Maurice  Schwob,  dans 
son  livre  :  "  Avant  la  Bataille,  "  déjà  cité,  explique  ce  que  c'est 
que  la  vraie  organisation  ouvrière.  Tout  sou  ouvrage  est  à  lire,  et 
nous  regrettons  de  ne  l'avoir  lu  qu'après  que  ces  études  fussent  en 
grande  partie  imprimées. 


DU   CANADA  FRANÇAIS  311 


L'on  y  trouve  les  éléments  utiles  de  la  concentra- 
tion industrielle  :  arrivages  réguliers  des  matières 
premières  ;  inspection  des  fabriques,  gradation  et 
classification  de  leurs  produits  ;  suppression  de  la 
concurrence  excessive,  si  ce  n'est  quant  à  la  qualité 
des  produits,  le  tout  grâce  à  l'initiative  autorisée 
d'une  Société  puissante  dont  le  seul  intérêt  est 
l'intérêt  général  et  qui  s'occupera  activement  des 
débouchés  extérieurs  pour  les  produits  dont  elle  aura 
surveillé  et,  en  quelque  sorte,  dirigé  la  fabrication. 

L'industrie  forestière  ainsi  organisée  serait  assurée 
d'une  matière  première  abondante  à  des  prix  stables 
et  raisonnables.  A  la  longue,  en  effet,  elle  finirait  par 
compter  presque  exclusivement,  pour  son  approvision- 
nement, sur  les  syndicats  de  colons  et  autres  établis- 
sements du  même  genre,  tous  plus  ou  moins  directe- 
ment affiliés  à  la  Société  des  industries  forestières. 

L'excellence  des  produits  devrait  se  maintenir 
grâce  aux  expériences  constantes  de  science  appliquée 
qui  seraient  conduites  sous  les  auspices  de  la  Société, 
dont  les  industriels  eux-mêmes  feraient  partie,  et 
aussi  par  suite  de  l'inspection  régulière  et  la  grada- 
tion uniforme  qui  en  serait  faite  en  vue  de  leur  vente 
surtout  à  l'étranger. 

Les  industriels  n'auraient  pas  à  redouter  les 
tarifs  différentiels  ou  les  "  rebates  "  secrets  sur  les 
voies  ferrées.     De  ce  côté  aussi  ils    seraient  protégés, 


312  I/INDÉPENDANCE  ÉCONOMIQUE 


tant  pour  leurs  achats  que  pour  leur  ventes,  par  les 
intérêts  solidaires  de  tous  représentés  par  une  orga- 
nisation assez  puissante  pour  réagir  contre  toute 
tentative  frauduleuse. 

Ils  n'auraient  pas,  non  plus,  à  s'occuper  directe- 
tement  de  la  question  des  débouchés,  car  la  Société, 
soutenue  par  le  gouvernement  et  agissant  avec  le 
crédit  et  l'autorité  que  lui  donnerait  le  contrôle 
supérieur  qu'elle  exercerait,  assurerait  l'écoulement 
des  produits  fabriqués.  Cette  tâche  lui  serait  d'autant 
plus  facile  que  les  produits  forestiers  canadiens  se 
trouveraient  avoir  pratiquement  un  monopole  sur 
les  marchés  du  monde,  par  suite  de  la  situation 
particulière  où  se  trouveraient  nos  industriels  et  de 
leur  puissante  organisation. 

Une  telle  organisation  ne  pourrait  manquer  de 
faire  à  l'ouvrier  une  place  large  et  honorable.  Ses 
intérêts  seraient  assurés  puisqu'un  des  premiers  soins 
de  l'association  serait  de  l'instruire  et  de  développer 
en  lui  ses  précieuses  qualités  natives.  De  plus,  la 
fabrique  et  l'atelier  n'auraient  pas  sur  lui  une 
influence  aussi  débilitante  que  s'il  travaillait  dans 
d'autres  conditions  ;  il  ne  se  grouperait  pas  dans  les 
grands  centres  ;  il  travaillerait  dans  la  forêt,  dans  le 
voisinage  des  eaux,  il  serait  en  contact  constant  avec 
la  population  agricole  où  il  se  recruterait  et  avec  la 
vie  morale  et  intellectuelle  que  lui  ouvriraient  l'édu- 


DU    CANADA     FRANÇAIS  313 

cation  et  l'instruction.  Il  se  préparerait  à  se  super- 
poser aux  éléments  étrangers  qui  envahiront  bientôt 
le  Canada  français. 

Nous  trouvons  donc  ici  à  peu  près  tous  les 
avantages  de  la  concentration  industrielle.  D'autre 
part,  nous  ne  croyons  pas  qu'il  serait  facile  de 
convertir  cette  puissance  bienfaisante  en  un  pouvoir 
abusif.  Les  intérêts  vitaux  du  pays  se  feraient  ici 
contrepoids  sans  être  portés  à  s'entre  détruire.  Les 
grands  industriels  seraient  intéressés  à  promouvoir 
l'agriculture  et  la  colonisation,  car  ils  dépendraient 
d'elles  pour  la  main-d'œuvre  et  pour  la  fourniture  de  la 
matière  première.  Les  agriculteurs  et  les  colons 
s'intéresseraient  à  la  prospérité  des  industries  dont  ils 
seraient  devenus  les  fournisseurs,  et  ne  tendraient 
plus  autant  à  abandonner  les  champs  pour  les  grands 
centres  démoralisateurs. 

Par  suite  de  tous  ces  intérêts  solidaires  travaill- 
ant de  concert,  il  ne  pourrait  plus  être  question  de 
ces  malheureuses  lois  d'exception  qu'on  impose  trop 
souvent  aujourd'hui  aux  législatures  et  qui  portent  à 
leur  face  la  preuve  des  difficultés  sociales  et  écono- 
noniiques  au  milieu  desquelles  nous  nour  débattons 
avec  toute  l'impuissance  d'un  homme  qui  se  noie. 

Que  la  situation  serait  différente,  qu'elle  serait 
terrible  ,  si  quelque  combinaison  énorme  de  capital 
américain   s'emparait   définitivement   de    nos    terres 


314  l'indépendance  économique 


publiques,  de  nos  fleuves  et  de  nos  forêts  !  Et  cela 
arrivera,  si  nous  nous  ne  savons  pas  l'empêcher.  Elle 
acquerrait  d'immenses  coupes  de  bois,  tout  ce  qui 
reste  encore  de  notre  domaine  forestier  :  elle  en 
chasserait  définitivement  le  colon  et  l'agriculteur, 
l'espoir  de  notre  avenir.  Elle  dévasterait,  suivant  la 
méthode  du  commerçant  actuel  ;  elle  ferait,  pendant 
quelques  années,  une  fabrication  intensive,  puis  elle 
disparaîtrait  de  nos  bois  épuisés,  nous  ayant  privé 
non  pas  seulement  de  nos  richesses  économiques,  mais 
aussi,  presque  certainement,  de  notre  indépendance 
politique,  et  de  notre  idéal  si  précieux,  laissant  pour 
tout  partage  à  ceux  qui  auront  voulu  rester  fidèles  à 
la  tradition  et  à  l'aspiration  nationale,  la  ruine  et  le 
désespoir.  C'est  la  conclusion  logique  de  ce  que  nous 
avons  dit  jusqu'ici.  En  général,  celui  qui  veut  poser 
en  prophète  risque  fort  d'être  démenti  par  l'événe- 
ment. Mais  ici  il  n'y  a  pas  d'erreur  possible  et  la 
situation  est  claire  comme  le  jour. 

Le  Canada  ne  conservera  son  indépendance  éco- 
nomique et  son  autonomie  politique  qu'à  la  condition 
de  développer  son  indu  strie  nationale. 

Le  Canada  français  ne  conservera  sa  place  au 
soleil  que  s'il  sait  maintenir  sa  pop  ulation  nombreuse, 
saine,  vigoureuse  et  éclairée.  Pour  cela,  il  lui  faut, 
de  toute  nécessité,  s'emparer  de  l'industrie  forestière, 
dont  la  nature  semble  lui  avoir  préparé  un  monopole. 


DU  CANADA  FRANÇAIS  315 

De  nos  jours,  pour  implanter  dans  un  pays  la 
grande  industrie,  une  organisation  puissante,  appuyée 
d'une  politique  industrielle  de  la  part  des  pouvoirs 
publics,  est  absolument  essentielle. 

Si  le  Canada,  surtout  le  Canada  oriental  sait 
organiser  puissamment  son  industrie,  il  atteindra,  en 
peu  de  temps,  une  situation  prépondérante  tant  à 
l'intérieur  qu'à  l'extérieur,  à  cause  de  l'abondance  de 
ses  ressources  et  de  sa  situation  exceptionnelle  aux 
points  de  vue  géographique  et  topographique. 

Nous  croyons  avoir  prouvé  dans  les  pages  qui 
précèdent,  que  cela  est  essentiel  et  que  cela  est 
possible.  Nous  voudrions  pouvoir  le  proclamer  par- 
tout, dans  chaque  ville,  dans  chaque  village,  dans 
chaque  hameau,  afin  que  le  cri  :  Emparons-nous  de 
l'industrie  !  se  grave  dans  tous  les  cœurs  et  s'inscrive 
sur  toutes  les  bannières.  Cette  tâche  ne  restera  pas 
à  parfaire.  D'autres  plus  autorisés  et  mieux  doués 
s'empareront  de  cette  idée  en  la  perfectionnant.  Ils 
prêcheront  une  croisade  dont  les  fruits  seront  abon- 
dants, et  la  volonté  populaire  devenue  irrésistible, 
nous  mettra  enfin  en  possession  de  notre  domaine 
industriel.  C'est  ainsi  que  nous  triompherons  des 
dangers  de  l'heure  présente  et  qu'en  achevant  victo- 
rieusement une  des  grandes  étapes  de  notre  vie 
nationale,  nous  ouvrirons  à  nos  enfants  la  voie  de 
l'avenir. 


CONCLUSION 


OUS  devons  suspendre  ici,  pour  un  temps  du 
moins,  le  cours  des  études  dont  la  série  occupe 
déjà  une  année  entière.  En  nous  séparant  de  ces 
pages  nécessairement  très  incomplètes,  mais  dont  la 
pensée  dominante  se  dessine  clairement  dans  notre 
esprit,  il  ne  semble  pas  inutile  de  faire  part  au 
lecteur  d'un  incident  qui,  en  partie,  en  a  inspiré 
l'idée.  On  y  trouvera  une  des  preuves  les  plus 
concluantes  que  puisse  fournir  la  philosophie  de 
l'histoire  à  l'appui  de  la  thèse  que  nous  y  avons 
soutenue. 

Un  soir  de  l'automne  de  1904,  plusieurs  citoyens 
de  la  ville  d'Ottawa  s'étaient  réunis  pour  féliciter  un 
des  leurs  d'une  distinction  bien  méritée  qui  lui  avait 
été  décernée.  Parmi  les  discours  prononcés  en  cette 
circonstance,  celui  d'un  homme  d'Etat  très  éminent 
nous  a  particulièrement  frappé.  Il  invitait  ses 
auditeurs  à  se  livrer  aux  travaux  de  la  pensée  ;  il 
leur  parlait  de  l'importance  des  lettres  et  des  œuvres 
de  l'esprit  dans  la  vie  des  peuples  ;  il  constatait  avec 
regret  qu'on  ne  s'occupe  pas  assez  de  ces  choses  au 
Canada.     Au    point  de    vue    historique,    surtout,    il 


DU   CANADA    FRANÇAIS  317 


déplorait  une  lacune  regrettable.  Nos  archives  sont 
là  qui  attendent  qu'on  les  dépouille,  s'écria-t-il,  et 
cependant  il  ne  s'est  encore  trouvé  personne  pour 
continuer  l'œuvre  de  Garneau. 

Cette  évocation  souleva  l'enthousiasme.  Garneau! 
Voilà  un  nom  qu'immortalise  une  grande  œuvre, 
œuvre  connue  non  seulement  des  lettrés,  mais  de  tout 
le  monda.  Cela  tient  à  quelque  chose  de  plus  qu'à  la 
perfection  de  la  forme  et  à  l'exactitude  quant  au 
fond.  Il  faut  à  chaque  peuple  son  Homère,  qui 
devient  son  véritable  historien.  Pour  l'être,  il  ne 
suffit  pas  de  connaître  les  événements,  de  savoir  les 
coordonner  et  les  narrer  agréablement.  L'historien 
dont  l'œuvre  reste  comme  un  phare  lumineux  éclairant 
la  nuit  du  passé,  est  une  âme  puissante  qui  se  livre 
tout  entière.  Pénétré  du  génie  du  peuple  dont  il 
parle  et  avec  lequel  il  s'est  identifié,  s'attachant  au 
sens  intime  des  choses  bien  plus  que  de  leur  portée 
apparente  et  extérieure,  il  sait  distinguer  ce  qui  est 
permanent  parmi  la  multitude  des  passions  éphémères, 
et  de  son  analyse  se  dégage  l'aspiration  nationale. 

Il  fait  d'un  jugement  sûr  le  procès  des  défaillances, 
pour  mieux  mettre  en  lumière  la  pensée  inspiratrice 
des  grands  mouvements  populaires  et  des  actions 
héroïques.  Ecrire  avec  passion  n'est  pas  toujours  un 
danger.  Chez  l'homme  supérieur,  cette  passion  est 
une  garantie  de  sincérité,  de  droiture,  de  science  et 


318  l'indépendance  économique 


de  la  véritable  impartialité  à  laquelle  ne  pourra 
jamais  atteindre  l'écrivain  froid  et  indifférent.  Celui- 
là  seul  qu'anime  le  pur  patriotisme  saura  comprendre 
son  pays  ;  lui  seul  pourra  peindre  les  grands  hommes 
qu'il  exalte,  expliquer  les  fautes  qu'il  réprouve, 
décrire  les  souffrances  auxquelles  il  participe.  Lui 
seul,  enfin,  dominant  les  confusions  humaines,  pourra 
d'autorité  se  dresser  en  prophète  pour  indiquer  à  ses 
compatriotes  la  voie  où  il  leur  faut  s'avancer. 

Voilà  ce  que  furent  quelques-uns  de  nos  histo- 
riens, mais  surtout  Garneau.  Grâce  à  eux,  les  fils  de 
Champlain,  dans  leur  marche  vers  l'avenir,  peuvent 
s'appuyer  sur  les  traditions  de  leur  glorieux  passé. 
Aussi  se  distinguent-ils  eux-mêmes,  trop  volontiers 
peut-être,  des  peuples  dont  les  aspirations  leur 
semblent  plus  matérielles.  Ils  ont  un  idéal,  et  l'idéal 
chez  un  peuple  sain,  est  encore  ce  qu'il  y  a  au  monde 
de  plus  durable  et  de  plus  puissant. 

N'insistons  pourtant  pas  trop  sur  cet  état  d'esprit 
qui  n'est  pas  sans  danger.  Constatons  seulement  que 
ces  appuis  manquent,  jusqu'à  un  certain  point,  aux 
autres  nations  américaines.  Certes,  elles  ont  aussi 
leurs  pages  glorieuses,  leurs  héros,  leurs  grands 
hommes  devant  lesquels  l'univers  s'incline  avec  respect. 
Mais  chez  elles  la  lutte  fut  moins  âpre,  la  souffrance 
qui  ennoblit  moins  intense,  et  elles  s'en  rendent 
compte.       Aussi  est-ce  bien  souvent  parmi  nous  que 


DU  CANADA  FRANÇAIS  319 


viennent  s'inspirer  leurs  poètes,  leurs  écrivains  et 
leurs  artistes,  encore  qu'ils  nous  refusent  parfois 
l'entière  justice  qui  nous  est  due.  Pour  enluminer 
leurs  pages  historiques,  pour  redire  les  traditions  et 
les  légendes,  il  leur  manquerait  ailleurs  ce  souffle 
qu'on  ne  retrouve,  nous  dit  Platon,  que  dans  ce3  pays 
où  le  cœur  de  l'homme  s'est  retrempé  au  contact  des 
grands  dévouements. 

Nous  avons  notre  âge  héroïque,  plus  vrai,  plus 
beau  que  celui  de  la  Grèce.  On  y  trouve  de  grandes 
figures  qui  saisissent  l'imagination  populaire.  Dollard 
et  Iberville,  Frontenac,  Joliet,  Marquette,  et  tant 
d  autres  aux  noms  immortels,  ne  sont  pas  des  héros 
isolés  ;  Evangile  n'est  pas  née  spontanément  de 
l'inspiration  d'un  grand  poète.  Ils  incarnent  le  génie 
du  peuple  d'où  ils  sortent. 

Nos  ancêtres  qui  franchirent  les  mers  n'étaient 
pas  des  émigrants  prolétaires  en  quête  de  subsistance, 
ni  de  farouches  sectaires  fuyant  la  persécution  de 
leur  pays  d'origine  pour  persécuter  à  leur  tour  et 
souiller  un  sol  vierge  des  sanglants  holocaustes  de 
leur  fanatisme.  L'esprit  de  conquête  même  n'était 
pas  le  motif  déterminant  de  leur  exode.  L'histoire 
reconnaît  en  eux  les  apôtres  d'une  civilisation,  les 
porteurs  d'une  parole.  Aussi,  missionnaires  et  martyrs, 
explorateurs  et  pionniers,  soldats  et  marins  de  la 
Nouvelle -France  vos    noms  sont  entourés  d'auréoles. 


320  l'indépendance  économique 


De  la  Floride  jusqu'aux  glace»  polaires,  de  l'humble 
Àcadie  jusqu'à  la  Porte-d'or,  vous  êtes  devenus  pour 
les  populations  des  êtres  à  part  et  pleins  d'une 
mystique  grandeur,  car  sur  tous  les  points  du  vaste 
nouveau  monde  on  retrouve  la  trace  de  votre  passage 
et  de  vos  travaux. 

Pour  nous,  vous  n'êtes  pas  d'indécises 
silhouettes.  Votre  sang  coule  dans  nos  veines, 
nos  âmes  s'inspirent  de  vos  pensées.  En  nous  léguant 
un  héritage  de  traditions,  de  droits,  et  surtout  de 
devoirs,  vous  avez  fait  de  nous  des  continuateurs.  La 
patrie  que  vous  nous  avez  choisie  est  loin  du  ciel 
énervant  des  tropiques  ;  elle  suit  les  rives  du  plus 
beau  fleuve  du  monde  ;  fleuve  pur  en  sa  source  qui 
jaillit  des  profondeurs  limpides  d'une  grappe  de  mers, 
pour  s'élargir  et  s'épandre,  vaste  corne  d'abondance 
au-dessus  du  continent  tout  entier.  Puisse  son  cours 
majestueux  être  l'image  de  nos  destinées.  Ses  bords 
virent  notre  genèse  ;  ils  frémirent  au  bruit  des  grandes 
guerres  de  cette  lutte  séculaire  où  les  régiments 
français  succombent  enfin  sous  le  nombre,  mais  dans 
l'épuisement  de  la  victoire,  ainsi  qu'il  convient  à  des 
Francs.  Et  toute  cette  gloire  recueillie  est  devenue 
l'épopée  d'un  continent. 

Une  civilisation  nouvelle  nous  appartient,  à  nous 
les  descendants,  mais  nous  ne  sommes  pas  seuls  pour 
en  jouir  et  pour  la  développer.     Nous  avons  dû  en 


DU    CANADA    FRANÇAIS  321 

faire  une  part  à  ceux  qui  survinrent  en  cette  instant 
mémorable  où  nous  refusions  de  rompre  nos 
liens,  de  peur  de  perdre  le  dépôt  sacré  légué  par  nos 
pères. 

Ces  nouveaux  venus  étaient,  eux  aussi,  une  élite  ; 
ils  portaient  avec  eux  leur  arche  sainte,  leur  idéal  ; 
idéal  différent  du  nôtre,  dans  ses  manifestations  exté- 
rieures surtout,  mais  que  nous  pouvions  néanmoins 
respecter.  Ils  étaient  dignes  d'être  nos  émules  et  de 
devenir  nos  amis.  L'amitié  ne  se  noua  pas  du  premier 
coup,  les  cicatrices  mal  guéries  des  haines  séculaires 
se  rouvrirent  plus  d'une  fois.  Des  luttes  ardentes, 
sanglantes  quelquefois,  signalèrent  ces  rencontres  de 
deux  marées  humaines.  De  nos  jours  même  les  malen- 
tendus surgissent  parfois  encore.  Mais  ensemble, 
malgré  ces  divergences,  nous  avons  fondé  une  confé- 
dération immense  par  l'étendue  du  territoire,  puissante 
par  l'excellence  des  éléments  humains  qui  la  compo- 
sent, et  qui,  si  nul  événement  funeste  ne  vient  arrêter 
son  essor,  semble  appelée  à  de  grandes  destinées. 

Voilà  ce  que  racontent  jusqu'à  présent  nos  histo- 
riens. S'ils  furent  grands,  c'est  qu'ils  eurent  à  dire 
de  grandes  choses  Pour  qu'ils  aient  des  successeurs, 
il  faut  que  nous  sachions  être  dignes  de  ceux  dont  ils 
proclament  les  hauts  faits. 

Ceux  donc  qui  s'intéressent  à  la  jeunesse,  qui 
désirent  qu'elle  soit  sage,active,  énergique  et  studieuse, 


322  l'indépendance  économique 


ont  raison  de  la  pousser  vers  les  œuvres  de  l'esprit  ; 
surtout  vers  cette  science  qui  est,  par  excellence,  celle 
du  siècle,  la  science  appliquée  aux  utilités  économiques 
et  qui  occupe  à  la  fois  les  intelligences  et  les  bras. 
C'est  à  l'heure  actuelle  la  préoccupation  d'un  grand 
nombre  de  nos  écrivains  les  mieux  connus  et  les  plus 
sérieux.  Pour  ces  penseurs,  l'avenir  offre  des  incer- 
titudes très  inquiétantes  ;  ils  les  expriment  sans  cesse, 
et  leurs  paroles  sont  l'écho  du  sentiment  intime  de 
leurs  compatriotes.  Et  à  côté  d'eux  l'histoire  se  tait, 
on  dirait  qu'elle  n'ose  pas  élever  la  voix.  Cet  ensemble 
de  circonstances  n'est-il  pas  significatif  ?  Pour  notre 
part,  nous  y  trouvons  un  aveu  tacite,  mais  général, 
dont  il  est  impossible  de  ne  pas  tenir  compte  ;  notre 
destinée  nationale,  sociale  et  même  politique  n'est  pas 
encore  fixée.  Cette  situation  n'est  pas  favorable  à 
l'éclosion  d'une  grande  œuvre  historique. 

En  tout  temps,  sans  doute,  un  écrivain  peut 
reprendre  et  rendre  plus  clairs  certains  points 
d'histoire  imparfaitement  traités.  C'est  ce  qu'on  fait 
présentement  et  avec  un  rare  talent,  preuve  manifeste 
que  les  historiens  ne  manquent  pas.  Mais  quel 
homme  de  valeur  voudrait  entreprendre  de  fixer  la 
psychologie  d'une  époque  nouvelle  avant  que  cette 
époque  soit  terminée  ?  Comment  pourrait-il  le  faire 
avec  intelligence  ?  Si  on  voulait  lui  imposer  une 
pareille  tâche  la  plume  lui  tomberait  des  mains.    Son 


DU    CANADA    FRANÇAIS  323 

œuvre  ne  pourrait  être  que  fade  et  obscure,  un  drame 
sans  dénouement  et  sans  moralité  :  elle  pourrait 
même  devenir  dangereuse,  si  en  entretenant  nos 
jeunes  gens  d'un  glorieux  passé  elle  leur  faisait 
oublier  les  dangers  et  les  devoirs  de  l'heure  présente. 
Or  c'est  là  la  pierre  de  touche  de  la  situation, 
l'épreuve  infaillible  et  décisive  de  l'état  où  se  trouve, 
à  un  moment  donné,  un  peuple  ou  une  nation.  Alors, 
dès  qu'il  veut  écrire,  certaines  questions  se  posent 
inexorablement  devant  l'historien  :  Convient-il  de 
raconter  quand  l'ennemi  s'avance  au  pas  de  charge  ? 
Est-ce  dans  la  fumée  du  combat  qu'on  doit  penser  à 
en  décrire  les  péripéties  et  en  expliquer  les  résultats  ? 
En  ces  heures  de  pénible  incertitude  tous  les  citoyens 
doivent  être  soldats  :  Est-il  juste  de  les  détourner  du 
devoir  du  moment,  qui  est  de  combattre  ?  Et  si  nous 
nous  appliquons  à  les  distraire,  à  faire  d'eux  de  mau- 
vais soldats  qui  pour  prix  de  leur  insoucience  recueil- 
leront l'ineffaçable  déshonneur.sans  pour  cela  échapper 
à  la  mort,  quelle  responsabilité  sera  la  nôtre  !  C'est 
pour  cela  que  notre  histoire  écrite  ne  se  continue  pas, 
et,  répétons-le,  l'indice  est  des  plus  graves. 

Qu'on  n'aille  pas  croire  qu'un  sentiment  d'étroit 
pessimisme  a  dicté  ce  qui  précède.  Nous  pensons  avoir 
suffisamment  prouvé,  au  cours  de  ces  études,  que  cette 
faiblesse  nous  est  étrangère.  Mais  une  trop  grande 
confiance  serait  tout  aussi  dangereuse,  peut-être  plus 


324  l'indépendance  économique 

dangereuse  encore,  à  l'heure  actuelle.  Car  en  ce  mo- 
ment tout  semble  conspirer  pour  nous  endormir 
dans  une  fausse  sécurité.  L'argent  abonde  dans  nos 
campagnes,  les  cultivateurs  s'enrichissent,de  nouvelles 
paroisses  se  fondent,  la  population  rurale  semble  de 
nouveau  se  porter  en  masse  à  la  conquête  du  sol. 
Même  sur  nos  côtes  maritimes  la  nombreuse  popula- 
tion qui  vivait  de  pêche  et  qui  restait  très  pauvre 
parce  que,  existant  au  jour  le  jour,  elle  se  trouvait 
sous  la  coupe  des  patrons,  commence  à  s'émanciper  en 
se  livrant  à  l'exploitation  agricole.  Déjà,  dans  la 
Gaspésie,  en  arrière  des  concessions  morcelées  de  la 
côte,  on  voit  des  défrichements  considérables  où  les 
familles  changent  visiblement  de  mœurs  et  d'allures. 
Partout,  naturellement,  le  commerce  local  est  prospère, 
l'industrie  laitière  prend  des  proportions  de  plus  en 
plus  considérables,  d'autres  industries  non  sans  impor- 
tance commencent  à  poindre.  Tout  cela  n'est  pas 
d'un  peuple  moribond,  et  tout  cela  confirme  ce  que 
nous  avons  essayé  de  démontrer. 

Quelle  puissance  on  observe  de  toutes  parts  chez 
cette  population  si  saine  et  si  exubérante  !  Même  les 
étrangers  sont  frappés  de  sa  vigueur  physique  et 
intellectuelle,  du  pouvoir  latent  qu'elle  renferme 
encore  plus  que  de  ses  qualités  les  plus  développées. 
Et  nous  trouvons  parmi  les  nôtres  des  gens  qui 
prétendent  que    faute  de  capital,  mais    surtout  faute 


DU   CANADA   FRANÇAIS  325 

d'aptitudes,  nous  sommes  d'avance  voués  à  la  défaite, 
dans  la  lutte  industrielle  qui  nous  attend  et  que  nous 
ne  pouvons  pas  éviter.     Quelle  ineffabilité  ! 

Et  que  penser  de  ceux  qui  sans  aller  aussi  loin 
que  les  premiers,  nous  soutiennent  que  par  la  victoire 
économique  que  nous  remporterons  certainement,  si 
nous  le  désirons,  nous  risquons  de  perdre  notre  génie 
national,  notre  idéal,  nos  grandes  traditions  ;  que 
notre  flambeau  s'y  éteindra  dans  les  boues  du  maté- 
rialisme !  En  vérité,  ceux-ci  nous  semblent  encore 
plus  aveugles  que  ceux-là.  Ils  n'ont  pas  compris  que 
la  philosophie,  l'art,  la  littérature  doivent  dominer  la 
vie  humaine  et  non  pas  l'absorber  :  qu'elles  sont  la 
flamme  de  l'existence  sociale,plus  ou  moins  ardente  et 
lumineuse  suivant  que  l'huile  qui  l'alimente  est  plus 
ou  moins  riche  et  pure. 

Qu'ils  nous  disent  depuis  quand  la  victoire  et  la 
puissance  ont  détruit  chez  les  peuples  les  glorieuses 
traditions  ?  Depuis  quand  la  défaite  et  la  servitude 
développent-elles  chez  eux  les  qualités  nobles  et 
viriles  ?  Sont-ce  les  faibles  qui  dirigent  les  forts,  les 
esclaves  qui  commandent  aux  maîtres  ?  Qu'advien- 
drait-il, si  par  malheur  nous  avions  à  subir  la  loi  du 
vainqueur  économique,  le  plus  terrible  de  tous  ;  si, 
abdiquant  virtuellement  notre  influence  et  nos  droits, 
nos  ouvriers  devenaient  des  ilotes,  nos  agriculteurs 
des  paysans  ruinés,  nos  classes  instruites,  ou  préten- 


326  l'indépendance  économique 

dues  tels,  des  prolétaires — comme  le  sont  déjà  les 
trois  quarts  de  nos  médecins,avocats  et  fonctionnaires, 
ainsi  que  la  presque  totalité  de  nos  instituteurs  ? 

Est-ce  quand  tout  cela  serait  consommé  que  nous 
pourrions  prétendre  prêcher  sur  ce  continent,  comme 
le  tirent  nos  pères,  la  sainte  croisade  de  la  vérité,  de 
la  justice  et  de  la  liberté  ?  Pourrions-nous  espérer 
qu'en  de  telles  conditions  notre  population  s'accroî- 
trait et  que  nous  fonderions  des  familles  saines  et 
nombreuses  ?  Verrait-on  fleurir  dans  un  pareil  milieu 
l'agriculture,  les  lettres,  les  sciences,  les  arts,  sans 
parler  de  la  morale  et  de  la  religion  ?  Or  ce  sont  là 
des  possibilités  qui  deviendront  d'affreuses  réalités  si 
nous  n'y  prenons  pas  garde.  L'apathie  serait  ici 
criminelle,  et  s'il  est  défendu  de  désespérer  jamais  de 
son  pays,  au  moins  doit-on  admettre  que  l'incertitude 
de  l'avenir  plane  sur  nous  comme  une  nuée  de 
mauvais  présage. 

Ah  !  ne  nous  y  trompons  pas.  Nous  n'accompli- 
rons nos  destinées  qu'à  la  condition  d'être  de  toutes 
manières  les  forts  de  notre  siècle.  Nous  n'y  arri- 
verons jamais  en  nous  traînant  à  la  remorque  de  nos 
compatriotes  de  langue  anglaise  ;  mais  par 
un  effort__^uijious  placera  à  la  tête  du  progrès 
économique  du  continent  ;  par  la  résolution 
inébranlable  de  mettre  en  honneur  et  en  pratique 
parmi     les      nôtres    cette    science  "    qui      constate 


DU    CANADA    FRANÇAIS  327 

(et  qui  applique)  les  lois  générales  déterminant 
l'activité  et  l'efficacité  des  efforts  humains  pour  la 
production  et  la  jouissance  des  différents  biens  que  la 
nature  n'accorde  pas  spontanément  et  gratuitement  à 
l'homme."  Faisons  cela  ;  le  reste  nous  sera  accordé 
par  surcroît. 

L'effort  ainsi  compris  nous  donnera  tout  :  la 
puissance  économique  d'abord  qui  est  la  base  néces- 
saire de  toute  œuvre  nationale,  sociale  et  civilisatrice  ; 
puis,  conséquences  qui  naturellement  en  découlent, 
l'autorité  et  l'influence  de  toutes  nos  classes,  et  plus 
particulièrement  de  nos  hommes  publics  qui  ont  tant 
besoin  pour  être  écoutés  d'un  puissant  appui  populaire. 
C'est  alors  que  la  confiance  qui  provient  de  la  force 
consciente  et  éprouvée,  nous  confirmera  dans  la 
possession  de  ces  biens  immatériels  qui  sont  notre 
héritage  le  plus  précieux,  que  nous  tiendrons  enfin  la 
baguette  magique  qui  révèle  les  trésors  de  l'âme  et 
fait  éclore  toutes  les  fleurs  de  l'esprit. 

Puis  à  l'heure  qui  suivra  notre  victoire,  en  un  de 
ces  moments  si  rares  où  le  peuple,  sûr  désormais  de 
l'avenir,  jouira  en  paix  du  présent,  du  sein  de  la 
floraison  des  lettres,  des  sciences  et  des  arts,  surgira 
l'historien  attendu  pour  immortaliser  cette  nouvelle 
étape  de  notre  vie  nationale. 

FIN 


TABLE  DES  MATIÈRES 


PAGE 

Avertissement 5 


LE  CANADA  PARMI  LES  PEUPLES  AMÉRICAINS 

Situation  du  Canada  dans  l'empire. — Caractère 
des  institutions  britanniques  modernes. — 
Relations  du  Canada  avec  les  Etats-Unis. — 
Avenir  des  deux  races  canadiennes 

II 

UN  MOT  SUR  LA  QUESTION  SOCIALE 

Importance  de  la  question  sociale. — Il  est  du 
devoir  de  tous  les  citoyens  de  s'en  occuper. — 
Le  socialisme  théorique  et  la  véritable  science 
sociale. — La  constitution  canadienne  est  de 
nature  à  faciliter  les  solutions  sociales. — 
Rôle  des  gouvernements  provinciaux 22 


330  TABLE  DES  MATIÈRES 


III 


LA  TERRE  CANADIENNE  ET  SES  HABITANTS 


Etendue  territoriale  de  la  confédération. — Com- 
paraison avec  d'autres  pays. — Population  et 
ressources  des  régions  de  l'ouest,  du  centre  et 
de  l'est. — Avantages  agricoles  et  industriels. 
Importance  primordiale  de  la  forêt 37 


IV 


LA  POPULATION  FRANÇAISE 

Son  développement  numérique. — Insuffisance  de 
l'instruction  primaire  et  manque  de  connais- 
sances pratiques. — Défaut  social  de  la  race 
et  ses  conséquences. — Plus  avancés  sociale- 
ment que  les  Français,  au  début  du  19e 
siècle,  les  Canadiens-français  paraissent  main- 
tenant en  retard. — Faiblesse  économique  des 
Canadiens-français.  —  Ses  causes.  —  Signes 
encourageants  pour  l'avenir 60 


TABLE  DES  MATIÈRES  331 


SON  MANQUE  DE  DÉVELOPPEMENT  INDUSTRIEL 

Le  Canada  français  souffre  vivement  du  défaut 
de  développement  industriel. — Il  a  perdu  par 
cette  cause  une  moitié  de  sa  population. — 
Conséquences  sociales  alarmantes  qui  en 
découlent. — Aptitude  remarquable  des  Cana- 
diens-français pour  les  entreprises  indus- 
trielles        98 


VI 


POINTS  DE  CONTACT  AVEC   LES  ANGLO-SAXONS 

La  sève  française  coulera  toujours  sous  l'écorce 
de  l'arbre  canadien. — Importance  égale  de 
deux  races  en  ce  pays  maintenant  et  dans 
l'avenir.  —  Elles  doivent  se  pénétrer  l'une  et 
l'autre,  tout  en  conservant  leurs  qualités 
spéciales,  pour  former  un  type  supérieur. — 
Nécessité  d'une  plèbe  socialisée  et  d'une  élite 
intellectuelle 126 


332  TABLE  DES  MATIÈRES 


VII 


l'éducation  nationale 


Influence  de  l'éducation  des  individus  sur  la 
formation  sociale  d'un  peuple. — L'enseigne- 
ment au  point  de  vue  national. — La  modifi- 
cation des  études  classiques. — Nécessité 
absolue  d'une  meilleure  instruction  primaire...  (145 j 


VIII 


L  AVENIR  INDUSTRIEL  DU  CANADA   ORIENTAL 


Causes  de  la  faiblesse  économique  des  Canadiens- 
français. — Ils  pourraient  s'emparer  de  leur 
industrie  nationale. — Toutes  les  circonstances 
naturelles  leur  sont  favorables.  —  Ils  ne 
manquent  ni  d'aptitudes  ni  de  capital,  mais 
seulement  d'instruction  et  d'habitude  des 
affaires. — Les  nouveaux  venus  tendent  à  se 
superposer  à  eux  et  à  les  reléguer  au  second 
plan 165 


TABLE  DES  MATIÈRES  333 


IX 


NÉCESSITÉ  D'UNE  POLITIQUE  INDUSTRIELLE 

Le  moment  est  venu  de  nous  emparer  de  notre 
industrie  nationale.- — Nous  devons  le  faire  en 
nous  attachant  surtout  aux  industries  fores- 
tières.— Possibilité  de  leur  donner  un  grand 
développement  et  même  une  importance 
mondiale. — Instruction  industrielle  populaire 
et  protection  des  forêts 193 


L  INSTRUCTION  INDUSTRIELLE 

Ce  que  c'est  que  l'instruction  industrielle  popu- 
pulaire  ;  ne  pas  confondre  avec  l'instruction 
technique. — Son  importance  reconnue  dans 
tous  les  pays. — Ecoles  continuées  de  Fiance 
qui  recueillent  l'élite  de  la  nation. — Efforts 
extraordinaires  de  l'Allemagne. — Comment 
adapter  notre  système  aux  besoins  du  temps 
présen  t 226 


334  TABLE  DES  MATIERES 


XI 


L  EXPLOITATION  DES  FORETS 

La  question  forestière. — Son  importance  et  les 
difficultés  sociales  et  économiques  qu'elle  pré- 
sente.— Etat  actuel  de  nos  forêts. — Opinion 
de  Mgr  Laflamme  sur  la  manière  de  les  con- 
server et  de  les  exploiter — Ce  que  demande 
l'opinion  publique. — Ce  que  font  les  gouver- 
nements.— Ce  qu'ils  devraient  faire 247 


XII 


ORGANISATION  DES  INDUSTRIES  FORESTIERES 

Rôle  essentiel  d'une  société  des  industries  fores- 
tières.— Son  action  dans  le  pays  et  à  l'étran- 
ger.— Formation  de  syndicats  de  colons. — 
Etablissement  de  grandes  fabriques. — Perfec- 
tionnement du  système  de  crédit  industriel.— 
Effets  presque  certains  d'une  telle  organi- 
sation      277 

Conclusion 316 


IBINDI^G  *-        (  ■** 


HC        Bouchette,  Robert  Errol 
115  L'indépendance 

B68       économique  du  Canada 
français 


PLEASE  DO  NOT  REMOVE 
CARDS  OR  SLIPS  FROM  THIS  POCKET 

UNiVERSITY  OF  TORONTO  LIBRARY